Puis-je vous inviter à vous livrer à un petit exercice ? Je vous demande simplement de regarder votre voisin ou votre voisine de gauche puis celle ou celui de droite. De regarder les gens autour de vous et de les observer quelques instants. Vous pouvez même vous retourner. Et tout cela sans parler car il est difficile de s'observer sans ne rien dire. Je vous en prie : allez-y.
Après cet exercice ô combien difficile, j'en conviens, je nous invite maintenant à nous poser la question suivante : avons-nous l'impression que si des personnes extérieures à notre communauté entraient tout à coup dans cette église, elles pourraient se dire : oui, ces gens sont vraiment les disciples du Christ, regardez comme ils s'aiment. Je ne peux pas affirmer avec certitude qu'ils arriveraient à une telle conclusion. Nos visages expriment-ils vraiment ce que nous ressentons au plus profond de nous-mêmes ? Nos expressions donnent-elles le goût de Dieu ? Nos attitudes sont-elles enracinées dans l'amour. Car c'est tout simplement cela que le Christ nous propose aujourd'hui.
Dépasser nos craintes respectives pour oser entrer les uns avec les autres dans une véritable relation d'amour au sens où Dieu l'entend. En effet, nous avons d'abord et avant tout été créés libres pour aimer. L'amour commence là - dans les fonds du désert de notre liberté. Il est invisible dans ses débuts, indiscernable dans son visage. D'abord nous ne voyons rien. L'amour avance vers lui-même, vers son propre couronnement. Il ne nous demande rien, sinon d'être là. Il est cette invitation discrète à nous éclairer l'un l'autre sans toucher à nos ombres respectives. En effet, l'amour ne révoquera jamais la solitude. Il la parfait. Il lui ouvre tout l'espace pour brûler. L'amour n'est rien de plus que cette brûlure. Il n'est donc pas manque mais plénitude du manque, comme le souligne Christian Bobin. Une plénitude du manque qui vient à la conscience dans l'acte amoureux. En effet, l'alchimie naissante entre deux êtres nous fait découvrir cet ensemble de besoins que l'autre pourra en partie combler.
L'amour n'a pas de frontières, pas de limites. Il se donne à vivre tout entier dans cette plénitude invisible pour la raison et qui s'exprime dans les sentiments. Par la rencontre, tout être aimé nous ouvre à de nouveaux horizons à découvrir. Le désir de bonheur de l'autre passe dans le soucis de le rencontrer dans ses espaces personnels qui diffèrent des nôtres. L'amour, l'amitié nous permettent ainsi de nous dépasser, de partir vers ces endroits où nous n'aurions pas été de nous-mêmes. C'est poussés par le désir de combler ces nouveaux manques que la relation nous offre, que nous marchons autrement sur le chemin de la vie. Dans ces relations où les sentiments expriment notre désir d'aimer, nous nous sentons souvent comblés. Comme s'il y avait quelque chose d'égoïste dans l'amour. Lorsque j'aime, j'y trouve mon compte. Je t'aime parce que tu es toi.
" Je t'aime " est en fait une affirmation, non pas une question attendant une réponse. L'être aimé en les prononçant ne dit pas aime-moi mais aime-toi. " Je t'aime ", c'est-à-dire tu es ce qui éveille en moi le sentiment d'amour, tu es le complément en moi du verbe aimer. Mieux encore, je t'aime toi, tu es mon complément, celui de mon tout, de mon ombre et de ma lumière. De la sorte, l'amour se dépose au fond de notre âme et y laisse toujours un rien de toi, une poussière de tendresse qui nous accompagne et nous suit où que nous allions. Etre aimé n'est-ce d'ailleurs pas la quête légitime de toute vie humaine. Et Dieu aujourd'hui nous convie à ne vivre que de cela. Tout la vie de foi se résume en ces mots : " je vous donne un commandement nouveau : c'est de vous aimer les uns les autres ".
Toutefois, cet amour ne se réduit pas à l'amour d'amitié, à l'amour de sentiment, c'est-à-dire à l'amour de plénitude du manque qui nourrit tout être humain. Fort de ce constat, nous sommes alors conviés à aimer de respect, fondement même de l'amour, toute personne, quelle qu'elle soit, d'où qu'elle vienne pour la simple raison que nous partageons la même humanité . Chaque rencontre vaut donc la peine d'être vécue. Chacun, chacune a quelque chose à nous apporter, à nous faire découvrir même si nous ne nous en rendons pas compte tout de suite. Tout être humain, de par le simple fait de son humanité, ouvre en nous de nouvelles perspectives car toutes et tous nous sommes parcelles de divinité. C'est cette réalité toute simple qui permet à Jésus de nous dire que " ce qui montrera à tous les hommes que vous êtes mes disciples, c'est l'amour [de respect] que vous aurez les uns pour les autres ". Que ces mots ne soient pas un simple souhait mais qu'ils deviennent entre nous réalité.
Amen.