« Chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe,
vous proclamez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne »
(1re lettre aux Corinthiens 11,26)
Melkisédek (Genèse 14,18-20)
Melkisédek, roi de Salem, amena du pain et du vin. Il était prêtre du Dieu très-haut. Il bénit Abram en disant : « Béni est Abram par le Dieu très-haut, qui a créé ciel et terre ! Et béni est le Dieu très-haut, qui a livré tes ennemis en ta main. » Et Abram lui donna le dixième de tout [ce qu’il avait pris].
Ainsi isolé, ce texte n’a pas de sens. À quel moment de l’histoire d’Abraham ce roi prêtre surgit-il de nulle part ? Pourquoi amène-t-il de la nourriture et bénit-il le patriarche ainsi que Dieu ? De quels ennemis parle-t-il ? Qu’est-ce qu’Abraham a pris ? Toutes questions sans réponse ! Une fois de plus, mes amis liturgistes ont instrumentalisé un petit bout de récit qui semble résonner avec ce que le Nouveau Testament dit de l’eucharistie (on offre du pain et du vin, on prononce une bénédiction), mais en se moquant éperdument du sens que ce bref passage peut bien avoir. Après tout, ce n’est que de l’Ancien Testament…
Reprenons. Abram s’est séparé de son neveu Lot pour couper court à un conflit naissant entre leurs bergers respectifs. Lot choisit d’aller habiter à Sodome, une ville située dans une région verdoyante mais peuplée de scélérats (Lot l’ignore). Quatre rois puissants venus de Mésopotamie sous la conduite d’un certain Kedor-laomer lancent une opération militaire pour châtier des vassaux rebelles en Canaan ; ils en profitent pour faire des razzias dans le pays. C’est ainsi que, profitant que le roi de Sodome s’est enfui, ils pillent la ville et ses réserves de nourriture et déportent ses habitants. Lot fait partie du lot (Genèse 14,1-12). C’est alors que…
Un fugitif arriva et informa Abram l’Hébreu – il demeurait aux chênes de Mamré l’Amorite, le frère d’Eshkol et le frère d’Aner : c’étaient les alliés d’Abram. Quand Abram apprit que son frère [Lot] avait été emmené en captivité, il rassembla ses hommes entraînés, natifs de sa maison, 318, et il lança la poursuite jusqu’à Dan [tout au nord du pays]. Lui et ses serviteurs se divisèrent de nuit contre l’ennemi. Il les vainquit et les poursuivit jusqu’à Chôvah qui est au nord de Damas. Puis il ramena tous les biens, ainsi que son frère Lot et ses biens, et aussi les femmes et les gens.
Ce bref récit éclaire déjà certaines questions posées par l’extrait liturgique : les ennemis d’Abram sont ces rois puissants qui retournent chez eux victorieux et chargés de butin, dont des prisonniers destinés à l’esclavage ; Abram a pris tous les risques pour sauver celui qui reste « son frère » malgré leur séparation et il revient en vainqueur avec le butin qu’il a récupéré et les personnes qu’il a libérées (v. 13-16). Deux rois de Canaan viennent alors à sa rencontre. Celui de Sodome et un roi voisin.
Et le roi de Sodome sortit à la rencontre d’Abram, après qu’il fut revenu de sa victoire sur Kedor-laomer et sur les rois qui étaient avec lui, dans la vallée de Shaweh – c’est la vallée du roi. Quant à Melkisédek, roi de Salem, il avait amené du pain et du vin – c’était un prêtre de ’El élyôn. Et il le bénit et dit : « Béni est Abram par ’El élyôn, créateur de cieux et terre. Et béni est ’El élyôn qui a livré tes ennemis en ton pouvoir. » Et il lui donna un dixième de tout. Et le roi de Sodome dit à Abram : « Donne-moi les gens et les biens prends(-les) pour toi. » Et Abram dit au roi de Sodome : « Je jure solennellement par le Seigneur ’El élyôn, créateur de cieux et terre. Non, d’un fil jusqu’à un lacet de sandale, non, je ne prendrai (rien) de tout ce qui est à toi, et tu ne pourras pas dire : “C’est moi qui ai enrichi Abram”. À part moi, seulement ce qu’ont mangé les jeunes gens, et la part des hommes qui sont partis avec moi, Aner, Eshkol et Mamré : eux prendront leur part. »
Ces deux rencontres sont tout en contraste (c’est pour créer cet effet que la rencontre avec Melkisédek est enchâssée dans l’autre). Le nom « Melkisédek, roi de Salem » signifie « roi de justice, roi de paix ». Il vient à la rencontre d’Abram gratuitement, si l’on peut dire : sa ville n’était pas concernée par la guerre et il n’a rien perdu. Il vient au nom de son dieu, « le dieu très-haut » qu’il confesse comme créateur de l’univers, et il apporte une offrande à Abram en signe de bénédiction. Il explicite cette bénédiction : par elle, il reconnaît qu’Abram est « béni » par Dieu et il « bénit » Dieu pour le don de la victoire. Ces deux bénédictions n’ont pas le même sens. Par la première, Melkisédek reconnaît qu’Abram a été porteur de bénédiction puisqu’il a rendu la vie aux personnes qu’il a arrachées à la déportation et à l’esclavage. Par la seconde, il reconnaît que la source de cette bénédiction se trouve en Dieu qui, en délivrant Abram des ennemis qu’il a affrontés, lui a permis d’être une bénédiction pour les victimes. Ainsi, dans la présence des gens qu’Abram a libérés, le roi de Salem reconnaît le signe de l’action conjointe d’Abram et de Dieu pour la vie. C’est alors qu’Abram – à qui appartient de droit tout ce qu’il ramène avec lui après son acte de bravoure – lui donne un dixième de tout le butin, comme pour associer ce roi à la bénédiction qu’il vient de reconnaître en se réjouissant du don de vie dont il est témoin.
C’est alors que l’autre roi (qui s’appelle Bèra‘, « dans le mal ») propose un « deal » à Abram qui ramène avec lui tout ce qui a été pillé à Sodome. Dans l’ordre qu’il adresse à Abram, il lui enjoint de lui « donner » les gens. En, réalité, il veut les « prendre », disant au patriarche de « prendre » à son tour. On voit bien quelle est sa mentalité : il revendique, veut prendre pour lui, posséder les personnes, et il cherche à entraîner Abram dans sa logique. Mais celui-ci refuse catégoriquement : s’il s’est lancé à la poursuite des rois, ce n’était pas pour s’enrichir, mais par solidarité familiale, et pour libérer les captifs. Il prend Dieu à témoin et jure devant lui qu’il n’acceptera rien du roi de Sodome, rien qui le lie à lui (un fil, un lacet de sandale), car il ne veut pas lui être redevable de quoi que ce soit. Bref, il dit non à la convoitise qui anime son interlocuteur. Mais il reste juste aussi : les gens qui l’ont assisté dans son expédition ont consommé des vivres pillés à Sodome par les rois mésopotamiens. Rien de plus normal ! Quant à ses alliés cananéens, ils ont pris des risques avec lui : ils ont donc droit à une part de butin et pourront donc en bénéficier. Ils ne sont évidemment pas obligés de rejoindre Abram dans son refus de pactiser avec le roi de Sodome.
Les deux rencontres voient à l’œuvre deux dynamiques opposées. D’une part, la reconnaissance mutuelle et l’échange de dons : elle permet la reconnaissance de la place de Dieu, dont la bénédiction rend possible une telle gratuité. D’autre part, le désir de prendre pour soi et de s’enrichir d’un butin, même non mérité ; ici, Dieu garantit le refus de prendre, le refus de la convoitise. En ce sens, peut-être, ce récit dit quelque chose de l’eucharistie, qui prend sens par le don que Jésus fait de lui-même, appelant ainsi au partage et au don de soi.
Du pain et des poissons (Luc 9,11-17)
Les gens apprenant que Jésus [se retirait à l’écart avec les apôtres] l’accompagnèrent. Jésus les accueillit, il leur parlait du règne de Dieu et il guérissait ceux qui en avaient besoin. Le jour commença à baisser, et s’approchant, les Douze lui dirent : « Renvoie cette foule : qu’ils aillent dans les villages et les campagnes des environs pour loger et trouver des vivres ; ici nous sommes dans un endroit désert. » Mais il leur dit : « Donnez-leur vous-mêmes à manger. » Ils dirent : « Nous n’avons pas plus de cinq pains et deux poissons. À moins peut-être d’aller nous-mêmes acheter de la nourriture pour tout ce peuple. » Il y avait en effet cinq mille hommes environ. Jésus dit à ses disciples : « Faites-les asseoir par groupes de cinquante environ. » Ils agirent ainsi et les firent tous s’asseoir. Prenant les cinq pains et les deux poissons, levant les yeux vers le ciel, il les bénit, les rompit et les donnait aux disciples pour distribuer à la foule. Tous mangèrent et furent rassasiés, et on emporta ce qui leur restait : douze paniers de morceaux.
Dans ce récit bien connu, après avoir provoqué les Douze, Jésus leur demande de donner ce qu’ils ont pour nourrir la foule. Et puisqu’il est impossible d’aller acheter des victuailles, la seule nourriture qu’ils peuvent donner, c’est ce qu’ils ont pris pour eux, les cinq pains et les deux poissons que Jésus reçoit. En bénissant Dieu, il entre dans la reconnaissance : ce qu’il tient dans les mains, c’est un don à la fois de Dieu qui donne la vie et des disciples à travers qui Jésus l’a reçu. Dans un geste de partage, il donne à son tour le don, qui devient surabondant. Nulle part, il n’est question de multiplier les pains et les poissons. Rien de spectaculaire non plus : simplement des pains donnés pour être donnés de sorte que la foule mange à sa faim – et il y a des restes (mais où diable sont-ils allés chercher les paniers pour les mettre ?). Ce récit est une sorte de parabole.
Parabole qui raconte comment le don est « contagieux » et conduit à la surabondance. Parabole aussi du don que Jésus fera de son corps, puisque les gestes sont les mêmes. C’est ce que Paul raconte lorsqu’il transmet le don qu’il a reçu : le récit de ce geste par lequel une nouvelle alliance entre Dieu et les humains devient possible.
[Frères et sœurs] j’ai moi-même reçu ce qui vient du Seigneur, et je vous l’ai transmis : la nuit où il était livré, le Seigneur Jésus prit du pain, puis, ayant rendu grâce, il le rompit, et dit : « Ceci est mon corps, qui est pour vous. Faites cela en mémoire de moi. » Après le repas, il fit de même avec la coupe, en disant : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang. Chaque fois que vous en boirez, faites cela en mémoire de moi. » Ainsi donc, chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous proclamez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne.