Un vieux proverbe dit » Il est plus agréable d'être premier dans son petit village que le second à Rome. » Que cherchaient vraiment Jacques et Jean en revendiquant une première place ? Cherchaient-ils des postes de PDG dans le Royaume ou voulaient-ils la récompense glorieuse du Royaume sans la croix ? Savaient-ils vraiment ce qu'ils demandaient ?
Par l'annonce de sa Passion, Jésus nous indique que son chemin aboutit à la croix glorieuse. Et voilà que Jacques et Jean, par leur demande, nous apparaissent comme les deux larrons voulant être de chaque côté de la croix ou voulant la gloire sans cette croix.
Oui, ils seront bien placés dans le Royaume mais après avoir été aux côtés de Jésus sur la croix de leur martyr. Le disciple n'est pas au-dessus de son maître. Personne ne peut entrer dans le Royaume sans passer par la porte. La porte, c'est moi dit Jésus. Passer par Jésus, c'est passer par le chemin de croix. Et cela comporte une renonciation à toute prétention, à tout orgueil, à tout avancement.
Mais voilà, quand on a lutté toute sa vie pour être honnête, quand on a respecté le culte, le bien d'autrui et la morale, quand on a essayé de construire un ménage régulier ou une vie vouée au service d'autrui, et quand on voit tous ceux qui ne pratiquent plus ou qui vivent insouciants, indifférents, voire malhonnêtes et qu'ils réussissent, comment ne pas attendre, au jugement dernier, une place d'honneur ?
Quand on vit dans un monde où il faut s'imposer en étant un « battant », où il faut réussir et gagner, comment ne pas souhaiter une Eglise qui gagne aussi, des chrétiens qui imposent leurs idées et qui ont du succès, et un Dieu qui triomphe, punit ou récompense, et qui donne, en finale, des places d'honneurs aux méritants ?
Les grands de ce monde, nous répond Jésus, font sentir leur pouvoir ou leurs privilèges mais dans vos communautés, qu'il n'en soit pas ainsi. Un jour, il ajoutera « celui qui veut être grand, sera votre serviteur. » Il s'était mis à genoux pour leur laver les pieds. « Désormais faites ceci en mémoire de moi » Etre accroché à la place d'honneur, c'est être accroché à la croix. Il ne s'agit pas de faire payer le méchant, le mauvais, le coupable. Il s'agit de payer de sa personne pour eux, de les sauver en les aimant.
Comme vous, j'ai vu les officiels à la tribune, les gros bonnets sur les estrades, et ceux qui ont battu des records, mis à l'honneur. Ils se tenaient debout comme pour éclairer le point d'arrivée. Ils s'étalaient. Mais ce verbe a deux sens, envahir ou s'écraser, s'épandre ou s'allonger. Je les ai vus ces grands selon le monde.
Mais, comme vous, j'ai vu aussi tous ceux qui s'en étaient allés comme ils avaient vécu, dans le silence et l'anonymat. Militants qui luttent au service des hommes et que tous ignorent, contemplatifs qui gardent en eux le pouvoir d'émerveillement de l'enfant et la grâce du merci de l'humble, petites gens qui se savent limités, faibles, caduques mais qui se reprennent courageusement chaque jour dans le travail, les soucis et les efforts. Ils se tenaient eux aussi debout, toujours debout et de très bonne heure mais pour montrer dans ce monde livré à la compétition et à la réussite que la route a un sens quand l'amour est le guide et que le chemin mène au bonheur même si la montée est escarpée et la fatigue, l'échec, au terme de la course. Je vois les humiliés, les exploités, les découragés, les perdants debout parce que je sais que l 'Amour de Dieu peut tout. C'est Dieu qui met debout. Quand Marc écrit ce texte en 44, Jacques a déjà été décapité.
Aussi, interpelle-t-il peut-être les chefs d'Eglise pour leur dire de n'abuser jamais du pouvoir, de quelque pouvoir que ce soit. C'est toujours d'actualité. Mais peut-être veut-il aussi dire à ses contemporains et à chaque croyant aujourd'hui que chaque fois que nous lèverons les yeux vers le Royaume et vers le Seigneur, nous verrons toujours deux pauvres gars, l'un à droite, l'autre à gauche, et lui, Jésus, au milieu d'eux.
Notons que les termes employés pour « gauche » comportent un enseignement. Notre mentalité habituelle classe les gens en bons, à droite, et en mauvais, à gauche. Le radical du terme utilisé ici pour gauche signifie « excellent » ou « bien nommé ». Que peut-on souhaiter de mieux ! Que la droite soit bonne, c'est assez clair. C'était le côté de l'Orient, du soleil levant. Quant à la gauche, la voilà réhabilitée. Elle est excellente et bien nommée par Jésus car elle représente la mentalité humble et pauvre de la nouvelle Révélation.
Dans la Nouvelle Alliance, l'amour est allié à l'humilité, la sainteté à la faiblesse, la ferveur au doute. Jésus n'avait-il pas envoyé ses disciples par deux ! Dans l'ordre du Royaume voulu par Jésus, il n'y a ni supériorité, ni marginalité.
Avant de terminer, il y a lieu de mettre en garde contre l'indignation des autres apôtres face à la revendication de Jacques et Jean. Une telle indignation est facile et nous la trouvons secrètement réconfortante. Elle est parfois un brevet de supériorité et de vertu que se décerne celui qui s'emporte contre la suffisance et l'orgueil d'autrui. Mais, est-on si certain de sa propre pureté d'intention lorsqu'on proteste ainsi contre tel arriviste qui a réussi en marchant sur les pieds des autres ? Cela ne pourrait-il pas cacher une secrète jalousie, un dépit de n'avoir pas réussi soi-même ou une crainte de voir entamer ses propres privilèges ?
Que de fois, comme Jacques et Jean, ne profitons-nous pas de nos « relations » pour faire pression, obtenir quelque avantage ou succès ! Que de fois ne cherchons-nous pas, dans nos églises ou nos communautés, des assurances sur les évolutions des temps ! Que de fois n'avançons-nous pas en déviant du chemin ! Comme Jacques et Jean, nous sommes prêts à payer de notre personne, à boire à la coupe de déréliction, mais à condition que vienne la coupe de bénédiction, à condition d'être reconnus et appréciés. Jésus interpelle toutes les formes de pouvoir et de pression. Ils sont nécessaires mais doivent servir et ne pas abuser de leurs privilèges. C'est du moins ce que doivent faire les disciples car parmi eux, il n'est ni carrière, ni galons ni titres.
Le Royaume n'est pas à prendre. Il est donné. S'il est à prendre de haute lutte, c'est à la force de l'amour. Nos titres ou nos médailles, nos qualités, ministères ou compétences ne sont rien si nous ne vivons pas de l'amour- service. Nous ne sommes pas là pour être servis mais pour donner humblement vie. La gloire est celle de la croix, c'est à dire de l'amour souffrant, caché, pardonnant.
Vouloir la belle réussite de ses propres projets et la réussite fécondante du Royaume est une ½uvre exigeante d'amour et de fidélité. C'est la vie donnée du Serviteur souffrant. A la croix, encadrant Jésus, il y a deux brigands, à droite et à gauche. Mais ici, plus question d'honneur ou de récompense. Il est question de solidarité à travers la souffrance et le trépas. Tout l'Evangile est là : pour vouloir tout réussir, accepter de tout perdre, pour tout retrouver un jour, en perfection, dans l'amour, éternellement. Soyons fidèles à l'esprit quotidien qui nous anime, comme nous tentons cette fidélité à la grâce du Seigneur qui nous est quotidiennement livrée et que nous reprenons chaque matin ou chaque soir, avec espoir, comme en cette eucharistie.