Quelle soirée ! Le Maître, à genoux, lave les pieds de ses disciples et derechef leur annonce que l'un d'eux va le trahir ...et soudain, après avoir accepté le bout de pain que Jésus lui tendait, Judas se lève et quitte la pièce. Les autres sont surpris ; Jésus, lui, sait que son ami s'encourt chez les autorités pour leur communiquer où et comment capturer Jésus cette nuit même.
« Quant à Judas, ayant pris la bouchée, il sortit immédiatement. Il faisait nuit ». L'homme quitte « la Lumière du monde » pour s'enfoncer dans les ténèbres. Le processus de la Passion est enclenché : Jésus peut commencer ses adieux. Evidemment c'est encore à nous aujourd'hui qu'il livre ses confidences.
13, 31-32 : LA PASSION EST GLORIFICATION.
Jésus déclara : « Maintenant le Fils de l'homme est glorifié et Dieu est glorifié en lui. Si Dieu est glorifié en lui, Dieu en retour lui donnera sa propre Gloire ; et il la lui donnera bientôt ».
Au cadran de l'histoire, l'HEURE est venue de l'horreur et de l'honneur, de l'abjection et de la glorification. Jean avait commencé le récit de ce soir de façon solennelle : « Avant la fête de la Pâque, Jésus, sachant que son HEURE était venue, l'HEURE de passer de ce monde au Père, lui qui avait aimé les siens qui sont dans le monde, les aima jusqu'à l'extrême » (13, 1). Pour les ennemis, la croix est châtiment: pour Jésus elle sera offrande. C'est MAINTENANT qu'il va aller jusqu'à « l'extrême de l'amour » donc qu'il recevra la Gloire de son Père. Car il est bien ce mystérieux « Fils de l'homme » entrevu par le prophète Daniel :
« Je regardais dans la nuit et voici qu'avec les nuées venait comme un fils d'homme....Et il lui fut donné souveraineté, gloire et royauté. Les hommes de toutes nations le serviront. Il a une souveraineté éternelle qui ne passera pas » ( Dn 7, 13-14).
Cette prophétie pouvait laisser entendre qu'un jour Dieu enverrait un Messie investi de puissance divine, prêt à anéantir les ennemis d'Israël. Mais Jésus savait qu'il était également le Serviteur de Dieu prédit par Isaïe :
« Il est méprisé, abandonné des hommes. En fait ce sont nos douleurs qu'il porte...Il est transpercé à cause de nos révoltes...Il n'ouvre pas la bouche, comme un agneau traîné à l'abattoir...Ayant payé de sa personne, il verra une descendance ; reconnu juste, il dispensera la justice....Car il s'est dépouillé lui-même jusqu'à la mort... ». (Isaïe 53).
Fils de l'homme et Serviteur souffrant. Car Dieu ne couronne que celui qui aime jusqu'à l'extrême : la mort. Les ennemis diront : « La croix est la preuve que nous avions raison » ; les disciples répliqueront : « La croix est la preuve qu'il nous aimait ». Aussi Jean ne parle pas de « Passion » mais d' « Elévation », d' « Exaltation ». On voulait d'abord lapider Jésus, l'ensevelir sous un tas de pierres, comme un pharaon (8, 59 ; 10, 31); mais en le crucifiant comme un esclave, on l'a élevé entre ciel et terre, bras ouverts et c½ur transpercé. L'échelle est dressée, l'accès à Dieu est possible aux hommes. Dieu donne sa Gloire à son Fils.
13, 33 : JÉSUS ABSENT
« Mes petits enfants, je ne suis plus avec vous que pour peu de temps. Vous me chercherez et comme je l'ai dit aux Juifs : « Là où je vais, vous ne pouvez venir », à vous aussi maintenant je le dis ».
Jésus sait que ce sont ses dernières heures avec ses disciples, que ceux-ci vont le lâcher et s'enfuir dans la nuit, et cependant - et c'est l'unique fois dans les évangiles -, il les appelle par un diminutif affectueux : « mes petits enfants ». Jésus n'est pas le supérieur de ces jeunes gens, leur capitaine, leur professeur : il les a réellement enfantés par sa parole de Vie. Il sait qu'ils sont impuissants à le suivre sur l'atroce chemin où il s'engage et il ne leur en veut pas : il ira seul à la croix car il est le seul Sauveur du monde. Peu après, Pierre, fougueux, prétendra être capable de le suivre : « Je donnerais ma vie pour toi » mais Jésus le connaît mieux qu'il ne se connaît et lui répondra doucement: « Je te le dis : trois fois tu me renieras avant que le coq chante » (13, 38).
Jésus disparaîtra dans la mort : ils le pleureront, le chercheront et ils le retrouveront pour ne plus jamais le perdre. Alors, par la force de son Esprit, ils pourront aller là où il alla le premier. Mais il ne faut pas trop vite se proposer comme candidat au martyre. Nous nous croyons toujours plus forts que nous ne le sommes en réalité.
13, 34-35 : L'AMOUR DE CHARITÉ
« Je vous donne un commandement nouveau : vous aimer les uns les autres. Comme je vous ai aimés, vous aussi, aimez-vous les uns les autres. Ce qui montrera à tous les hommes que vous êtes mes disciples, c'est l'amour que vous aurez les uns pour les autres ».
En leur faisant ses adieux, Jésus ne leur demande pas de lui élever un monument, d'écrire sa biographie, de publier ses images, ni même d'abord d'aller convertir le monde mais de s'aimer les uns les autres !
La Loi commandait : « Ne te venge pas, ne sois pas rancunier à l'égard des fils de ton peuple. Tu aimeras ton prochain comme toi-même. C'est moi le Seigneur » (Lévitique 19, 18). Comment alors Jésus peut-il présenter son ordre comme « nouveau » ?
Cet adjectif peut avoir deux sens (c'est pourquoi, en grec, il existe deux mots différents pour le dire). D'habitude il désigne quelque chose qui n'avait pas encore été dit ou réalisé - et nous voyons aujourd'hui l'usage intempestif du slogan publicitaire : « Nouveau ! ». Mais ce qui est « dernier cri » sera toujours très vite remplacé par autre chose qui ne sera « nouveau » que pour devenir, à son tour, obsolète, « ringard ».
Le commandement de Jésus est « nouveau » non au sens d'inédit mais au sens de qualité, de profondeur. Lorsque le prophète Jérémie annonce une ALLIANCE « NOUVELLE », il ne s'agit pas de remplacer les 10 commandements par un autre texte mais d'une relation à Dieu qui sera d'une qualité radicalement différente, indépassable. Ainsi l'amour crucifié de Jésus ouvre cette Nouvelle Alliance qui ne pourra jamais être surpassée.
Lorsque Jésus précise : « COMME JE VOUS AIME », il ne s'agit pas là simplement d'un exemple comme s'il suffisait de se souvenir de l'évangile pour tenter de « faire pareil ». Le COMME peut se traduire PARCE QUE...PUISQUE...C'est l'amour de Jésus qui provoquera l'amour mutuel entre disciples, qui en sera le fondement, la source. C'est parce que d'abord il a lavé les pieds de ses disciples qu'il peut leur dire : « Vous devez vous laver les pieds les uns aux autres ».
Je vais disparaître DONC aimez-vous les uns les autres ! La communauté chrétienne est le substitut de l'absence de Jésus. Les disciples n'auront pas d'abord à évoquer les souvenirs de leur Maître ni à promettre de futures apparitions, ni à dénoncer les injustices du monde, ni à appeler à la solidarité mondiale mais à S'AIMER LES UNS LES AUTRES. Les gens ne verront plus Jésus : ils ne verront que des hommes et des femmes qui disent croire en lui. Cette FOI ne sera crédible que si elle est confessée et proclamée par des hommes et femmes en communion d'AMOUR réelle, visible, manifeste.
La charité chrétienne n'est pas une furtive aumône jetée au mendiant, elle n'est pas une loi au sens de règlement - fût-ce la première. Elle est l'élan qui vient de Dieu, passe par Jésus et anime entre eux ses disciples : c'est pourquoi le plus grand argument missionnaire n'est pas le raisonnement théologique, la perfection morale des croyants, la beauté des liturgies, le nombre des pratiquants, ni même l'abbé Pierre (il y a « les Restos du c½ur »)- mais leur amour mutuel, leur UNITE.
C'est pourquoi la division des Eglises est un scandale encore bien plus grand que la pauvreté des masses.
C'est pourquoi la paroisse n'est pas un lieu de célébration de rites, une garderie d'enfants, un organisme de solidarité mais doit impérativement être d'abord une « communauté » qui se manifeste comme telle. Pas un magma de pratiquants qui virevoltent d'un lieu à l'autre et qui se juxtaposent une heure le dimanche pour s'ignorer le reste de la semaine. L'idéal (très difficile, toujours à construire) de l'amour mutuel frappera les hommes qui y verront le signe par excellence de la présence de Jésus vivant.
5e dimanche de Pâques, année C
- Auteur: Devillers Raphaël
- Temps liturgique: Temps de Pâques
- Année liturgique : C
- Année: 2012-2013