L'épisode de la veuve de Sarepta dont nous parle la première lecture est traditionnellement présenté comme étant le prototype, dans l'Ancien Testament, de l'Eucharistie. Et c'est effectivement le cas.
Élie est aux prises avec le roi Acab, qui est un roi impie, « plus encore que tous ceux qui l’avaient devancé » – nous dit le chapitre précédant la lecture d’aujourd’hui [1R 16,30s]. Sous l'influence de son épouse, la terrible Jézabel, il construit le temple de Baal à Samarie et fabrique le Poteau sacré d'Ashéra, la déesse cananéenne de la fécondité.
L’idolâtrie est le péché que dénonce avec force l'Ancien Testament. On se souvient de l'épisode du Veau d'or, bien sûr, et aussi du commandement divin : « Tu n’auras pas d’autres dieux que moi. Tu ne feras aucune idole. (...) Tu ne te prosterneras pas devant ces images pour leur rendre un culte. Car moi, le Seigneur ton Dieu, je suis un Dieu jaloux » [Dt 5, 7-9]. La Genèse déjà présente Terah, le père d'Abraham, comme idolâtre [Gn 24,2]. Le prophète Ezéchiel dénonce, lui, le peuple d'Israël comme un peuple qui n'a cessé de l'être [Ez 20, 8.24.28]. Josué, Jérémie, Jonas, Esdras, dans le Deutéronome surtout, dans les Psaumes aussi, partout la même dénonciation vigoureuse de l’idolâtrie comme étant toujours mortifère.
Et Élie vient effectivement annoncer la colère de Dieu : « pendant plusieurs années il n’y aura pas de rosée ni de pluie » [1R 17,1]. A la suite d'Acab et de Jézabel, le Peuple juif se détourne de Dieu et c'est donc la sécheresse, et puis la famine. La veuve de Sarepta, qui n'est pas juive mais phénicienne, ramassait du bois, pour cuire un dernier pain pour elle et son fils, avant de mourir ; l’idolâtrie des uns provoque la mort des autres. Mais parce qu'elle croit ce que prophétise Élie, parce qu'elle lui donne tout ce qui lui reste pour vivre, elle vit.
Le Christ, nous dit l'Épître aux Hébreux, s'est offert lui-même « pour enlever les péchés de la multitude » [He 9,28] ; lui aussi a donné sa vie en rançon de l'idolâtrie. Non pas comme le faisait le grand prêtre du Temple de Jérusalem, qui offrait le sang d'animaux sacrifiés : c'est son propre corps que Jésus offre en sacrifice sur la Croix. Et c'est parce qu'Il se donne totalement, qu'éternellement Il vit.
Enfin, la pauvre veuve dont parle l'Évangile met, elle aussi, dans le Trésor du Temple tout ce qu’elle possède, tout ce qu’elle a pour vivre. Et l'Écriture nous le rapporte après que Jésus ait reproché aux scribes leur hypocrisie, eux qui tiennent à se promener en vêtements d’apparat, aimant les salutations et les places d’honneur. « Ils dévorent les biens des veuves » nous dit le Christ. Là aussi une forme d'idolâtrie, celle de l'ego.
Ces trois passages nous permettent en effet de sonder plus avant le mystère de l'Eucharistie ; la présence réelle de Dieu dans le pain et le vin consacrés sur l'autel.
Eucharistie – εὐχαριστία en grec – que l'on traduit généralement par « action de grâce » signifie littéralement le « don offert en reconnaissance », la « bienveillance offerte à Dieu ». Et sans doute le paroxysme de ce don, est-il le don de sa vie, le sacrifice de soi pour autrui, pour Dieu. Tandis que sa forme la plus élémentaire est celle du pain partagé, de la nourriture offerte pour sustenter. L'Eucharistie que nous célébrons balaye tout ce champ qui va du pain au don ultime de soi.
C'est sans doute une évidence pour toutes celles qui ont été mères qu'il y a un lien continu entre la nourriture que l'on ingère et le don de la vie, entre les aliments que l'on ne garde pas pour soi et le sacrifice de son corps pour l'enfant que l'on porte. Ça ne devrait pas être une moindre évidence pour les pères, qui donnent aussi de leur corps, par leur travail, la sueur de leur front, pour nourrir leur progéniture. Il y a dans la maternité, dans la paternité un lien direct entre le don de son corps et la vie offerte à ses enfants. Et il n'y a pas un lien moins évident entre la nourriture et la croissance du corps. On pourrait aller jusqu'à dire que le corps des parents est finalement nourriture pour l'enfant ; que le sacrifice parental est en soi, une eucharistie.
A l'inverse, l'idolâtrie actuelle, la culture de l'ego, du selfie revient à « dévorer le bien des veuves ». L’idolâtrie de soi entraîne à n'envisager que pour soi le sacrifice. Et de là, l'accumulation des richesses et la culture de la consommation personnelle. C'est vrai au plan matériel, bien sûr ; mais c'est surtout vrai au plan spirituel : mon bien-être, mon bonheur passent avant celui des autres. La culture du repli sur soi prive les réfugiés de pain, de toit et d'humanité ; notre égoïsme, notre incessante préoccupation de nous-mêmes privent ceux qui nous entourent d'amour, de tendresse et d'affection. Et dénué de tout – de pain, de toit, d'amour et d'humanité – pauvre, ultimement pauvre, on meurt affamé ; comme dévorés par l'idolâtrie de l'ego.
La veuve de Sarepta croit qu'elle va mourir mais elle croit aussi Élie quand il lui dit qu'elle va vivre si elle sacrifie le pain qu'il lui reste. Le Christ sait qu'Il va mourir mais Il sait aussi qu'Il va vivre s'Il se sacrifie sur la Croix . La pauvre veuve de l'Évangile offre à Dieu tout ce qu'elle possède et Jésus en fait un exemple vivant pour l'éternité.
Il y a dans le pain, lorsqu'il est consacré – quand il est Eucharistie – la présence réelle de Dieu comme il y a la présence réelle de toute la vie de la veuve de Sarepta dans la galette qu'elle offre à Élie, comme il y a réellement toute la vie de la pauvre veuve dans les deux piécettes qu'elle offre au Trésor du Temple, comme il y a toute la vie réelle d'une mère, d'un père quand ils offrent leurs biens, leur énergie, leur corps, quand littéralement ils se donnent en nourriture à leurs enfants.
Il y a dans le pain, lorsqu'il est consacré – quand il est Eucharistie – la présence réelle du Christ quand il se donne en sacrifice sur la Croix.
Lorsque vous avalerez l'hostie tout à l'heure, pensez bien qu'entre en vous, réellement, tout l'amour de Dieu qui se donne.