J’ai conçu les trois dernières homélies un peu comme un triptyque. Dimanche passé nous avions dénoncé le christianisme placebo qui visait à établir une paix sociale sur Terre. Un christianisme qui cherche à tout prix à éviter la souffrance sur base du principe ‘Tout le monde, il est beau. Tout le monde, il est gentil’ et ‘Nous rions tous au paradis’. Espérer échapper à la souffrance est illusoire : ce serait revenir à la religion comme opium du peuple.
Lundi, à l’occasion de l’Assomption, j’avais présenté Marie comme la mystique par excellence. Après avoir remarqué que son « oui » mettait toute sa vie en jeu, nous avions essayé de nous mettre dans sa peau pour découvrir que la vie mystique c’est osciller, en confiance, entre Magnifcat et Stabat Mater, entre tressaillements d’allégresse et cœur transpercé au pied de la croix.
Aujourd’hui, troisième volet : comment entrer dans la vie mystique ? Comment trouver progressivement cette confiance en Dieu qui procure autant la joie profonde qu’elle permet de se maintenir debout face au mal ?
L’Évangile de ce dimanche nous parle de la porte étroite, qui est une parabole, justement, de la vie mystique. « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car, je vous le déclare, beaucoup chercheront à entrer et n’y parviendront pas. »
La « porte étroite » ou « porte des brebis » était la plus petite de toutes les portes de la muraille de Jérusalem, celle par laquelle entraient les troupeaux qui allaient être sacrifiés au Temple. Quand Jésus dit « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite », il ne dit pas autre chose qu’« Efforcez-vous d’aller au sacrifice ».
Encore une fois, je le redis : il ne s’agit pas ici de jouer les kamikazes de la religion, comme Catherine de Sienne et son frère qui, enfants, avaient fugué de la maison pour aller faire la croisade et mourir en martyrs. Encore moins s’agit-il de glorifier le dolorisme, cette perversion spirituelle qui consiste à s’infliger des souffrances croyant ainsi plaire à Dieu. Le christianisme assume cette position délicate qui consiste à ne pas se résoudre au mal et à la souffrance – « Père, si tu le veux, éloigne de moi cette coupe » – mais à accepter d’y faire face – « Cependant, que soit faite non pas ma volonté, mais la tienne » [Lc 22, 42]. Voilà la porte étroite par laquelle il s’agit d’entrer : de tout son être refuser le mal, mais accepter d’y faire face et s’il le faut, l’assumer.
On retrouve ici le « oui » de Marie, dont nous avions constaté lundi qu’il comportait un risque majeur pour sa vie : en effet, Marie aurait été lapidée si Joseph l’avait dénoncée. Encore une fois, si on se met à sa place, on mesure l’angoisse qui a dû être la sienne à l’Annonciation : « Voici que tu vas concevoir et enfanter un fils ... » [Lc 1,31]. Elle aurait été fondée à hurler vers Dieu : « Mais ils vont me lapider ! ». Au contraire, elle dit : « Que tout m’advienne selon ta parole » [Lc 1, 38]. On retrouve, à la fois, l’angoisse du Christ au Jardin de Gethsémani et sa soumission confiante à la volonté du Père. Le « oui » de Marie à l’Annonciation, celui du Christ à la veille de sa Passion, sont deux magnifiques exemples de ce qu’on entend par « Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite » : un oui donné à Dieu alors que se profile le malheur.
Remarquez que ce n’est pas un « oui » à la souffrance. Ni Marie, ni le Christ ne désirent s’affronter à la méchanceté des hommes. C’est à l’amour divin qu’ils disent « oui » dans ces circonstances tragiques.
Nos conflits se résolvent en acceptant la souffrance, pas en la rejetant. C’est en acceptant la souffrance que nous causent ceux qui nous font du mal, qui sont souvent des proches, et non en les rejetant, que nous réconcilierons l’amour entre nous et retrouverons la joie. C’est en aimant au-delà du mal que nous infligent ceux qui nous blessent, que nous ressusciterons à la vie.
Le mystique vit au-delà de la souffrance, dans la confiance totale au triomphe de l’amour. C’est parce qu’il est tendu vers la Résurrection qu’il peut endurer le mal. Sinon, nous sommes tous bien d’accord, c’est insupportable.
Tous, nous avons cette capacité d’endurer la souffrance jusqu’à un certain point. Tous, déjà, nous avons traversé des vallées de larmes portés par l’espérance d’un jour meilleur, d’une résurrection de la joie. Tous, nous avons cette capacité de résilience face à au mal. Dans une certaine mesure.
La vie mystique c’est la dilation de cette mesure, à force de confiance en Dieu. C’est en développant notre confiance en l’amour qu’a Dieu pour nous, littéralement en dilatant notre cœur à la mesure de cet amour, que nous pourrons repousser ce point au-delà duquel la souffrance nous fait sombrer dans le désespoir. Tous, nous avons cette capacité d’endurer, par amour, la souffrance jusqu’à un certain point et la vie mystique, c’est porter ce point au-delà de la mort grâce à la pleine confiance en Dieu.
Alors, plus aucune souffrance, pas même la mort ne nous feront peur. Nous pourrons accepter tous les sacrifices, passer par toutes les portes étroites, tellement nous serons portés par la certitude qu’existe et que vit en nous, un amour qui ressuscite de tout ; que se trouve au-delà de toute porte étroite, un Temple où ne règne que l’amour de Dieu. Et, comme nous l’enseigne le Christ, que ce Temple, c’est notre corps.
La vie mystique c’est réaliser que l’on vit dès ici-bas de cet amour qui permet d’affronter et de transcender tous les aléas de la vie. Si, par amour, vous vous êtes déjà battus contre la souffrance, vous savez donc que cet amour surpuissant est bel et bien vivant en vous.