15ème dimanche

Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique: C
Date : 10 juillet 2022
Auteur: André Wénin


« Vie et joie, à vous qui cherchez Dieu ! »
(Psaume 69,33b)

Une loi de vie (Deutéronome 30,10-14)

[Moïse disait à Israël :] « Écoute la voix du Seigneur ton Dieu, en observant ses commandements et ses décrets inscrits dans ce livre de la Loi, et reviens au Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme. Mais ce commandement que je te prescris aujourd’hui n’est pas au-dessus de tes forces ni hors de ton atteinte. Elle n’est pas dans les cieux, pour que tu dises : ‘Qui montera aux cieux et la prendra pour nous, pour nous la faire entendre, afin que nous la mettions en pratique ?’ Elle n’est pas au-delà de la mer, pour que tu dises : ‘Qui se passera pour nous au-delà de la mer et la prendra pour nous, pour nous la faire entendre, afin que nous la mettions en pratique ?’ Elle est tout près de toi, cette Parole, dans ta bouche et dans ton cœur, afin que tu la mettes en pratique. »

Pourquoi donc changer le texte du verset 10 ? C’est en réalité la deuxième partie d’une phrase dont le début a été censuré – ce qui a nécessité des adaptations. La phrase conclut une évocation de la conversion d’Israël à l’alliance : « Le Seigneur ton Dieu te comblera de biens en toute œuvre de tes mains – dans le fruit de ton sein, le fruit de ton bétail et le fruit de ta terre – parce que le Seigneur prendra de nouveau plaisir à ton bonheur, comme il prenait plaisir à celui de tes pères. C’est que tu auras écouté la voix du Seigneur ton dieu en observant ses commandements et ses décrets, ce qui est écrit dans ce livre de la Torah [Loi], et que tu seras revenu au Seigneur ton dieu de tout ton cœur et de tout ton désir » (versets 9-10). Plutôt que d’exhorter à écouter la voix du Seigneur et d’inviter à la conversion (comme dans la lecture liturgique), il s’agit de décrire le résultat de celle-ci, le fruit de la pratique de la Loi : des fruits de vie accordés largement par un dieu. Car Dieu désire prendre plaisir à faire plaisir à son peuple, mais sa généreuse bienveillance est pour ainsi dire neutralisée quand le peuple refuse de marcher sur le chemin qui conduit à la vie, un chemin balisé précisément par la Loi.
Moïse ajoute alors que cette Loi qui conduit au bonheur n’est en rien inaccessible. Comme elle vient de Dieu, elle pourrait sembler hors de portée des humains. En réalité, c’est le contraire : elle est toute proche, et même intérieure : « dans ta bouche et dans ton cœur ». Aussi, si quelqu’un pense que la Parole de Dieu est lointaine, c’est qu’il est loin de lui-même et de son désir de vie, étranger à son propre cœur. Quelque chose de fondamental s’énonce ici : la Parole écrite dans le livre de la Loi, cette Parole lue, proclamée, répétée, commentée, est aussi inscrite au cœur de chacun, au plus intime de lui-même, comme une présence indicible de Dieu. De la sorte, la lecture de la Parole en privé ou sa proclamation publique ont pour fonction d’éveiller ou de réveiller la Parole qui se murmure ou qui sommeille au cœur de l’être ; elles sont là pour déclencher une sorte d’écho qui invite à écouter cette voix qui, de l’intérieur, au plus intime du désir de l’être, l’invite à chercher la vie et le bonheur authentique, une voix à laquelle les bruits du monde empêchent de prêter l’oreille. Proclamée par « la bouche », elle désire toucher « le cœur » dans l’espoir d’être entendue et vécue.

Un Samaritain en chemin (Luc 10,25-37)

Un docteur de la Loi se leva et se mit à tester Jésus en disant : « Maître, que dois-je faire pour avoir en héritage la vie éternelle ? » Jésus lui dit : « Dans la Loi, qu’est-il écrit ? Comment lis-tu ? » L’autre répondit : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ton intelligence, et ton prochain comme toi-même. » Jésus lui dit : « Tu as répondu correctement. Fais ainsi et tu vivras. » Mais lui, voulant se justifier, dit à Jésus : « Et qui est mon prochain ? » Jésus reprit la parole : « Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, et il tomba sur des bandits ; ceux-ci, après l’avoir dépouillé et roué de coups, s’en allèrent, le laissant à moitié mort. Par hasard, un prêtre descendait par ce chemin ; il le vit et passa à distance. De même un lévite arriva à cet endroit ; il le vit et passa à distance. Mais un Samaritain, qui était en route, arriva près de lui ; il le vit et fut saisi de compassion. Il s’approcha, et pansa ses blessures en y versant de l’huile et du vin ; puis il le chargea sur sa propre monture, le conduisit dans une auberge et prit soin de lui. Le lendemain, il sortit deux pièces d’argent, et les donna à l’aubergiste, en lui disant : ‘Prends soin de lui ; tout ce que tu auras dépensé en plus, je te le rendrai quand je repasserai.’ Lequel des trois, à ton avis, a été le prochain de l’homme tombé aux mains des bandits ? » Le docteur de la Loi répondit : « Celui qui a fait preuve de pitié envers lui. » Jésus lui dit : « Va, et toi aussi, fais de même. »

Si le docteur de la Loi teste Jésus, c’est qu’il a une réponse à sa question mais qu’il veut savoir si la façon de voir du « maître » qui se permet d’enseigner (le didaskalos, en grec) est conforme à ce qu’il estime correct. La réponse, d’ailleurs, est assez évidente pour un connaisseur de la Loi comme lui. On la lit en toutes lettres à la suite immédiate du texte qui constitue la 1re lecture, en Deutéronome 30,15-20 dont je reprends ici les versets 15-16 et 19-20 :

Vois ! Je mets aujourd’hui devant toi la vie et le bonheur, la mort et le malheur, moi qui te commande aujourd’hui d’aimer le Seigneur ton Dieu, de marcher dans ses chemins, de garder ses commandements, ses décrets et ses préceptes. Alors, tu vivras et te multiplieras le Seigneur ton Dieu te bénira dans le pays dont tu vas prendre possession. […] Je prends aujourd’hui à témoin contre vous le ciel et la terre : je mets devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Choisis donc la vie, pour que vous viviez, toi et ta descendance, en aimant le Seigneur ton Dieu, en écoutant sa voix, en vous attachant à lui ; car c’est lui, ta vie, ta longue vie sur la terre que le Seigneur a juré à tes pères, Abraham, Isaac et Jacob de la leur donner.

Bref, ce qu'il faut faire pour avoir la vie, une vie heureuse, c’est être fidèle dans l’observance de la Loi. Cependant, Jésus esquive le test et renvoie son interlocuteur à lui-même avec deux questions. « Qu’est-il écrit dans la Loi ? » – que dit-elle textuellement ? L’attention à la lettre est essentielle, car les interprétations que l’on donne spontanément d’un texte reflètent souvent le lecteur plus que le texte, qui devient un prétexte à se dire. Ensuite, en gardant l’attention à ce qui est écrit, il est nécessaire d’interpréter : « comment lis-tu ? » – quelle est ta lecture ? Autrement dit, comment ce qui est écrit t’engage-t-il en tant que sujet (« tu ») ? Comment résonne pour toi cet écrit dans ton contexte de vie, les questions du temps, ta personnalité ? Que réveille-t-il de la Parole qui murmure en toi ? Dans sa réponse, le docteur de la Loi semble en rester à « ce qui est écrit », puisqu’il cite Deutéronome 6,5 suivi de Lévitique 19,18. Mais le choix de ces deux passages (qui, en hébreu, commencent par le même verbe « tu aimeras ») révèle sa façon de lire et de chercher ce qui est essentiel dans la Loi, c’est-à-dire ce qui conduit le plus sûrement à la vie qui vient de Dieu. C’est ce que Jésus confirme en disant : « Fais cela et tu vivras ». Interpréter, pour lui, ce n’est pas seulement expliquer. C’est agir. Interpréter une partition musicale, c’est la chanter ou l’exécuter ; interpréter une pièce de théâtre, c’est la mettre en scène et la jouer ; ainsi en va-t-il aussi de la Parole… Elle n’est source de vie qu’une fois traduite en actes.

D’accord pour aimer… mais qu’est-ce que cela veut dire, dans les faits ? Dieu, on voit bien (encore que…), mais le prochain ? En posant la question, l’interlocuteur de Jésus cherche à justifier sa démarche initiale, à moins que son souci soit de savoir comment il peut agir comme un juste – ce serait alors un effet de l’interpellation de Jésus qui l’a renvoyé à lui-même. À nouveau, celui-ci ne répond pas. Il se lance dans une petite histoire. Celle d’un homme agressé, blessé, dépouillé et abandonné sur le bord de la route. Bref, un homme voué à la mort si personne ne le secourt.

Deux personnes passent par là… Ce sont des fonctionnaires du culte, des proches du docteur de la Loi à qui Jésus raconte la scène. Soucieux de la pratique rigoureuse de la Loi en vue d’être « saints », c’est-à-dire de pouvoir s’approcher rituellement de Dieu (« l’aimer »), le prêtre et le lévite évitent soigneusement le blessé : toucher son sang les rendrait impurs, aussi s’éloignent-ils. Le respect de la loi sacrale les dispense d’aimer ce prochain. C’est alors qu’un troisième homme arrive. Samaritain, il est lui aussi un pratiquant de la Loi, même si les Judéens le considèrent, lui et ses semblables, comme des ennemis et des infidèles. Comme les deux premiers, il voit le blessé. Mais à la différence des premier, ce qu’il voir lui remue les entrailles et le pousse à s’approcher. Jésus décrit alors en détail combien il se fait proche du malheureux : il soigne ses blessures au moyen de ce qui doit lui servir à se sustenter, il l’emmène en lieu sûr en lui cédant sa place sur ce qui lui sert de monture et il continue à s’occuper de lui. Il n’en reste pas là. Dépouillé par les bandits, en effet, l’homme est sans ressource et cela n’a pas échappé au Samaritain. Le lendemain (il est donc resté à ses côtés pendant la nuit), au moment de reprendre la route, il fait en sorte que l’aubergiste ne mette pas l’homme dehors parce qu’il n’aurait pas de quoi payer. Dans sa générosité authentiquement humaine, le Samaritain ne compte pas !

Jésus ne tire pas de morale de cette histoire. Il pose au contraire une nouvelle question au docteur de la Loi, en écho à celle que ce dernier lui a posée. Mais il déplace cette question à propos du prochain. Il ne demande pas qui est le prochain dans cette histoire, c’est-à-dire quelle est la personne qui doit être aimée (« tu aimeras ton prochain », selon la Loi). Il lui demande lequel des trois personnages s’est fait le prochain de l’homme agressé, s’est comporté en prochain. Il amène ainsi son interlocuteur à changer de point de vue pour considérer le devoir d’aimer non pas à partir de celui que la Loi demande d’aimer, mais à partir de celui auquel elle enjoint d’aimer. Il ne s’agit plus d’appliquer un précepte de loi en sachant qui doit en bénéficier ; il s’agit de prendre les devants et de se faire proche de qui a besoin de gestes d’amour concrets ou qui en attend d’autrui. Ce qui importe pour Jésus, c’est d’apprendre à vivre en prochain.

La question de Jésus prend manifestement de court le docteur de la Loi : qu’un Samaritain en remontre à l’élite du peuple quant à la pratique de la Loi doit le déstabiliser. En répondant, il évite d’ailleurs de prononcer le mot « Samaritain ». Mais il n’en touche pas moins le cœur de l’histoire de Jésus : car en le décrivant le Samaritain comme « celui qui a agi avec compassion envers lui », il pointe exactement ce qui a amené celui-ci à se faire le prochain de l’homme agressé par les bandits : l’humanité, la bienveillance de qui se laisse toucher au plus profond de lui, là où la Parole susurre qu’agir de la sorte est le chemin qui conduit à la vie. C’est à cela qu’en conclusion, Jésus invite le spécialiste de la Loi.

André Wénin

Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin