31e dimanche ordinaire, année C

Auteur: Gihoul Luc-Henri
Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique : C
Année: 2003-2004

C'est souvent une leçon morale que l'on dégage de cet épisode évangélique bien connu. On y voit la nécessité de se convertir en partageant ses richesses avec les pauvres. Application d'autant plus légitime, pense-t-on, que l'usage de l'argent est un des thèmes favoris de l'évangéliste Luc. Mais, cette péricope est porteuse d'un enseignement bien plus large et profond, d'une perspective plus religieuse, même si pour Luc, le partage des richesses est une condition nécessaire pour être sauvé dès ici-bas. Le vrai sens de ce texte est autre. Cette rencontre entre Jésus et Zachée nous révèle en Jésus, un Dieu en recherche de l'homme, et, en Zachée, un homme en quête de Dieu, ouvert à la conversion.

En ce passage, nous retrouvons presque tous les grands thèmes chers à Luc : la conversion des pécheurs, le repas dans la maison, l'aujourd'hui du salut, le partage des richesses, l'amour des « petits » et la joie de la foi.

Vous le voyez, ici, nous dépassons de beaucoup un simple sens moral pour donner à l'Ecriture sa vraie dimension religieuse : celle d'une communion intime avec Dieu.

Voyons tout cela en analysant quelque peu le contexte de cette rencontre. Luc conçoit son évangile comme une longue et laborieuse montée de Jésus vers Jérusalem. Elle couvre 10 chapitres (du ch.9 au ch.19). Au ch.9 Jésus quitte sa Galilée pour Jérusalem. Ici, nous sommes à la dernière étape de ce voyage, à Jéricho, la cité mercantile, où à la sortie de la ville, Jésus va découvrir Zachée. Déjà, la simple notation de cette ville recèle tout un enseignement. Pour le découvrir sélectionnons ce texte. J'y vois 3 parties.

D'abord, la recherche de Jésus. Puis, la joie de l'accueil. Enfin, le choc de la conversion. 1. La recherche de Jésus. Jésus traverse Jéricho sans parole, sans dire mot. On le comprend ! Jéricho ! La ville la plus ancienne selon l'archéologie, mais, pour un Juif, à la fois la ville sacerdotale et le lieu païen de trafic douanier. Rome y a ses comptoirs et sa garnison. Jéricho ! La porte de la Terre- promise ! Jéricho vers laquelle Josué envoya deux espions qui se cachèrent sur la terrasse de Rahab : la prostituée...dont l'arrière-petit-fils sera David (selon la généalogie de Mathieu). Josué ! Nom synonyme de Jésus. David ! Une figure messianique. Que de symboles ! Jéricho ! Pour Josué, ville qu'il faudra prendre aux païens. Pour Jésus, la porte du pécheur Zachée. Quelle terre- sainte Josué (même nom que Jésus) va-t-il conquérir ? Quelle maison de pécheur Jésus va-t-il franchir ! Et quel pécheur va l'accueillir ?

Zachée ! Tout est déjà dans son nom. Son prénom est déjà tout un programme. D'autant qu'on sait que le nom, pour un Hébreux, est toujours porteur d'une mission. Il a un sens. Il désigne une fonction. Il donne un rôle à remplir. Il détermine une vocation. Il assigne une charge. Zachée en Hébreux signifie : le pur. Il la réalisera cette vocation par sa conversion. Sa profession : « Exactor » : percepteur d'impôts (comme l'évangéliste Mathieu). Malheureusement, en Israël de ce temps, nous avons à faire à un collaborateur, pécheur-public par son contact avec le païen. Un accédic, percevant les impôts de Rome, profession obtenue aux enchères, donc en payant grassement le pouvoir romain, puis en se remboursant par une majoration des impôts auprès de ses concitoyens, un collabo doublé d'un voleur, quoi ! Paradoxe que ce nom de pureté et cette profession de péché ! Paradoxe de ce qu'est tout homme : un mélange de bien et de mal, et donc, avec en lui, marqué comme une identité, un appel à la conversion.

Qu'en est-il de cet homme ? Avait-il appris la conversion de son collègue Mathieu, si heureux à la suite de son nouveau maître ? Ou était-il perplexe devant cet argent mal acquis ? Se sentait-il mal dans sa peau, entouré de tant de gens qui le regardent de travers, méprisé de concitoyens qui le jugent en exploiteur et en collaborateur ? Et, pour lui, ce Jésus qui est-il donc en fait ? Ne fréquente-t-il pas de temps à autre des publicains et des pécheresses comme lui ? Ne dit-on pas qu'il serait le Messie ?

Zachée ! Ce ne doit pas être par « pure » curiosité, lui, le pur, qu'il cherche à voir Jésus ? Il court, dira St. Luc, sort de la ville, monte sur un arbre...Voilà non seulement qui est peu compatible avec sa position d'homme rangé en Israël, mais voilà surtout qui révèle, selon l'évangéliste, sa volonté active, efficace et persévérante de rencontrer Jésus. Zachée ! A la petite taille mais à la bourse grande ! Ah ! Si nous étions petits... et inquiets, comme Zachée, nous chercherions inlassablement le Seigneur, et avec quelle ferveur ! « Qui cherche, trouve ! » Zachée escalade un sycomore. Ce figuier sauvage à branche basse, est, en Israël, le symbole de la loi mosaïque et du temple. Ainsi, pour trouver comment bien vivre, Zachée se servait de la Loi et du culte, du moins, il en était informé. Mais tout cela ne serait-il pas périmé ? Il grimpe à l'arbre...mais le Salut n'est pas obtenu par l'escalade de préceptes ni par la multiplication d'efforts impossibles. La loi est tout aussi inefficace que le sacerdoce ancien (Jéricho) pour être justifié ; tous deux sont destinés à disparaître. Il faut descendre et suivre l'invitation de Jésus. Quelques versets auparavant, dans la parabole du Pharisien et du Publicain, Jésus avait conclu : « Qui s'abaisse sera élevé, qui s'élève sera abaissé. » (18,14) Il voulait voir Jésus, et c'est lui qui va être vu ! Tout contact franc avec le Seigneur entraîne aussitôt humilité, hâte et joie. Aimé de Dieu...ou aimanté par Dieu, le voici appelé à débourser ! Zachée sur son figuier, Zachée est « regardé haut avec amour » (selon la traduction littérale) par Jésus. Il est appelé à se détacher d'une religion de préceptes, de classement légaliste, de domination, de moralisation. Il le « faut ». Dieu le veut. C'est un verbe qu'affectionne particulièrement l'évangéliste. Jésus sait que Zachée ne résistera pas à son appel. Si Jésus revendique et semble imposer cette rencontre à Zachée (image de chacun de nous), ce n'est pas que ce face à face exigé soit une fatalité, une menace ou un reproche (Zachée aurait pu la solliciter). Non ! Luc nous instruit, il veut nous indiquer que Jésus conduit sa vie selon le dessein de son Père.

C'est, de la part de Jésus, la ratification d'un choix. Pour lui, Zachée est un don de son Père. Il doit le rencontrer ! C'est « providentiel » ne fut-ce que pour montrer au monde que Dieu ne met pas de condition préalable à sa visite, ni de condition morale à son pardon. Il ne faut pas être saint pour le recevoir, ni parfait pour être aimé et choisi du Père. C'est en l'accueillant dans le questionnement, l'humilité et l'empressement que s'opère notre conversion. C'est en s'ouvrant que jaillit l'espérance. Dans l'empressement dis-je, car c'est « à toute vitesse » déclare Luc, que Zachée descend de son arbre et « reçoit » Jésus. L'évangéliste souligne toujours combien l'amour est pressé, est empressé d'agir. Il le note lors de la visite de Marie à sa cousine Elisabeth. Il le montre à propos du Père dans la parabole de l'enfant prodigue, à l'occasion de la préparation du repas festif. Il y revient dans l'épisode des disciples d'Emmaüs au sujet de Cléophas et de son ami s'empressant vers Jérusalem pour y témoigner de leur foi en la résurrection. Zachée fébrile, cherche Jésus. C'est avec une égale diligence que Jésus cherche l'humanité ! Dieu et l'homme en recherche de communion ! Avec ardeur, avec ferveur ! 2. L'accueil de Jésus, par Zachée, dans sa maison, constitue le deuxième tableau de ce passage de l'évangile. 3. Si c'est dans l'empressement et la joie que Zachée reçoit Jésus, ce n'est pas la joie pour tous ! De cette réception les Pharisiens se scandalisent et les gens-biens s'irritent. Loger chez un pécheur, y prendre son repas, pour un Juif légaliste, c'est le témoignage même, et public, d'une ratification du péché, c'est s'aliéner à la faute et au mal ! Et les voilà, ces bons Pharisiens, qui « murmurent ».

Ma foi ! Quelques murmures, assourdis, mâchés entre les dents, même si celles-ci grincent, ce n'est pas grand mal, dirions-nous. Mais c'est que Luc emploie ce terme à escient. Le « murmure » est un terme technique dans la Bible. C'est le symbole du grand péché d'incroyance en Israël au cours de l'Exode selon le livre du Deutéronome ; c'est aussi le risque du rejet et de la volonté de miséricorde de Dieu, le refus de son pardon, comme l'indiquent maints passages évangéliques. (Le repas chez Lévi : Luc 5,39 ; au chap. 15 avant les 3 paraboles de miséricorde : brebis et drachme perdues ; fils prodigue ; les ouvriers de la 11ème.heure ; Mat. 20 ; 1-16).

Les pécheurs sont ravis de manger les paroles du Seigneur. Les justes-pieux les avalent de travers ou les ravalent et en étouffent. Paradoxe de la venue de Dieu ! Joie pour le pécheur, morosité chez le parfait ! Etrange ? !

Le 3ème. Tableau de l'épisode de Zachée se passe dans le secret de la maison, c'est le choc de la conversion. Rien ne sera dit de l'entretien entre Jésus et Zachée au sein de sa famille, mais deux choses apparaissent. Plus encore que sa Parole, la présence de Jésus transfigure les personnes et transforme les choses. La simple présence de Jésus comble et convertit. Certes, Zachée ne quittera pas son métier (Dieu ne demande jamais l'impossible), il ne quittera pas tout (profession, famille) pour mieux suivre Jésus comme l'on fait les douzes appelés à une mission spéciale, mais il abandonnera son aisance, restituera ses larcins et partagera ses biens. Partage, don et restitution majorée, car il s'appliquera la loi romaine, source de ses biens : Il restituera au quadruple, note Luc. La loi juive n'imposait la restitution qu'au double. Et c'est la moitié de ses richesses qu'il offrira aux pauvres.

Ainsi, la présence du Seigneur peut bouleverser à jamais une vie. Augustin, François d'Assise, Charles de Foucault, Guy de Larigaudie...en témoignent encore.

Savoir qu'il existe quelqu'un qui me cherche jusqu'au tréfonds de mon c½ur. Savoir qu'il existe quelqu'un qui veut que je me reconnaisse valable dans mon intégralité et ma singularité- avec ma grandeur (mes questionnements), mes misères (le péché), mes exigences et mes servitudes (état de vie, profession, âge)- cela me soulève (Luc note que sa conversion « redresse » Zachée), cela m'émeut et me ravit. Je me sens porté, grandi, enflammé. Et si l'argent est bien signe de cupidité et d'idolâtrie, chez Luc, le partage est bien aussi, chez lui, signe de foi, d 'amour et de récompense céleste (...se faire des amis dans le ciel avec le misérable argent...ch.16). Non seulement Zachée se convertit, mais c'est toute la famille qui accompagne sa démarche. C'est que la foi est toujours apostolique, elle est missionnaire par essence, contagieuse en elle-même. C'est en communauté familiale et ecclésiale que Jésus sauve. On ne se sauve jamais seul. Mystère que cette communion des Saints au c½ur de la foi chrétienne ! Il y a une unité spirituelle du genre humain dans la rédemption comme il y en eût dans la faute. En Jésus, nous sommes tous contemporains les uns des autres quelle que soit la distance de l'espace et du temps, semble nous dire Luc, par Zachée. Le dogme de la communion des Saints rend compte de ce mystère.

Si toute l'humanité, comme le suggère la genèse et St. Paul, pâtit de notre misère propre, un autre mystérieux équilibre se crée. Tout un ensemble de correspondance de grâces, tout un réseau d'interdépendance spirituelle dans le bien apparaît, dont la formidable unité de rédemption ne sera révélée qu'au ciel. Si le pécheur vit l'universelle déréliction du genre humain, le converti assume l'universelle rédemption de l'humanité. Douloureuse et admirable cohérence de partage ! Loi invisible d'affinités spirituelles et d'inter-influences dans la grâce ! Mystérieux filet d'un vouloir providentiel où nos vies en sainteté (comme en péché) sont synoptiques, jumelées par nature et parallèles à jamais ! Sorte de privilège d'ubiquité, dans le jeu total de l'histoire, dans le bien comme dans le mal ! Merveilleux échange surnaturel, immanent et transcendant, de chaque sainteté individuelle au sein de l'universelle aventure communautaire de l'humanité entière ! Majestueuse solidarité humaine et divine !

« Aujourd'hui, cette maison a reçu le Salut...celui-là est fils d'Abraham ». Ces dernières paroles de Jésus scellent et confirment la conversion du publicain Zachée. « Aujourd'hui ! » Encore un terme clé chez Luc qui l'emploie à 12 reprises. L'évangéliste le met dans la bouche de Jésus au début de sa vie publique lors de son prêche à la synagogue de Capharnaüm, commentant un texte d'Isaïe sur le Messie et il le replace à nouveau au terme de sa vie publique, dans la bouche du crucifié, quand il promet le paradis au bon-larron. « Aujourd'hui » : au commencement et à la fin du ministère de Jésus comme si ce mot synthétisait et son message et sa personne. C'est que Jésus lui-même est bien l' »aujourd'hui du Père » non seulement pour Zachée et les siens -la maison de l'infidèle est devenue le temple de Dieu- mais pour chacun d'entre-nous.

Pour nous aussi, le passage de Jésus dans nos vies nous pouvons l'expérimenter quotidiennement en chaque eucharistie. Au cours de nos messes, c'est bien pour tous et chacun l'aujourd'hui de la grâce. Notre première conversion eût lieu lors de notre baptême et toute notre vie chrétienne est comme une seconde conversion, journalière. La vie durant, chaque jour passant, communiant au Seigneur de gloire lors de nos célébrations, quelqu'un est là, de nuit comme de jour, dans chaque sourire comme dans chaque service, dans chaque main tendue comme dans chaque caresse, dans chaque fleur comme dans chaque oiseau qui nous chante son printemps.

L'appel à suivre Jésus et la réponse quémandée (son nom classique est la conversion) sont toujours uniques. Nous n'avons que des variantes du rapport entre l'appel et la décision, et, jamais la nature exemplaire de ce rapport. Le « suis-moi » requière autant de réponses que de sujets convertis. Dieu nous parle à partir d'un lieu de l'âme qui perçoit, vibre et s'émerveille et cet espace est propre à chaque être. Et de cette zone indicible de l'âme chaque élu livre sa réponse en une vie d'amour et de fidélité, à hauteur d'homme, avec humilité, confiance et compassion.