Nous connaissons tous, de mémoire, la conclusion rituelle des contes de Perrault ou d'Andersen qui ont bercé, charmé, voire même effrayé notre enfance : le prince charmant épouse une belle princesse, ils vivent heureux et ont beaucoup d'enfants.
Si l'évangile de Jean ressemblait à un conte de fées, il aurait pu terminer par ce verset qui commence le passage que nous venons d'entendre : " Avant la fête de la Pâque, sachant que l'heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé le siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu'au bout ". Que pouvait-on écrire de plus beau et de plus heureux que cela pour exprimer le sens de la venue de Jésus parmi nous ? Mais contrairement aux contes de notre enfance, Jean écrit cela non comme conclusion d'un récit où tout se termine pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais comme introduction d'une histoire où tout s'enchaîne dans la trahison et l'incompréhension, puis dans le drame d'un condamné à mort. Pourquoi faut-il toujours que l'amour se conjugue avec l'incompréhension, la trahison, le tragique et la mort ? Cette question est celle de Judas et plus encore celle de Pierre, lui qui aimerait tant comprendre, mais comprend tout de travers ! Telle est aussi notre question quand notre capacité d'amour est trahie, blessée ou plus simplement quand nous ne savons plus comment aimer en vérité un conjoint, un enfant, un frère, un ami.
Jésus nous répond ce soir par un geste, celui du lavement des pieds. Pierre, et peut-être chacun d'entre nous, ne comprend pas la portée de ce geste que pose Jésus. Non qu'il ne connaît pas l'action de laver les pieds puisque ce geste fait encore partie des usages de l'hospitalité des peuples du Moyen Orient.
Si Jésus refait ce geste avec ses disciples alors qu'il sait que son Heure est venue, c'est pour lui donner une signification bien plus profonde que celle commandée par l'hospitalité traditionnelle. Le verbe qu'utilise Jean pour dire que Jésus " quitte " ou " dépose " son vêtement est exactement le même qu'il emploie ailleurs dans son évangile pour dire que Jésus " dépose " sa vie pour ses amis : " C'est pour cela que le Père m'aime, parce que je dépose ma vie, pour la reprendre. Personne ne me l'enlève ; mais je la dépose de moi-même. J'ai le pouvoir de la déposer et le pouvoir de la reprendre ; tel est le commandement que j'ai reçu de mon Père " (Jn 10, 17-18).
Ainsi, le sens du lavement des pieds s'enrichit et se précise : quand Jésus dépose ses vêtements dans un signe de dépouillement et de service, il mime, en quelque sorte, sa propre mort et lui confère toute sa signification : Jésus nous a aimé jusqu'au bout parce qu'il a fait de sa mort un don de soi radical. Il dépose sa vie pour ceux qu'il aime et c'est précisément en cela qu'il fait la volonté de son Père. A l'image de son Père, Jésus dépose sa vie sans rien retenir pour lui : il se fait entièrement vulnérable.
Pierre n'a rien compris à cette nouvelle logique de l'amour car il reste encore vissé à la logique de la force et de la puissance. Il ne saisit pas le sens du geste de Jésus et réclame naïvement un bain total : " Alors, Seigneur, pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ! " Mais ce n'est pas d'une purification corporelle dont parle Jésus mais d'un renouvellement complet de notre manière de comprendre la logique de l'amour. L'amour véritable, nous enseigne Jésus, est inséparable d'une attitude de don de soi où le soi ne se prend pas pour le centre de l'univers, mais se " dépose " sans cesse par les signes humbles et quotidiens du service, de l'amabilité, du pardon et de la joie.
L'amour véritable est aussi un amour vulnérable : il sait se laisser toucher par les détresses et les horreurs du monde, il peut entrer en sympathie avec autrui, sans le juger ni le condamner. Pierre croyait que son Maître et Seigneur s'opposerait à sa destinée tragique par la force et la puissance. Jésus nous apprend que nous n'avons d'autres forces que le don de soi et la vulnérabilité. C'est là le visage du commandement nouveau de l'amour qui trouve maintenant son expression la plus forte dans l'Eucharistie que nous célébrons et dans laquelle Jésus dépose sa vie par les humbles signes du pain partagé et du vin versé en abondance.