Il y a dans cette assemblée, plusieurs personnes qui m'ont avoué que lorsqu'elles étaient adolescentes elles priaient beaucoup. Oh, non pas pour réussir tel ou tel examen mais surtout pour ne pas recevoir l'appel de Dieu. J'en connais même une qui au pensionnat se cachait sous ses couvertures pour être certaine de ne pas entendre cette voix qui l'invitait à rejoindre la Congrégation des S½urs de " Je ne sais plus quoi ". L'appel de Dieu est une expression, voire une expérience qui a déjà fait couler beaucoup d'encre, alors que certains, dont je fais partie, reconnaissent n'avoir reçu aucun mail ou téléphone de Jésus. Par rapport à cette question de l'appel ou plutôt du choix de vivre sa vie pour la réaliser, il y a une expérience commune que partagent de nombreux frères dominicains. Pas tous. Cette réalité vécue concerne l'annonce de notre choix de vie à nos parents. Dans un premier temps, c'est un choc pour tous les deux mais la mère semble souvent s'en remettre plus facilement. Il n'en va pas de même pour beaucoup de nos pères. Cela prend un peu plus de temps. Qu'ils puissent se réconforter en méditant l'évangile de ce jour. Si nous quittons le nid familial pour entrer dans une autre famille, notre Ordre, nous ne le laissons pas tout tomber en un instant comme les disciples de Jésus. Car comme l'écrit Luc, " aussitôt, laissant leur barque et leur père, ils le suivirent ".
Pauvre père finalement qui se retrouve tout seul. L'appel de ses deux fils a du bousculer tous ses projets. Peut-il continuer seul son entreprise familiale ? Pourra-t-il subvenir à ses propres besoins sans ses fils ? L'évangile ne nous dit rien. Ce père passe presque de manière inaperçue. Il est à peine mentionné. Il n'apparaît qu'un instant sur le chemin de Jésus. Puis on ne sait plus rien. On l'oublie. Il fait partie de ceux que nous pourrions nommer les " oubliés de l'évangile ". Et ils sont à ce point nombreux ces " oubliés de l'évangile " qu'ils ont même été le titre d'un livre, il y a déjà quelques années. L'avions-nous remarqué ce père en écoutant le texte ce soir ? Certains oui, d'autres sans doute non. Il y a les " oubliés de l'évangile " comme il y a les " oubliés de la vie ".
C'est vrai, beaucoup de personnes traversent nos chemins et nous ne les voyons pas. Les raisons sont nombreuses : je suis passé à côté de lui car j'étais dans mes pensées, j'essaye d'oublier celle-là car son souvenir me fait mal, ou encore, au moment de la rencontre j'étais trop stressé, pressé. Parfois certains sont " oubliés " pour des raisons politiques peu avouables. Pour d'autres, nous n'avons pas de temps à leur donner, nous n'avons pas d'affinités, voire même pas de liens. D'autres encore, nous énervent à ce point que nous préférons les oublier. Il y a aussi ceux qui sont tellement évidents, ils font tellement partie de notre environnement que nous oublions par exemple de les inviter.
Enfin, il y a tous ceux et celles que nous oublions parce que nous avons le sentiment qu'ils ne nous apportent rien, qu'ils ne nous feront pas grandir dans notre humanité. Pourtant, les oubliés de la vie existent, ils sont là. Et certains en souffrent car ils ont toujours l'impression que leur présence a peu d'importance, au point de croire que personne ne se rendrait compte de leur absence. Terrible sentiment. Si je suis oublié, je ne suis pas reconnu pour qui je suis, peut-être alors que je n'existe pas vraiment. Me revient en mémoire cette phrase d'une femme rwandaise, un an après le génocide : " quand vous rentrez chez vous, je n'ai qu'une seule chose à vous demander : dites à vos concitoyens de prier pour nous, s'il vous plaît, ne nous oubliez pas ".
Il n'y a rien de pire que l'oubli. La mémoire est essentielle. En effet, dans une société sans mémoire, il n'y a plus de transmission du passé. Et sans passé, il n'y a pas de présent pour construire notre avenir. Surtout dans une vie comme la nôtre où nous sommes tellement sollicités qu'il peut même nous arriver d'en oublier Dieu. Je peux passer des journées sans Dieu, je peux prendre des décisions sans Dieu. Je peux vivre sans Dieu. Puissions-nous entendre les paroles du Christ ce soir : " Venez derrière moi ". Jésus ne se satisfera cependant jamais d'une relation désincarnée de son propre Père. Le Fils nous ramène toujours au Père. Il n'est pas une fin en lui-même. Il ne veut pas que nous oublions le Père par qui tout fut créé. L'appel du Christ est un appel à la Vie, un appel à la mémoire. Ne l'oublions pas car l'oubli, trop souvent, tue la vie.
Amen.