LES « FILS-POUR-EUX » et LE « FILS-POUR-LES-HOMMES »
Nul besoin d'un don de clairvoyance : au fur et à mesure qu'il approche de Jérusalem et toujours aussi décidé d'y proclamer son message, Jésus sait ce qui l'attend : la colère, le refus, la mort. Pour la 3ème fois (mais la scène n'est pas ici dans la liturgie), il avertit les disciples et notamment, en privé, il dit aux Douze apôtres : « Nous montons à Jérusalem et le Fils de l'homme sera livré...condamné à mort... » (Marc 10, 32-34). Et à nouveau, on constate combien ce message demeure opaque à ses destinataires.
Jacques et Jean, les fils de Zébédée, s'approchent de Jésus :
- Maître, nous voudrions que tu exauces notre demande.
- Que voudriez-vous que je fasse pour vous ?
- Accorde-nous de siéger l'un à ta droite, l'autre à ta gauche, dans ta gloire »
La perspective de la croix n'est absolument pas passée, même chez les 12 apôtres : ils demeurent persuadés que Jésus va faire advenir le Royaume de Dieu dont il parle depuis le début et qu'ils imaginent sur le modèle de la Gloire terrestre. C'est le moment d'intervenir, se disent les deux fils de Zébédée, afin d'obtenir les meilleures places dans le futur gouvernement. Par cette démarche, ils ne veulent rien moins que supplanter Simon Pierre que Jésus a placé en tête, en lui donnant un nouveau nom, dès la constitution du groupe (3, 16). Les Zébédée se considéraient sans doute d'un statut social plus élevé que Simon : au lac de Galilée, leur père dirigeait une entreprise de pêche avec plusieurs ouvriers (1, 20) tandis que Pierre et André étaient des pauvres qui peinaient seuls. Les plus riches auraient-ils droit aux places d'honneur ?
Jésus annonce leur destin à ces « fils à papa »ambitieux :
- Vous ne savez pas ce que vous demandez ! Pouvez-vous boire à la coupe que je vais boire, recevoir le baptême dans lequel je vais être plongé ?
- Nous le pouvons.
- La coupe que je vais boire, vous y boirez ; et le baptême dans lequel je vais être plongé, vous le recevrez. Quant à siéger à ma droite ou à ma gauche, il ne m'appartient pas de l'accorder : il y a ceux pour qui ces places sont préparées ».
Dès le départ du voyage, Jésus avait uni le sort de tout disciple au sien: « Il faut que le Fils de l'homme souffre beaucoup, qu'il soit mis à mort... » ; et il enchaînait aussitôt: « Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il renonce à lui-même, et prenne sa croix » (8, 31-38). Qui confesse Jésus Christ connaîtra son sort : la même coupe, le même baptême.
A l'époque, le vin est mal décanté et le récipient garde un fond de lie amère : aussi « boire la coupe » signifie « aller jusqu'au bout, ne pas s'arrêter aux heures de bonheur, affronter le pire ». Comme on dit aujourd'hui : « boire le calice jusqu'à la lie ». L'étape ultime est très dure, elle fait peur : Jésus lui-même, lorsque l'heure s'approchera, connaîtra une terrible agonie à Gethsémani et il sera tenté de hurler vers son Père pour qu'il lui épargne « cette coupe », mais finalement il l'acceptera. (14, 36).
Naguère il avait demandé avec joie de recevoir le baptême donné par Jean-Baptiste dans les eaux du Jourdain mais à présent il perçoit qu'il va être « plongé » dans l'abîme de l'horreur : c'est le ruisseau de feu de la crucifixion et de la mort qu'il va lui falloir franchir ! Et la certitude de voir son Père qui l'attend au-delà n'adoucit pas sa détresse et son épouvante.
Vraiment les Zébédée ne savent pas ce qu'ils demandent ! Si Jésus leur promet de partager plus tard la souffrance de la Passion, il ne peut toutefois leur accorder les deux premières places car, en effet, elles seront données aux deux larrons anonymes qui partageront l'horreur du Golgotha (15, 27)
AMBITIONS GENERALISEES
Les Zébédée n'étaient pas les seuls à avoir le goût du pouvoir : tous les apôtres convoitaient eux aussi les meilleures places, d'où leur colère lorsqu'ils s'aperçoivent de la man½uvre des deux frères.
- Les dix autres avaient entendu (la demande des Zébédée) et ils s'indignaient contre Jacques et Jean. Jésus les appelle: « Vous le savez : ceux que l'on regarde comme chefs dans les nations païennes commandent en maîtres et les grands font sentir leur pouvoir. Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi.
Celui qui veut devenir grand sera votre serviteur. Celui qui veut être le premier sera l'esclave de tous ».
Dans le monde des entreprises, des armées et des gouvernements, à tous les degrés de la hiérarchie, les chefs commandent : organisation tout à fait normale, indispensable même pour l'efficacité, et Jésus n'y fait aucune objection. Mais dans le Royaume qu'il va inaugurer, il doit en aller de façon toute contraire, comme il le disait déjà lors de la halte à Capharnaüm : « Si quelqu'un veut être le 1er, qu'il soit le dernier de tous » (9, 35). Ici il ajoute une phrase importante où il révèle jusqu'où doit aller « le service » et où il montre aux disciples la source où puiser le courage de donner sa vie.
JESUS « LE REDEMPTEUR »
- « Car le Fils de l'homme n'est pas venu pour être servi mais pour servir
et donner sa vie en rançon pour la multitude »
Dans l'antique droit tribal, lorsqu'un homme endetté devenait esclave de son créancier, un membre de sa famille devait tout faire pour le « racheter » ; et de même ce parent devait « racheter » la propriété qu'il avait fallu vendre. Ce justicier s'appelait le GOËL (du verbe ga'al= racheter, libérer). (Lévitique 25, 47)
Puisque YHWH avait fait alliance avec Israël, lorsque celui-ci fut esclave en Egypte, Dieu lui déclara : « Moi YHWH je vous ferai sortir, je vous délivrerai de leurs servitudes. Je vous « rachèterai » avec puissance et autorité, je vous prendrai comme mon peuple à moi » (Exode 6, 6).
De la même façon, lors de la déportation à Babylone, YHWH réaffirma son statut de go'ël : « Ne crains pas, Israël, c'est moi qui t'aide : celui qui te rachète, c'est le Saint d'Israël » (Isaïe 41, 14).
Le prophète anonyme, appelé « 2ème Isaïe » (auteur des chapitres 40-55 que l'on joignit à l'½uvre du grand Isaïe) se plait à répéter cette Bonne Nouvelle qui fait jubiler les exilés : YHWH va nous « racheter »c.à.d. il va nous faire sortir de la misère de l'exil et nous reconduire sur notre terre. Et très curieusement, au sein de ses oracles, le prophète introduit un personnage mystérieux qu'il appelle LE SERVITEUR DE YHWH et dont il a un jour une stupéfiante vision:
« ...Il est méprisé, homme de douleurs, familier de la souffrance. Méprisé, nous ne l'estimions nullement. En fait ce sont nos souffrances qu'il a portées, nos douleurs qu'il a supportées...
La sanction, gage de paix pour nous, était sur lui ; dans ses plaies se trouve notre guérison....
Brutalisé, il n'ouvre pas la bouche, comme un agneau traîné à l'abattoir...
Seigneur Dieu, fais que, broyé par la souffrance, il te plaise.
Daigne faire de sa personne un sacrifice d'expiation. Ayant payé de sa personne, il verra une descendance. Juste, il dispensera la justice, lui mon Serviteur, au profit des foules...
puisqu'il s'est dépouillé jusqu'à la mort, puisqu'il a porté les fautes des multitudes et qu'il vient s'interposer pour les pécheurs » (Le 2ème Isaïe 52, 13 à 53, 12).
Jésus s'identifie donc à ce « Serviteur souffrant » : la croix du Golgotha ne sera pas l'exécution d'un héros populaire, la mort d'un martyr mais le don total de Jésus pour les hommes. Là sera le point culminant de « son service ». Merveille : Jésus révèle qu'il est le go'el non plus seulement d'un peuple mais de la « multitude » c.à.d. de l'humanité entière. En assumant sa mort en croix, en donnant sa vie, il va « racheter » c.à.d. libérer l'humanité prisonnière du péché, du non sens, de l'absurde, de la mort.
Puisque Jésus est go'el, c.à.d. parce que, avec lui, Dieu a un lien « familial » avec l'humanité, on peut dire que non seulement il peut mais il doit exercer son droit de rachat, sa puissance de libération. Cette libération est au-delà de nos capacités, nous ne pourrons jamais la réaliser nous-mêmes : elle est don gratuit. Cette « rédemption » ne peut s'effectuer que par une puissance plus forte que le péché et la mort : par l'amour absolu du Fils de Dieu qui meurt en pardonnant à ses disciples ambitieux, jaloux, cupides.
Les apôtres voulaient une vie à leur profit : Jésus a une « pro-existence » (qui se « pro-jette » au profit d'autrui). Ainsi il nous sort de l'esclavage du mal et nous introduit dans le Royaume de la communion. « Je passe ma vie présente dans la foi au Fils de Dieu qui m'a aimé et s'est livré pour moi » (Galates 2, 20) : la foi est d'abord confiance, certitude d'être libéré.
29e dimanche ordinaire, année B
- Auteur: Devillers Raphaël
- Temps liturgique: Temps ordinaire
- Année liturgique : B
- Année: 2011-2012