« Celui qui aime sa vie la perd,
celui qui s'en dessaisit en ce monde la garde pour la vie éternelle ».
Voilà encore une phrase de l'Evangile qui --mal comprise ou sortie de son contexte-- pourrait nous amener
à une forme de mépris de la vie,
un renoncement qui nous pousserait à refuser de vivre nos propres sentiments,
notre liberté ou nos émotions.
Si certains discours qui se veulent chrétiens font encore aujourd'hui l'éloge d'un tel renoncement, il ne s'agit bien entendu pas de cela. Je me permets d'insister encore une fois là-dessus... Mais vous le savez, prêcher, comme enseigner, c'est l'art de répéter...
Alors que peut bien signifier cette phrase intrigante de Jésus lorsqu'il proclame que
celui qui aime sa vie la perd.
Je nous vous apprendrai rien et vous disant que le monde dans lequel nous vivons est un monde de maîtrise, de protection, d'assurances, d'assurance-vie même, une monde dominé par la possession, un monde obsédé presque par la conservation,
Or, ce que notre culture de la maîtrise de la vie ne peut que récolter,
c'est finalement l'individualisme, une forme subtile de mort.
En effet, être dans cette maîtrise,
vouloir perpétuellement être aux commandes de sa vie
risque de nous plonger dans une grande mort, dans la grand mort,
cette solitude profonde et existentielle où tous ceux qui nous entourent
sont vus comme des instruments destinés combler nos manques !
Celui qui aime sa vie de cette manière-là,
celui qui l'aime d'un amour incapable de lâcher prise,
ne peut que perdre sa vie dans cette solitude-là.
Et notre monde de la maîtrise se caractérise d'ailleurs par comportements ordaliques qui jouent avec la vie, pour mieux fuir la mort ! Des comportements risqués voire suicidaires, motivés par le simple besoin de jouer avec la mort pour revitaliser sa vie, et avoir ainsi
le sentiment d'exister.
Dans cette culture de la maîtrise, les comportements sont finalement motivés
moins par la volonté de vivre que par la peur de mourir.
Comme si vivre... c'était oublier l'unique certitude que nous avons, celle qui veut que toute vie tôt ou tard doit finir.
«Que dire? Père, délivre moi de cette heure ? Mais non ! » dit Jésus.
Jésus nous montre un tout autre chemin de Vie. Un chemin qui ne joue pas avec la mort pour donner sens à la vie. Mais qui emprunte le difficile chemin du lâcher prise, Jésus nous convie à la fécondité d'un amour non pas délivré, mais livré, donné jusqu'à la mort.
Ce qui est en jeu est bien d'aimer LA vie jusqu'au bout, d'avoir le courage de vivre jusqu'au bout, et non pas d'aimer SA vie en niant ses limites. Il ne s'agit pas d'aimer sa vie, mais d'avoir le courage de vivre, le courage d'exister.
Oui, il faut du courage car, dans l'acte même de vivre, il y a comme un dessaisissement,
un lâcher prise, un peu de mort à nous-mêmes, qui coupe le cordon d'un prétendu destin écrit pour nous.
Sur ce chemin du courage d'exister, auquel nous sommes conviés,
celui qui craint sa mort est déjà mort; alors que celui qui n'a plus peur de sa mort
a déjà commencé de vivre en plénitude.
Aimer sa vie, sa propre vie, est un sentiment qui en définitive, ne passe pas l'épreuve du temps. Une vie dessaisie, par contre, nous convie déjà à cette vie éternelle.
Je suis frappé de voir que souvent, le deuil d'une personne qui a vraiment donné sa vie
pour les autres est vécu paradoxalement par ses proches de manière plus apaisée que d'autres deuils.
Parce que c'est précisément le don que ces personnes disparues ont manifesté au cours de leur vie qui passe l'épreuve du temps et donne un goût d'éternité! Leurs actes d'amour et de dessaisissement nous portent et parlent déjà
par delà la vie éternelle.
C'est donc à un lâcher prise fécond que nous sommes conviés.
Lâcher prise, ce n'est pas être blasé, isolé, indifférent, ou arrêter de se battre.
Lâcher prise, ce n'est pas une démission, mais c'est... cesser de s'agripper ;
cesser de s'identifier à un projet, à ses enfants, cesser de s'agripper à quelqu'un,
pour de nouveaux rêves, de nous projets puissent germer.
Alors, ne gardons donc pas notre vie pour nous, mais lâchons prise,
car « Nul n'a d'amour plus grand
que celui qui se dessaisit de sa vie
pour ceux qu'il aime ».
Amen.