5e dimanche de Carême, année B

Auteur: Collin Dominique
Année: 2002-2003

Jn 12, 20-33 

Celui qui aime sa vie la perd ; celui qui s'en dessaisit en ce monde la garde pour la vie éternelle ". 

Combien de fois des paroles de Jésus comme celle-ci nous surprennent ou nous intriguent, voire même nous choquent. Aimer sa vie, c'est la perdre ! N'est-ce pas choquant ? Jésus fait-il l'éloge des tendances suicidaires ou du renoncement à la vie ? Faut-il, pour suivre Jésus, refuser de vivre sa vie, ses sentiments, ses émotions, sa liberté ? Et nous qui croyons que le christianisme est fondamentalement un attachement à la valeur de la vie ? Le philosophe Nietzsche avait-il raison en prétendant que le christianisme est contre la vie ? Je le cite : " le métier du prêtre consiste à nier, à décrier, à contaminer la vie ! "  L'accusation n'est pas légère ! Il nous faut l'entendre sérieusement : le message du christianisme est-il contre la vie ? Essayons de mieux comprendre le sens des paroles de Jésus : que veut dire Jésus quand il proclame que celui qui se saisit de sa vie la perd, c'est-à-dire devient malheureux et que celui qui s'en dessaisit la garde pour la vie éternelle, c'est-à-dire pour une plénitude de bonheur ? Se saisir de sa vie, c'est vouloir la maîtriser, la diriger entièrement à partir de soi. Or, dans nos vies, il y a bien des choses qui résistent à nos envies de maîtrise : nos fragilités, nos limites, les échecs, les retours en arrière. Nous voudrions que ces limites n'existent pas parce qu'elles ne correspondent pas à l'image de nous-mêmes que nous nous sommes fabriqués : le rêve éperdu d'être parfaits et ainsi seulement reconnus, aimés, admirés. Cette attitude peut se traduire dans la vie de tous les jours par le fait de ne jamais dire non, de vouloir être toujours disponible, de toujours tenir le coup, quoi qu'il arrive, de ne jamais décevoir l'autre, de vouloir devenir le sauveur de sa famille ou de sa communauté en étant celui qui donne les bons conseils. Concevoir sa vie ainsi comme une maîtrise perpétuelle de son moi c'est finalement n'avoir besoin de personne puisque la relation n'est pas voulue pour l'autre, mais seulement pour combler en moi un manque, manque de reconnaissance.  Or, croire que le bonheur est lié à l'absence de manque nous rend malheureux puisque le manque fait partie intégrante de la vie. Cela veut donc dire que nous nous trompons si nous voulons combler ce manque : soit chez l'autre en voulant combler son vide affectif, lui éviter tout souffrance, répondre à tous ses désirs ; soit en voulant être comblé soi-même : demander à l'autre de remplacer le père ou la mère qui a manqué. Que faire alors si nous ne pouvons combler nos manques, maîtriser nos vies ? Faut-il nier ses besoins, organiser son manque à l'avance pour ne pas être pris au dépourvu, réduire sa vie sur tous les plans (affectif, réussite), rester en dessous de ses capacités ? Non, car ces attitudes traduisent également le fait de ne pas vouloir accueillir la vie telle qu'elle est, y compris avec ses fragilités et ses limites.  Finalement, même la dépréciation de soi est une des formes les plus subtiles de la maîtrise de soi qui conduit au malheur. Comment cela ? En fait, celui qui se déprécie se donne sa propre loi de mort à laquelle il se soumet aveuglément : " je n'ai aucune valeur ", affirme-t-il. Il reste encore totalement enfermé dans une image illusoire de son moi où il n'y a pas de place pour les limites et la fragilité, les échecs et les erreurs. Profondément déçu et blessé par son propre soi, celui qui se déprécie décrète qu'il n'a pas de valeur et que par conséquent, Dieu non plus, puisqu'il se considère comme un échec de la création divine.  A sa manière donc, Nietzsche avait raison : cette dépréciation de la vie est une des pires perversions. Mais il avait complètement tort quand il attribuait cette dépréciation de la vie au christianisme : même si certains discours chrétiens ont fait et font encore l'éloge de la dépréciation et du renoncement, le message de l'Evangile nous ouvre les yeux sur l'idolâtrie du moi qui s'attache tellement à sa propre vie qu'il en devient incapable de s'en dessaisir pour Autrui. Tel est le sens de la vie et de la mort de Jésus pour l'évangéliste Jean : Jésus n'a pas gardé sa vie pour lui, mais il s'en est dessaisi (c'est le verbe qu'il utilise) : " Nul n'a d'amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu'il aime " (Jn 15 : 13). Cette invitation à nous dessaisir de notre vie, à prendre conscience de nos chemins de mort, pour mieux accueillir le don de la vie de Dieu, tel est le sens de la célébration communautaire du sacrement de la réconciliation : déposons nos fardeaux trop lourds, trop encombrés du Moi omniprésent, de nos désirs de toute-puissance et recevons de la part de Dieu la grâce d'une conversion, d'un changement de cap : choisissons la voie du bonheur ! Choisissons la Vie !  Amen !