Dans la vie religieuse, il y a quelque chose qui souvent me fait sourire. Ce sont les prénoms qui ont été donnés à certains d'entre nous. Je pense par exemple à ces s½urs qui s'appellent s½ur Jean-Albert, s½ur René, s½ur André-Thomas, s½ur Jean-Baptiste. Ce ne sont pas des prénoms qui féminisent la profession. Mais les hommes ne faisaient pas beaucoup mieux à l'époque.
Chez les dominicains, il y a une cinquantaine d'années, les frères ne recevaient pas des prénoms féminins. Heureusement pour eux. Je vois assez mal appeler un frère, frère Suzanne ou père Jacqueline. Non, chez nous, chaque année avait sa lettre. Par exemple, l'année du frère Louis Dingemans, la lettre choisie par le père-maître était le C.
C'est pourquoi, pendant de longues années notre frère Louis s'appelait le frère Constant. Je comprends que dès que l'occasion lui a été donnée, il a préféré reprendre non pas son nom de jeune fille mais son prénom de baptême : Louis.
A cette époque, on changeait de prénom car entrer dans la vie religieuse, c'était quitter le monde, c'est-à-dire changer de vie. Et nous voilà confrontés à une spiritualité dangereuse et surtout peu évangélique. Dangereuse car il est impossible de faire fi de son passé et de recommencer tout à zéro comme si une nouvelle vie était offerte. Nous sommes façonnés par notre histoire. Egalement une spiritualité peu évangélique car comme nous le révèle l'évangile de ce jour, à la question des différents groupes : " que devons-nous faire ? ",
Jean-Baptiste ne leur dit pas de tout quitter, de changer de vie. Il leur dit tout simplement ne changez pas de vie mais changer votre vie, c'est-à-dire vivez-la autrement, différemment. Voilà ce à quoi nous sommes appelés par la foi. Il est inutile de se mettre à rêver de ce que nous ferions si nous étions comme ceci ou si nous avions cela.
C'est non seulement inutile mais absurde car ce qui suit le " si ", ce n'est plus nous. Nous avons donc à devenir qui nous sommes. Qu'est-ce à dire dans un monde comme le nôtre qui prône ce mensonge d'une identité acquise à partir de nos avoirs, de nos possessions. Un peu comme si, parce que j'ai alors je suis. Erreur fondamentale car notre identité ne se construit pas sur nos envies, sur nos avoirs. Ceux-ci sont extérieurs à notre être. Non notre identité se construit à partir de qui nous sommes. Je n'ai pas à prétendre être qui je ne suis pas. C'est en nous et seulement en nous que se trouvent la réponse et les moyens qui vont nous permettre de changer notre vie.
Et l'évangile de ce jour nous apprend que Dieu ne peut se contenter de v½ux pieux. Devenons qui nous sommes à partir de ce que la vie nous a donné. Toutes et tous nous sommes capables de changer, chacune et chacun à son rythme. Et tout est là, en nous. Apprenons à nous connaître et à prendre conscience de toutes ces richesses qui habitent en nous. Si nous ne les voyons pas, espérons que nous rencontrons sur notre chemin des femmes et des hommes qui nous les feront découvrir. En ce temps d'attente où nous nous rappelons ce mystère de Dieu qui se fait homme, prenons le temps de changer notre vie pour être en cohérence avec Celui qui habite au plus profond de nous-mêmes et qui fait de nous son lieu de résidence sur terre.
Il est vrai que changer sa vie peut parfois donner l'impression de faire un grand saut dans le vide. Nous sommes en chute libre sauf si nous croyons que l'Esprit de Dieu nous accompagne et nous lie à lui pour que cette transformation intérieure se vive dans la joie. Changer sa vie, c'est donc être capable de se libérer de ses faux rêves, de l'abondance de ses avoirs, de ses jalousies. Ce n'est plus regretter ce que je n'ai pas mais rendre grâce de tout ce que j'ai déjà.
Dieu n'attend pas que nous fassions une révolution car la révolution fait table rase du passé. Il nous propose plutôt de vivre une évolution, une transformation en douceur à partir de ce que nous sommes. J'ai donc je suis est un leurre. Je pense donc je suis a une certaine valeur. Je deviens qui je suis, c'est la promesse du bonheur. Et ce dernier se découvre dans la joie que Dieu nous promet car elle est le moteur de nos transformations.
Alors si Dieu est Dieu et si je deviens qui je suis, cette joie doit inonder nos visages de lumière, une lumière divine qui nous rend crédible les uns vis-à-vis des autres. Si Dieu est Dieu et si je deviens qui je suis, attention à la tête que je donne à voir. Elle est le lieu de ma vérité. Elle est signe de ma capacité de changer ma vie. Alors, à toutes et à tous, à nos miroirs.
Amen.