Rappelons que toutes les scènes évangéliques de septembre à novembre sont polémiques. Arrivé avec la foule des pèlerins qui affluent à Jérusalem pour la grande fête de la Pâque qui approche, Jésus a fait un esclandre en chassant les marchands du temple. En outre, en quelques paraboles, il a accusé les autorités religieuses de ne pas comprendre le Dessein de Dieu que lui, Jésus, a conscience de conduire à son terme. Le conflit est ouvert : il est violent.
Les jours suivants (qui correspondent donc au début de notre Semaine Sainte), et alors qu'il poursuit son enseignement au peuple, Jésus est accosté successivement par plusieurs groupes qui lui sont hostiles et qui tentent de le disqualifier aux yeux des gens par des questions pièges.
La première des controverses porte sur un point ultra sensible qui touche à la foi et à l'honneur d'Israël.
En ce temps-là, en effet, il y a plus de 90 ans que les Romains occupent le pays. Des païens incirconcis, idolâtres, mangeurs de cochonnailles foulent la Terre Sainte, méprisent le peuple élu, l'exploitent, le volent et lui imposent le versement du "tribut à l'empereur" : quelle honte intolérable, quelle souffrance !
Les résistants juifs (zélotes) refusent de payer cette marque infamante de sujétion mais la répression romaine est terrible : viols, villages incendiés, hommes crucifiés. La majorité de la population, apeurée, cède et obéit. Mais la question reste débattue.
Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu
EGLISE ET ETAT . . . FOI ET POLITIQUE . . .
Cette dernière réplique de l'évangile de ce jour est célèbre, c'est une des phrases les plus connues de Jésus, les plus importantes, et aussi les plus difficiles car elle pose tout le problème des rapports entre l'Etat et l'Eglise, les chrétiens et la politique, le pouvoir et la liberté de conscience.
En effet il ne s'agit pas de domaines juxtaposés : "ceci serait à César et cela à Dieu". S'il faut rendre ses devoirs de citoyens à César (le Chef d'Etat) notamment en payant ses impôts grâce à la monnaie qui porte l'image de César, par ailleurs il faut rendre à Dieu ses devoirs en lui restituant ce qui est à son image, c'est-à-dire L'HOMME entier ! Tout homme et tout l'homme !
L'histoire montre à suffisance les énormes difficultés d' articuler spirituel et temporel : voici quelques esquisses schématiques.
CESAR a parfois la tentation de s'ériger en puissance absolue capable, à lui seul, d'assurer à la Nation la grandeur et aux citoyens un bonheur restreint aux horizons terrestres. Pour lui, la religion est suspecte, elle doit être combattue comme superstition néfaste, opium du peuple, frein au progrès. Les dictateurs se méfient de Dieu.
Plus sournoisement, CESAR comprend l'intérêt d'être soutenu par une religion qui sacralise son pouvoir, freine les envies d'insurrection, bénit les drapeaux et les armes. Il gratifie alors la religion de toutes sortes de bienfaits, offre de très généreux subsides et invite les responsables religieux à siéger à ses côtés sur les estrades lors des fêtes patriotiques et les défilés militaires. A une condition : que l'Eglise se taise, se contente de rites pieux et d'une théologie inoffensive.
De leur côté, il arrive que les responsables religieux, convaincus de la Vérité absolue et de la nécessité de leurs croyances, soient tentés de placer les intérêts de Dieu au-dessus de ceux du pays. Le chef suprême sera le pontife, coiffé de la tiare symbolique du triple pouvoir, obligeant les rois à s'agenouiller devant son trône afin de recevoir docilement ses directives qui, pour lui, viennent du ciel. Et CESAR devient le bras séculier du pouvoir (faussement) spirituel.
Instaurer sur terre le Royaume de Dieu, imposer la foi chrétienne comme la seule véridique a été, trois fois hélas, la tentation de certains. Et ce régime dit "de chrétienté" a abouti aux errements de l'intolérance et aux flammes des bûchers
Après d'âpres luttes et une résistance acharnée, le concept de laïcité a aujourd'hui prévalu ; les lois de séparation de l'Eglise et de l'Etat ont été votées. Si bien que le grand historien René REMOND peut à présent expliquer que ce régime moderne de laïcité, au fond, a son fondement lointain dans la phrase de Jésus :
RENDEZ A CESAR CE QUI EST A CESAR
ET A DIEU CE QUI EST A DIEU
Comme quoi, même et surtout dans les hautes sphères du Pouvoir (politique autant que religieux), là où s'affrontent des ambitions féroces, il reste toujours de nécessité absolue de lire et relire l'Evangile de Jésus sans le gauchir ni l'adapter aux intérêts de qui que ce soit.
Mais encore faut-il que la laïcité (respect de la liberté de conscience et liberté religieuse) ne vire pas au laïcisme, idéologie qui refuse au croyant et à son Eglise toute intervention sur la place publique et tout discours à propos de Dieu !
Car si l'Eglise n'a pas à diriger l'Etat, si elle n'a même pas à fonder un parti politique à étiquette confessionnelle, elle doit être, comme Jésus, force prophétique qui ose affirmer devant César la dignité inaliénable de chaque personne humaine, "image de Dieu", et donc force contestatrice permanente de toute injustice.
Sans doute cette fonction ne lui attirera plus la vénération de César, elle en deviendra suspecte, dangereuse. Mais peut-il y avoir une Eglise de Jésus qui ne soit pas persécutée quand elle est vraie ?