Marie nous rend Visite
L'historien moderne s'attache à reconstituer, avec la plus grande exactitude possible, les événements qu'il veut raconter de sorte que le lecteur est sûr que "tout s'est bien passé comme il le dit". Mais lorsque saint Luc, plus de 80 ans après les faits, veut évoquer l'enfance de Jésus, il n'entend pas narrer des petits épisodes avec précision. Son intention, ce qui le passionne, c'est de montrer la foi de la communauté chrétienne en Jésus ressuscité. Il veut proclamer que Jésus était bien Seigneur dès sa conception, que Marie, sa mère, était déjà comme la figure de l'Eglise et que tout ce qui s'est produit accomplissait les Ecritures. Le passé est évoqué dans le but de soutenir la foi présente et pour affermir l'espérance en l'avenir. La scène de la Visitation, évangile de ce dimanche, n'est donc pas un reportage pris sur le vif: c'est déjà comme une homélie, un enseignement donné à l'Eglise de tous les temps pour qu'elle croie en l'Incarnation et pour qu'elle accomplisse sa mission.
En ces jours-là, Marie se mit en route rapidement vers une ville de la montagne de Judée.
Une jeune paysanne quelconque, d'un village insignifiant de Galilée, vient de vivre l'événement qui va changer l'histoire du monde: Dieu a distingué celle que personne ne remarquait et lui a proposé de devenir la mère du Messie attendu. Non d'un simple roi ni d'un grand prophète, mais du propre Fils de Dieu, comblé de l'Esprit, pour inaugurer un Royaume qui ne passera jamais. Bouleversée par cette visite, Marie a tremblé, a questionné, a buté sur ses limites puis finalement a cru à l'incroyable: " Voici la servante du Seigneur: que tout se passe pour moi comme tu l'as dit". Or, en outre, lors de cette annonce, il lui a été dit que sa parente, Elisabeth, demeurée stérile après plusieurs années de mariage, était enfin enceinte.
Marie pourrait se donner le temps de réaliser ce qui lui arrive, se calfeutrer à l'abri chez elle afin de protéger le trésor qu'elle porte, se réfugier dans un petit ermitage pour se livrer à la prière et à la contemplation. Au contraire, sur le champ, Marie a décidé d'entreprendre le voyage. "Rapidement": elle ne tergiverse pas, ne perd pas de temps en cogitations. Et elle ne part pas pour aller constater la véracité du fait ni pour exhiber sa propre et suréminente dignité mais pour soutenir Elisabeth dans ses dernières semaines puisqu'elle va demeurer chez elle jusqu'à son accouchement.
Tant il est vrai que la vocation est toujours une "pro-vocation", que l'appel de Dieu est un privilège mais toujours "pour" les autres. Répondre à Dieu "Je suis la servante du Seigneur" entraîne de se faire "servante de sa s½ur". Une illumination qui bloquerait un voyant dans l'extase serait illusion; une écoute de Dieu qui ne deviendrait pas écoute d'autrui serait aliénation.
Elle entra dans la maison d'Elisabeth et salua Elisabeth. Or quand Elisabeth entendit la salutation de Marie, l'enfant tressaillit en elle et elle fut remplie du Saint-Esprit.
Prendre l'initiative de venir - pénétrer dans la maison - saluer l'autre: Marie se comporte envers sa parente de la même façon que l'ange Gabriel à son égard. Elle est "l'ange", l'envoyée de Dieu. Et même elle n'a nul besoin de parler: sa seule présence suffit à bouleverser l'autre. La surprise de la visite inattendue a peut-être provoqué le premier mouvement du f½tus mais Luc interprète de façon théologique: Jésus, en Marie, apporte au futur Jean-Baptiste l'Esprit de Dieu comme l'ange Gabriel avait dit au père, Zacharie le prêtre:
" Ta femme Elisabeth t'enfantera un fils...Il sera rempli de l'Esprit-Saint dès le sein de sa mère" (Luc 1,13-15)
Quelques années plus tard, Jésus se présentera au baptême de Jean, il paraîtra donc comme son disciple qui, après l'arrestation de son maître, prendra sa succession. Luc dément: Jean est un personnage d'une immense envergure, prophète sanctifié dès le sein maternel, mais cette grandeur lui a été conférée par Jésus. Jean est apparu le premier sur la scène de l'histoire mais Jésus est le premier en grâce et c'est de lui que son précurseur tient sa force. Autrement dit c'est la Loi (proclamée par les prophètes) qui apparaît d'abord mais toute sa valeur lui vient de celui qu'elle annonce et sa mission est de conduire à lui. Car lui seul peut sauver l'homme.
Marie se contente de saluer sa parente, de lui souhaiter la "shalom", la paix de Dieu. Sous l'action de l'Esprit, c'est Elisabeth qui exprime sa réaction: elle clame un éloge qui tient en 5 parties ( la typographie fait remarquer les concordances de la construction ) : Elisabeth s'écria d'une voix forte :
" Tu es bénie entre toutes les femmes
Et le fruit de tes entrailles est béni.
Comment ai-je ce bonheur que la Mère de mon Seigneur vienne jusqu'à moi ?
Car lorsque j'ai entendu tes paroles de salutation, l'enfant a tressailli d'allégresse au-dedans de moi.
Heureuse celle qui a cru à l'accomplissement des paroles qui lui furent dites de la part du Seigneur "
Au c½ur de cette exclamation brille l'expression " Mère de mon Seigneur ": Marie n'est pas porteuse du plus grand des prophètes ni du plus génial des sages ni d'un homme qui serait transfiguré en "fils de Dieu" lors de son baptême. Dès sa naissance dans le sein de Marie, Jésus est Fils de Dieu et Marie sera à bon droit saluée plus tard comme "theotokos", Mère de Dieu. Son sein est bien un "tabernacle". Son voyage n'était pas curiosité mais mission: la vie nouvelle en Christ envoie à la rencontre de l'autre.
Le texte ruisselle d'une joie profonde ( allégresse, bonheur, heureuse...). Marie survient à l'improviste, elle rayonne de la Vie qu'elle porte et qui la transfigure: comment celui ou celle qui lui ouvre sa porte ne serait-il pas comblé(e) ? L'acte de foi est accueil de l'Eglise qui porte en elle un mystère, une Présence, un Dieu silencieux qui n'est ni juge des fautes ni récompense des qualités - mais gratuité et plénitude. La peur s'éteint, l'idolâtrie s'effondre, la lumière jaillit: comment le c½ur ne bondirait-il pas d'allégresse ?
Et lorsque Elisabeth loue Marie, ce n'est ni pour sa virginité ni pour son "immaculée conception" mais pour sa FOI ! La grandeur de Marie réside dans le fait qu'elle a osé faire confiance: sans réticences, de manière totale - comme une femme se donne à la maternité éclose en elle - Marie a CRU. Lorsque, plus tard, une femme, éblouie par l'enseignement de Jésus, enviera la mère qui l'a porté, il répondra: " Heureux plutôt ceux qui écoutent la Parole de Dieu et qui l'observent" ( Luc 11, 28).
La foi est espérance - certitude que si Dieu dit quelque chose, cela se réalisera certainement. Comment ? Marie n'a pas exigé de connaître son avenir: elle sait que Dieu la guidera toujours.
Elisabeth est ainsi la première de l'immense multitude qui, depuis 20 siècles, continue à chanter Marie comme elle a osé le dire dans sa prière qui va jaillir à la suite
"...Et toutes les générations me diront bienheureuse..."
Remarquons le parallèle voulu par Luc entre les débuts de ses deux livres, l'Evangile et les Actes des Apôtres:
* Marie écoute le message de Dieu, elle cherche à le comprendre, elle le croit c.à.d. elle se donne.
--------- De même la 1ère communauté écoute l'ultime instruction de Jésus ressuscité et le croit ( Ac 1, 7-8)
* Marie reçoit l'Esprit qui la rend féconde.
--------- De même la 1ère communauté, au cénacle, reçoit l'Esprit de Pentecôte ( Ac 2, 1-4)
* Marie quitte sa maison en hâte pour se rendre en visite chez l'autre.
--------- De même, la communauté sort vite du cénacle, descend dans la rue et rejoint la foule des passants.
* Marie chante son Magnificat: " ...Le Seigneur a fait pour moi des merveilles..."
--------- De même l'Eglise explose de joie, chante, danse et "proclame les merveilles de Dieu" ( Ac 2, 11)
Marie est le modèle de l'Eglise, elle est sa réalisation initiale; l'Eglise doit imiter son modèle.
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Noël est maintenant tout proche: la ville multiplie ses efforts pour créer une ambiance de fête, le commerce déploie ses charmes pour accélérer les achats. Vacarme, luxe, artifices enjôleurs pour séduire.
Doucement, discrètement, sans bruit, Marie nous fait signe: la petite pauvre vient nous rendre visite, elle nous prie de l'accueillir, de partager avec elle la Bonne Nouvelle de celui qui vient nous aimer et nous sauver.
Et elle nous suggère de devenir, à notre tour, "des anges", des envoyés de Dieu: l'important ce ne sera pas la quantité de paquets chamarrés dans nos bras, ni le nombre de bouteilles pour donner un plaisir factice mais le vrai bonheur qui nous habitera et que nous avons, comme Marie, envie de partager.
Les autres voient-ils en nous des vrais croyants ?