“ Que veux-tu que je fasse pour toi ? ”
Méditation sur Mc 10, 46-52
- Regarder et voir
Dans le bureau de vote, il y a quelques semaines, il fallait exprimer parmi le grand nombre de candidats, celui ou celle qui retient notre préférence. Tâche difficile, car que savons-nous au fond ? Nous avions vu des visages souriants, des promesses évidentes, des rêves de changements, des couleurs. La présidente voyant que je cherche une cabine appropriée, s’approche : “ Bonjour Monsieur, puis-je vous aider ?”. Sa prudente question me fait penser à celle que Jésus pose à Bartimée : “Que veux-tu que je fasse pour toi ?”. Je la regarde interrogativement, nous sourions tous les deux et je soupçonne que nos âges et nos capacités pour au moins ce jour, ne devraient pas trop différer : “Merci madame, c’est gentil, je puis me débrouiller”.
Il y a une nette différence entre regarder les listes des candidats et voir qui devrait être élu. Pour pouvoir voir – ce qui est la question de Bartimée – il faudrait un au-delà. Il faut plus que regarder. Aujourd’hui notre monde est inondé d’images flash, rapides, qui sollicitent notre regard, qui provoquent des réactions soudaines, commerciales et de consommation, d’émotions basiques. Envahi par une culture d’images et d’impressions et de multiples fractures, on a de la difficulté à vraiment voir au-delà du regard. Pour pouvoir réellement voir, on ne peut se passer de réfléchir, de prendre distance, de s’interroger, d’attendre parfois et de pratiquer la patience. Pour clairement voir et saisir ce qui se passe dans notre ville, dans notre société et dans les recoins du monde, on a besoin d’autres personnes, ceux qui nous entourent et qui regardent eux aussi, avec nous, pour creuser ensemble les significations importantes et pour faire le tri de ce qui importe vraiment. Une entreprise se penche sur son fonctionnement; une communauté religieuse réfléchit ensemble; une famille échange ses opinions, un conseil communal, une Eglise. Voir est de l’ordre de l’essai, de l’interprétation. On espère finalement comprendre ou s’approcher du vrai, après une analyse et une balance des perspectives.
- La clairvoyance de l’aveugle
Un aveugle n’est pas celui qui ne sait pas voir, la canne blanche, des lunettes foncées, celui ou celle dont la mécanique de la vue est perturbée. L’aveugle est plutôt celui ou celle qui est convaincu de tout voir, de savoir et de comprendre. Pour l’aveugle, il n’y a pas d’interrogation entre regarder et voir. Il connaît d’emblée les réponses, les vérités. L’aveugle est inconsciemment aveuglé. Il ne se rend pas compte comment son champ visuel est inévitablement limité et déterminé par ses propres prémisses. L’aveugle baigne dans sa sagesse. Etant sans gêne convaincu de voir et de comprendre, il devient dangereux.
Le récit de Bartimée dans la version de Marc ( 10, 46-52 ) nous propose le contraire. Ce passage est bouleversant. Il présente une magnifique gradation, un développement humain et spirituel qui prend son temps; qui va en profondeur. Quatre “détails” extrêmement importants méritent notre attention.
Bartimée est entouré d’une grande foule. Elle regarde. Lui pas, il crie. En criant il exprime son désir de rencontrer personnellement Jésus, ou au moins d’être vu. Le regard à distance ne lui suffit pas. Il désire la proximité : ‘Jésus, Fils de David, ait pitié de moi”. Ce qui signifie : “ Regarde et vois qui je suis. Vois et comprends ma situation, mon désir, mon avenir, mes perspectives”.
Faisant ainsi, Bartimée “croit” dans le sens grec ( πιστευειν) de “donner confiance à”. , ce qui veut dire : il se confie déjà. Son cri n’est pas seulement une demande de mendiant. C’est une nécessité, une question de vie. C’est pourquoi il insiste, malgré les obstacles et l’exclusion que la foule lui impose.
A la première parole de Jésus, la foule change et devient polie et l’encourage : “lève-toi”. C’est le moment où – selon mon appréciation – le “miracle” , entre guillemets, se déclenche. Ce n’est pas un “miracle” médical. Bartimée n’est pas un patient qui attend son tour chez l’ophtalmologue. Bartimée jette son manteau. Sans l’encouragement de la foule il ne l’aurait peut-être pas fait. L’évangéliste Marc est le seul à mentionner ce détail.
Que signifie ce détail du manteau ? Pour Marc, qui tient compte de son public romain, le manteau visualise et signifie la protection du statut de l’aveugle. “Le” ou “ce” manteau protège d’une part l’aveugle et le caractérise ou le stigmatise en même temps. En jettant son manteau derrière lui le geste ne peut signifier que : “Je n’ai pas besoin de mon statut qu’on m’ a imposé – je me présente dépourvu, tel que je suis : me voici”.
La réaction de Jésus révèle un deuxième détail incontournable. A la question de Bartimée “ Aie pitié de moi” – Jésus ne montre pas du tout de pitié; il n’offre rien. Aussi, il ne refuse pas le cri. Il se laisse plutôt interroger. Il a besoin de comprendre, de voir clair. Il prend le temps et donne le temps à son étranger devant lui pour qu’il se révèle. Jésus invite l’autre à lui faire connaître l’au-delà de son cri : “ Que veux-tu que je fasse pour toi ?”. Jésus ne sait pas comment réagir. C’est l’autre, l’aveugle, qui va l’instruire. Pour Saint Jean ce serait impensable qu’une personne qui vit dans l’obscurité éclaire et instruit la Lumière. Pour Saint Marc, Jésus a besoin d’apprendre, d’écouter avant qu’il puisse réellement voir. La solution semble – de nouveau - entre les mains de Bartimée.
Troisième détail. Bartimée s’adresse une troisième fois à Jésus : “ Rabbouni”. Avec ce nouvel intitulé Bartimé change sa position dans son rapport à Jésus. Il n’est plus à distance. L’appellation “Maître” nécessite un pendant. Un maître ne l’est pas pour soi. En l’appelant ‘Maître’, Bartimée se proclame désireux d’être disciple. Le disciple reconnaît dans le maître celui qui l’accompagnera et à qui il se confiera. Marie Madeleine le prononce de la même façon, dans le jardin, au Ressuscité. Le titre “Maître” ne correspond pas à une demande telle que : “ donnes-moi des lunettes”. La reconnaissance du Maître suggère un au-delà de soi : “ Fais-moi voir, que je puisse cheminer avec toi, te suivre. Donne-moi l’intériorité de ton cœur, la force de ton engagement, l’inspiration de ta vie, ta Parole qui élève, que je puisse, moi aussi, vivre comme toi”. Le Maître, se représente-t-il que le salut ne relève pas de nos mains seules ? Ou confirme-t-il la seule responsabilité de l’homme ?
- Qui sauve ?
Quatrième détail. La gradation continue. “ Ta foi t’a sauvé”. Maintes fois dans les évangiles et toujours dans des situations pénibles et précaires où l’homme menacé résiste malgré des obstacles, nous entendons Jésus affirmer : “ Ta foi t’a sauvé”. Ce n’est pas moi, Jésus, qui te sauve. C’est comme s’il confie à l’homme le rôle de Sauveur qui est réservé à Dieu : Ton salut est, à vrai dire, ton œuvre à toi. Le salut est en toi. C’est toi qui le déclenche, si au moins tu y mets ta confiance.
La guérison n’est pas une autoguérison comme on dirait d’une autohypnose. La guérison ne vient pas du ciel, comme un ‘Deus ex machina’. Il n’y a pas d’intervention extraterrestre.
Le récit est théologique, c.à.d. il révèle la manifestation de la profonde espérance qui est à l’œuvre dans l’homme et qui fait qu’il entame le cheminement de disciple. Vers où ?