En 1994, j'ai eu la chance de pouvoir passer quelques jours dans un camp de réfugiés de l'Onu au sud du Rwanda. Le camp Saga 1 comptait environs 500,000 réfugiés qui avaient fui les troubles de leur pays au Burundi. Durant ce séjour, sur invitation d'un frère de la Charité dé Gand, je me suis retrouvé à vivre cette vie avec celles et ceux qui avaient tout perdu si ce n'est leur dignité humaine. Je logeais avec eux sous une bâche et partageais leur vie pendant ces quelques moments qui resteront à jamais graver en moi. Un matin, j'ai dû me rendre de l'autre côté du camp avec un des jeunes avec qui je partageais la tente. Durant le parcours, celui-ci me prit la main et me voilà, marchant main dans la main avec un autre homme. Je suppose que vous pouvez imaginer mon malaise. Je n'avais jamais vécu une telle expérience. J'avais envie de retirer ma main de la sienne mais je me rendais compte qu'en agissant ainsi je risquais de le blesser profondément. Il n'aurait pas compris mon geste et l'aurait interprété sans doute comme étant un refus de ma part d'accepter son amitié. Il m'a fallu faire tout un chemin intérieur pour me dire que ce que je vivais là était normal dans sa culture alors que c'était tellement éloigné de la mienne, que je ne devais pas y voir de connotations négatives. Je reconnais que cela me prit quelques minutes tout simplement car j'avais l'impression qu'il était entré dans un de mes territoires d'intimité.
Tout être humain se construit à partir de trois territoires d'intimité : l'intimité de pensée qui me permet d'avoir ma propre réflexion, l'intimité de mon corps qui met la frontière avec toute autre personne et l'intimité d'espace qui est ce lieu invisible autour de moi qui me permet d'avoir ma petite bulle dans laquelle je n'aime pas que quiconque entre. C'est un peu comme si nous avions autour de nous une corde que nous plaçons nous créant ainsi un territoire où nous choisissons ou non de vivre une certaine proximité. Lorsque certaines personnes, avec qui nous ne sommes pas spécialement en sympathie, entrent dans cet espace, nous reculons naturellement pour que notre intimité ne soit pas bafouée. Et cet espace varie de culture à culture. Il est vrai que dans certains pays les gens vous parlent à dix centimètres de votre visage et lorsque nous ne sommes pas habitués à cette réalité cela nous demande un ajustement. L'expérience en hôpital est sans doute aussi de cet ordre lorsque nous laissons les infirmières et médecins entrer dans notre espace d'intimité pour nous soigner. Cela n'est pas toujours évident et nous avons à prendre le temps pour nous adapter à cette nouvelle réalité. Toutes et tous nous avons nos espaces et ces derniers sont nécessaires comme le souligne l'évangile de ce jour. En effet, le pharisien est tellement plein de lui-même qu'il occupe tout l'espace dans sa prière. Il n'y a plus de place pour Dieu. Il ramène tout à sa propre personne. Nous assistons non seulement à un monologue de suffisance mais également au fait qu'il se met d'une certaine manière à la place de Dieu. Or dans nos vies, il peut nous arriver nous aussi d'être à l'image de cet homme non pas que nous soyons contents de nous mais où nous aimerions prendre la place de Dieu et exiger de Lui qu'il agisse selon notre volonté. Il ne serait plus que l'exécuteur de nos décisions. Il n'aurait rien à dire si ce n'est nous obéir. Et l'histoire de nos vies peut effectivement nous amener dans une telle dynamique, tellement nous aimerions que les choses changent et que le cours de la vie reprenne son rythme alors que nous l'avons perdu parce que nous sommes touchés de plein fouet par la maladie ou l'épreuve de la mort. Dans la foi, nous sommes invités à ne pas être plein de nous-mêmes mais plutôt plein de Dieu, c'est-à-dire oser entrer dans une autre démarche, celle du publicain. Cette fois, nous laissons place à l'autre car nous choisissons de nous mettre « à distance ». En effet, c'est parce que je me mets à distance que je peux entrer en relation, que je permets qu'un mouvement soit possible autour de moi. C'est cela être juste selon le Christ. Nous avons donc à trouver la bonne distance entre lui et nous pour pouvoir partir à sa rencontre. En agissant de la sorte, j'accepte que Dieu soit qui Il est et je me refuse de l'enfermer dans mes rêves de ce que je voudrais qu'il soit. Et il est vrai qu'il en va de Dieu comme de toute rencontre humaine vécue en vérité. C'est dans un espace que nous pouvons vivre une véritable relation. Suite aux aléas de la vie, nous sommes parfois un peu publicain, un peu pharisien. Nous passons d'un état à l'autre. Puissions nous ne pas oublier qu'être trop plein de soi nous étouffe alors que nous ne serons jamais trop plein de Dieu puisque c'est lui qui nous ouvre le chemin d'éternité.
Amen