« Toute la terre se prosterne devant toi, elle chante pour toi,
elle chante pour ton nom. »
(Psaume 66,4)
Joie à Jérusalem (Isaïe 66,10-14)
Réjouissez-vous avec Jérusalem ! Exultez en elle, vous tous qui l’aimez ! Avec elle, soyez pleins d’allégresse, vous tous qui meniez le deuil pour elle ! Ainsi, vous téterez et vous rassasierez de son sein consolateur ; ainsi, vous goûterez avec délices à l’abondance de sa gloire. Car le Seigneur le déclare : « Voici que je dirige vers elle la paix comme un fleuve et, comme un torrent qui déborde, la gloire des nations. » Vous téterez, portés sur la hanche ; vous serez caressés (portés) sur ses genoux. Comme quelqu’un que sa mère console, ainsi, je vous consolerai. Oui, dans Jérusalem, vous serez consolés. Vous verrez, et votre cœur sera dans l’allégresse tandis que vos os revivront comme l’herbe reverdit. Le Seigneur fera connaître sa main à ses serviteurs [mais sa colère à ses ennemis].
Ce texte est tiré du dernier chapitre du livre d’Isaïe qui met en scène (poétiquement) le jugement de Dieu sur Israël et les nations. Dans ce cadre, le passage proposé est une invitation à la joie adressée aux amis de Dieu, tandis que sa finale (deux mots sautés dans le lectionnaire !) amorce la suite où est évoqué le châtiment brûlant qui attend ceux qui se sont opposés à lui et à ses desseins.
Pour le poète, Jérusalem n’est pas une simple ville. Elle est le lieu symbolique de l’alliance entre le Seigneur et son peuple. En ce sens, elle est volontiers comparée à une femme, mieux, à une mère qui, par sa relation harmonieuse avec le Dieu de la vie, donne naissance à enfants, les croyants. Sa destruction et la déportation de ses habitants sont la concrétisation de la rupture de cette alliance. Aussi, ceux qui sont restés fidèles malgré tout ont été plongés dans le deuil et le chagrin. Mais en restaurant la justice, Dieu donne une nouvelle chance à l’alliance, et ceux qui aiment Jérusalem et ce qu’elle représente ne peuvent que se réjouir et exulter. Pour eux, ce sera une renaissance. C’est ce qu’expriment les images du texte, parmi lesquelles, en premier lieu, l’évocation de la vie d’un bébé : le petit enfant tète sa mère et se rassasie non seulement de son lait, mais aussi de son intimité rassurante ; il est porté sur la hanche ou assis sur les genoux de sa mère qui le caresse, tandis qu’elle le console de ses petits chagrins et le réconforte. Deux autres métaphores complètent cette première image. La première est celle de l’eau : le fleuve et le torrent dont les eaux ramènent le bien-être (« la paix »), et attirent la richesse (« gloire ou poids ») des nations. La seconde est celle de l’herbe qui pousse à nouveau d’un sol désolé, signe de renaissance : les « os », que l’on imagine ceux d’un mort, retrouvent leur vigueur et la vie revient. Voilà comment le Seigneur manifeste sa « main », sa puissance de vie, à ses « serviteurs », ceux qui lui sont liés par l’alliance.
La mission des 72 (Luc 10,1-12.17,20)
Après cela, le Seigneur désigna 72 autres disciples, et il les envoya deux par deux, en avant de lui, en toute ville et localité où lui-même allait se rendre. Il leur dit : « La moisson est abondante, mais les ouvriers peu nombreux. Priez donc le maître de la moisson pour qu’il envoie des ouvriers à sa moisson. Allez ! Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu de loups. Ne portez ni bourse, ni sac, ni sandales, et ne saluez personne en chemin. Mais dans toute maison où vous entrerez, dites d’abord : ‘Paix à cette maison’. S’il y a là un ami de la paix, votre paix ira reposer sur lui ; sinon, elle reviendra sur vous. Restez dans cette maison, mangeant et buvant ce que l’on vous sert ; car l’ouvrier mérite son salaire. Ne passez pas de maison en maison. Dans toute ville où vous entrerez et où ils vous accueilleront, mangez ce qui vous est présenté. Guérissez les malades qui s’y trouvent et dites-leur : ‘Le règne de Dieu s’est approché de vous’. » Mais dans toute ville où vous entrerez et où ils ne vous accueilleront pas, allez sur ses places et dites : ‘Même la poussière de votre ville qui s’est collée à nos pieds, nous la secouons pour vous la laisser. Toutefois, sachez-le : le règne de Dieu s’est approché’. Je vous le dis : au dernier jour, Sodome sera mieux traitée que cette ville. » […]
Les 72 revinrent tout joyeux, en disant : « Seigneur, même les démons nous sont soumis en ton nom. » Jésus leur dit : « Je regardais Satan tomber du ciel comme l’éclair. Voici que je vous ai donné le pouvoir de marcher sur serpents et scorpions, et sur toute la puissance de l’ennemi : absolument rien ne pourra vous nuire. Toutefois, ne vous réjouissez pas parce que les esprits vous sont soumis ; mais réjouissez-vous parce que vos noms sont inscrits dans les cieux. »
« Après cela » (et non « en ce temps-là » !). Après quoi ? Après les trois petites scènes (lues dimanche dernier) où Jésus se montre d’une grande liberté par rapport à ceux qui souhaitent l’accompagner sur son chemin ou qu’il appelle lui-même, tandis qu’il requiert semblable liberté de leur part. Celui qui veut marcher avec lui doit « se désinstaller », se faire libre par rapport à ses attaches et à son passé. Pourquoi cela ? En vue de la mission : 70 ou 72 disciples – les manuscrits hésitent – sont en effet envoyés par Jésus pour une mission d’annonce de la « paix » que permet l’accueil du règne de Dieu. Ce nombre est celui des nations de la terre selon Genèse 10 (70 dans l’hébreu, 72 dans le grec). Alors que les Douze renvoient à Israël et ses 12 tribus, les 70/72 évoquent l’ensembles des nations auxquelles l’évangile est destiné. Cet envoi en mission préfigure donc la mission « à toutes les nations qui sont sous le ciel » (Actes 2,5), mission que le don de l’Esprit à la Pentecôte initiera (selon le second livre de Luc, les Actes). Elle s’enracine néanmoins dans la volonté de Jésus et c’est ce que l’évangéliste entend faire comprendre – Luc est le seul à relater cette mission des 72 à côté de celle des 12 (Luc 9,3-5) attestée aussi par Matthieu et Marc.
Jésus envoie donc ces disciples deux par deux. Deux témoins sont nécessaires pour qu’une parole soit confirmée, en effet. La destination ? Les lieux où « lui-même doit aller ». Il n’est pas question, cependant, de préparer sa venue, mais plutôt de l’y faire entrer en annonçant son message. Les instructions qu’il donne vont toutes dans le même sens : la liberté des messagers. Liberté par rapport à la protection spontanée dont quelqu’un s’entoure quand il s’aventure à l’étranger : se faire agneau au milieu de loup, c’est assumer sa fragilité, sa vulnérabilité (comme Paul à Corinthe : voir 1 Cor 2,3). Liberté par rapport à l’argent et à l’équipement susceptibles de rassurer ou d’assurer un certain confort. Liberté vis-à-vis des gens que l’on croise et devant qui il faut éviter de se répandre en salamalecs. Liberté par rapport aux destinataires du message à qui doit revenir le soin de se déterminer par rapport à l’annonce qui leur est faite. Liberté de profiter de la générosité de celles et ceux qui offrent leur hospitalité de leur maison ou de leur ville. Liberté par rapport à la tentation d’exhaustivité dans l’exécution de la mission : pas de porte-à-porte.
Pourquoi se faire libres de cette manière ? Pour apporter la paix à celles et ceux qui l’attendent comme une amie, la guérison à ceux qui sont faibles et malades : ce sont là deux signes concrets de l’approche du règne de Dieu dont les messagers ont à témoigner, même là où les disciples de Jésus ne seront pas les bienvenus. Mais en refusant de les accueillir (Jésus ne dit pas « là où ils n’accueilleront pas votre message », mais « là où ils ne vous accueilleront pas »), ils se préparent un sort pire que celui de la ville qui, par excellence, représente le refus de l’accueil et de l’hospitalité, Sodome (voir Genèse 19). Et (après avoir annoncé le malheur de Chorazin, Bethsaïda et Capharnaüm qui n’ont rien voulu savoir de ses appels à la conversion malgré les miracles dont ils ont été témoins) Jésus d’ajouter à l’intention des disciples : « Celui qui vous écoute m’écoute, celui qui vous rejette me rejette, et celui qui me rejette rejette celui qui m’a envoyé » (v. 16).
Les 72 envoyés reviennent. Ils rayonnent parce qu’ils ont maîtrisé les « démons » – ces forces qui aliènent les humains – au nom de Jésus. Et Jésus de confirmer : la mission des 72 a précipité la chute de Satan, l’« adversaire » qui, comme le serpent de la Genèse, tente de faire obstacle aux bonnes relations entre Dieu et les humains. Les serpents et les scorpions, tout ce qui est doté d’un poison mortel et prend par surprise, les disciples les ont écrasés, privant l’ennemi de sa puissance et de ses armes. Cette déclaration surprenante ne revient-elle pas à dire que quiconque se fait libre pour annoncer l’évangile du règne de Dieu et se mettre au service de la paix et de la vie de ses semblables, ne peut être atteint par les puissances du mal ? Mais pour le disciple de Jésus, la victoire sur le mal n’est pas l’essentiel. L’essentiel est que, au contraire de Satan précipité du haut du ciel, il est déjà citoyen des cieux en ce qu’il sert le règne de Dieu. C’est de cette proximité avec Dieu et non de la défaite du mal que le croyant doit tirer sa joie.
André Wénin