3ème dimanche de Carême

Auteur: Didier Croonenberghs
Date de rédaction: 28/02/16
Temps liturgique: Temps du Carême
Année: 2015-2016


Dans son célèbre roman ‘Le mythe de Sisyphe’, Albert Camus pose la vieille question existentielle suivante: “Oui ou non, la vie vaut-elle la peine d’être vécue?”. “Oui ou non la vie a-t-elle un sens?” Y a-t-il un destin qui préside à nos relations ?  La question du sens et de l’absurde traverse toute l’oeuvre de Camus et vous connaissez peut-être les circonstances de sa mort. Deux ans après avoir reçu le prix Nobel de littérature, Albert Camus meurt dans un tragique accident de voiture sur la route qui reliait la ville de Sens à Paris. De plus, on aurait retrouvé dans la poche de sa veste un billet de train, qui aurait pu le ramener sain et sauf dans la capitale ce jour-là…  Curieusement, bien des personnes ont relaté l’événement, en jouant sur les mots, en disant que Camus avait librement choisi de tourner le dos au sens, à la ville de Sens, et qu’il avait choisi de se rendre au rendez-vous que lui avait fixé le destin… ce destin que tout au long de ses romans il avait nié !

L’être humain est ainsi fait qu’il n’aime pas l’absence d’explications. D’ailleurs, une certaine forme de liberté nous fait parfois peur. Dans les situations les plus tragiques, il peut même nous arriver de vouloir relire, réécrire notre histoire pour tenter d’y trouver un sens caché, une soi-disant destin.  “Et ces 18 personnes tuées par la chute de la tour de Siloé, pensez-vous qu’elles étaient plus coupables que tous les habitants de Jérusalem?”  “Et ces 180 personnes tuées lors du premier jour du cessez-le feu en Syrie”  “Et cet enfant, cet être aimé, parti trop tôt”.  Y a-t-il une raison, une volonté derrière?  Non. Trois fois non nous dit Jésus. 

Nous n'aimons pas être victimes. Nous sommes des êtres appelés à la liberté, à vivre notre destinée et non à subir un destin. Toutefois, confrontés à l’absurde d’expériences douloureuses, nous mettons souvent en place —de manière inconsciente— un mécanisme quelque peu pervers. Pour comprendre ce qui nous arrive, nous cherchons des explications là où il n’y en a peut-être pas. Nous préférons nous rendre victime de la situation qui s'impose à nous. Nous passons ainsi de l’état de « victime » à l’état de « victimisé »,  cet état qui veut rationaliser l’inexplicable ;  cette approche qui veut donner du sens —fût-il en Dieu— là où il n’y en a pas.  Si je suis responsable et victime, alors au moins j’ai une explication.  Si je suis coupable, alors ceux que j’aime ne le sont peut-être pas !  Une fausse culpabilité vient parfois nous rassurer, mais elle ne fait jamais l’épreuve du temps. Elle nous rend ainsi doublement victime : victime du mal subi, d’une part, et « victimisé » par ce mécanisme de culpabilité. L’être humain est ainsi fait que dans certaines circonstances, la liberté — l’absence d’explication— est plus lourde à porter que la fatalité.  Et lorsque le mal nous enserre, la conjonction « Si » et l’adverbe « Pourquoi » s’invitent dans notre explication du malheur… « Pourquoi est-il parti si vite ? », « Si j’avais été plus près d’elle, de lui, il ou elle n’aurait jamais commis cela » « Pourquoi moi, pourquoi maintenant ? »  Lorsque le tragique frappe ainsi à la porte de notre vie, les textes de ce-jour nous invitent à ne pas y voir la plume d’un destin. A ne pas chercher à comprendre, mais à prendre vraiment en compte ce « Je suis qui je suis », qui n’offre pas d’explication. Dieu est au-delà de nos définitions, de notre volonté de comprendre. Chercher Dieu, c’est dans le même moment lutter contre tout idolâtrie qui ne respecterait pas son altérité, qui ferait de Dieu cette volonté expliquant nos histoires.  L’Evangile refuse toute réponse au pourquoi du mal. Mais il nous convie au pour    quoi. Qu’en faire ? Comment avancer malgré tout. Pour cela, il nous invite simplement à cette sagesse de la patience.  La patience est cette confiance qui dans nos moments de malheur  nous permet d’endurer, de durer, de persévérer, de fructifier, d’avancer, d’imaginer de nouveaux chemins, sans fuir la réalité.  « Maître, laisse-le encore cette année, le temps que je bêche autour pour y mettre du fumier. Peut-être donnera-t-il du fruit à l’avenir »  Etre patient, c’est accueillir l’inconnaissance, bêcher, creuser au plus profond de nous-mêmes, pour accueillir ce qui se présente.   Etre patient, dans les deux sens du terme,  c’est lutter contre la souffrance  sans jamais la justifier,  c’est donner du temps à la confiance,  reconnaître qu’il n’y a pas toujours d’explications,  sans verser pour autant dans la résignation,  c’est éviter les ‘si’ et les ‘pourquoi’ mortifères,  pour passer de la culpabilité à la responsabilité.   Cette sagesse de la patience —que Dieu vient inscrire dans nos cœurs— nous invite accueillir l’inexpliqué, tout ce qu’il y a d’irrésolu dans nos vies. Voilà cette sagesse qui, à travers l’adversité, apprivoise le temps que Dieu nous offre et rend l’espérance toujours possible.

Amen.