Après quarante jours passés seul dans le désert, Jésus connut trois grandes tentations : celle de la richesse, de la gloire et du pouvoir. Mais il a dû connaître une plus grande épreuve encore : celle de l’ennui. Oui, on s’ennuie quand tout va bien. On rêve d’autre chose et, pourquoi pas ?, d’une aventure. Il y a des gens qui ont tout pour être heureux : une bonne situation, une famille heureuse et unie. Et voilà qu’ils quittent tout. Il leur fallait autre chose, quelque chose de nouveau et surtout quelque chose de plus grand, de plus beau. Et Jésus, au désert, avait tout ce qu’il fallait pour être heureux : il était avec son Père, comme il l’était déjà au ciel.
Mais les journées se suivent et se ressemblent. La vie continue, elle tourne comme la roue d’un moulin à eau, inexorablement, avec le même rythme, le même bruit entêtant. Cela produit une maladie bien connue des moines depuis l’Antiquité : c’est l’acédie, ou le dégoût dû à la monotonie.
Pour échapper à cette acédie, certains ont essayé différents remèdes. Les uns ont couru chez les copains pour papoter et discuter. Mais, bien vite, ils n’avaient plus rien à dire, et cela devenait ennuyeux. D’autres faisaient mille choses à la fois : ils bricolaient dans leur atelier, ils cultivaient des légumes dans leur potager, ils taillaient les buissons dans leur jardin. Mais, le soir venu, ils se sentaient bien seuls et bien vides. Ce n’était pas dans l’agitation, ni dans le bavardage qu’ils pouvaient trouver la paix intérieure. C’est pour cela que Jésus, le Fils de Dieu, devait lui aussi passer par cette épreuve universelle, l’ennui, même quand tout va bien.
Il fallait pour cela qu’il redécouvrît au-delà du calme plat du désert les petits bruits de la vie : là-bas, au loin, le frôlement furtif d’un petit animal qui courait entre les pierres, ailleurs le pas lourd et régulier d’un âne qui portait son fardeau à côté d’un homme silencieux. Nous ne vivons pas dans un désert, mais dans un grand hall de gare, dans lequel nous courons d’un quai à un autre, où nous croisons des gens, sans les rencontrer vraiment.
Le carême nous donne l’occasion de nous arrêter et de partager avec notre conjoint, avec Dieu, ce que nous vivons, ce qui nous réjouit et ce qui nous peine, par exemple, le plus beau moment de la journée, ou bien ce qu’on pourrait faire ensemble demain. C’est ce que Jésus a fait dans le désert : partager avec son Père ce qu’il vivait dans la solitude et ce qu’il projetait de faire une fois qu’il serait sur les routes de Judée et de Samarie. C’est cela le carême : apprendre à goûter la présence de quelqu’un qui écoute et que l’on découvre, quelqu’un qui nous étonne et qui nous enrichit.
C’est cela, la grande aventure amoureuse du Christ avec son Père : l’étonnement admiratif de la différence, la différence qui n’est pas un obstacle ou un mur contre lequel on se heurte en permanence, mais une invitation à aller plus loin et de demander : « pourquoi dis-tu cela ? Pourquoi cela te dérange-t-il ou cela t’émerveille ? Apprends-moi à voir la vie autrement, à travers tes yeux, à travers ton cœur. » C’est pour cela que Jésus parlait toujours de « celui qui m’a envoyé ». Il parlait de tout ce que le Père lui avait révélé afin que nous puissions en profiter. Et Marie méditait tout cela en son cœur, non pas pour savoir ce qu’elle en pensait, mais pour découvrir ce que Dieu voulait lui dire et attendait d’elle.
Le carême, c’est une période de dépouillement de tout ce qu’on croit savoir, pour mieux découvrir un monde nouveau, celui de son voisin, celui de son conjoint, celui de Dieu. Et cela, on n’a jamais fini de le faire. On n’a plus le temps de s’ennuyer. Il faut simplement savoir dire merci à l’autre de m’apprendre à voir la vie autrement, comme Jésus le faisait avec son Père, comme Marie le faisait avec Dieu. Et quarante jours dans le désert ou la messe une fois par semaine, c’est bien le minimum pour apprendre tout cela.