30e dimanche ordinaire, année A

Auteur: Cochinaux Philippe
Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique : A
Année: 1998-1999

Est-ce que ? Voilà au moins une question intéressante. Est-ce que je suis beau ? Est-ce que je suis intelligent, agréable, sociable, fidèle, à l'écoute, doté d'un sens de l'humour ? Toute une série de questions qui se bousculent dans mon esprit. Et en ce temps de questionnaire du Conseil Paroissial, je rallonge un peu la liste. Avec une nuance mais qui est de taille. Aux questions de ce jour, je ne vous demande pas d'y répondre, ce n'est pas votre problème. C'est le mien. C'est le nôtre. Toutes et tous, dans notre silence intérieur nous avons à les méditer ces terribles questions. Nous y répondrons tantôt de manière négative, tantôt de manière positive. Et cela importe d'ailleurs assez peu, l'essentiel est de les aimer nos réponses. Ni vous, ni moi ne sommes des êtres parfaits. Nous sommes tout simplement des êtres en devenir. Et en devenir de soi uniquement même s'il passe par le prochain. Le tout que nous sommes est à la fois forces et fragilités. Elles sont en nous, nous collent à la peau et nous façonnent. Elles forment les deux piliers de ce que nous devenons. J'ai à m'aimer dans ce que je suis pour devenir. Parce que si je m'aime, je peux alors aimer l'autre comme il est et lui peut faire de même à mon égard. Avec l'amour, avec l'amitié nous entrons dans la dynamique du cercle, l'un se nourrit de l'autre sans savoir lequel est premier. Mais tous deux doivent s'aimer. Cela nous demande un travail intérieur d'authenticité : être soi, s'accepter, ne pas jouer, vivre des ses fragilités pour accepter celles des autres. D'ailleurs refuser de voir ces dernières, c'est prendre le risque de se sentir agressé par son prochain lorsqu'il ou elle est notre miroir au risque de ne jamais se rencontrer. Ce chemin ne peut se faire que dans la confiance. Mais il faut avant tout s'aimer soi-même, affirmera Aristote dans le livre IX d'Ethique à Nicomaque.. S'aimer soi-même pour véritablement aimer l'autre.

Peut-être que celui qui sait nous aimer, nous accompagne jusqu'au seuil de notre solitude puis reste là, sans faire un pas de plus. Mais alors qu'est-ce que c'est, aimer ? Ce n'est pas s'enfermer dans la même vision, s'étouffer dans la même parole, s'assombrir dans la même histoire. Ce n'est pas remplir un vide, effacer une distance puisque, comme l'écrit Bobin, l'amour est plénitude du manque. Aimer c'est prendre soin de la solitude de l'autre - sans jamais prétendre la combler ni même la connaître. C'est cela t'aimer sans t'envahir, te garder sans te posséder, te dire sans me trahir pour un jour être vraiment moi-même, mais cette fois au plus secret de toi parce que je t'aime. Et chanter à l'autre « Je t'aime » ne coûte rien, seulement l'infini de son être. « Je t'aime », autrement dit, c'est me réjouir que tu sois ce que tu es ; et tout faire pour que tu le deviennes davantage. Car ces trois mots-là nous renvoient au centre de nous-mêmes, là où plus rien n'est à résoudre, là où brûle l'intouchable de l'esprit. L'amour ne révoque donc pas la solitude. Il la parfait. Il lui ouvre tout l'espace pour brûler. L'amour n'est rien de plus que cette brûlure. Léger, limpide : l'amour n'assombrit pas ce qu'il aime. Il ne l'assombrit pas parce qu'il ne cherche pas à le prendre. Il le touche doucement. Il l'effleure tendrement. Il le laisse aller et venir. Toujours à son heure, rarement à la nôtre. L'amour fait alors des miracles. Il transforme les défauts de la personne aimée en qualités. L'amour nous apprend à vivre et à aimer nos différences au rythme de nos humeurs. C'est tellement important de se savoir aimé également dans ses fragilités.

Aimer son prochain comme soi-même, phrase que nous avons entendue depuis notre petite enfance et qui nous semblait une utopie, devient alors quelque chose de possible puisqu'aimer son prochain, dans l'esprit de l'évangile, c'est aller à la rencontre de l'autre jusqu'au seuil de sa solitude, sans l'envahir ni désirer le posséder. C'est lui permettre d'être lui-même, lui offrir l'espace dont il a besoin pour se réaliser, pour devenir. Nous ne sommes pas tant dans l'ordre des sentiments mais plutôt dans celui du respect vécu dans l'authenticité avec soi, avec l'autre, avec le Tout-Autre. Il en va pour le prochain, comme il en va pour nous. C'est la raison pour laquelle nous pouvons chanter que la vie est belle et doit être vécue en toute intensité, en plénitude de sens et d'amitié. Tout est dit dans ces deux commandements. Il ne reste qu'à me taire pour laisser monter en nous la profondeur de l'amour évangélique.

Amen.