« La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle :
c’est là l’œuvre du Seigneur, merveille sous nos yeux »
(Psaume 118,22-23)
Veillée pascale
Avertissement– Les 1res lectures de la veillée pascale ont été présentées plus ou moins brièvement pour l’année A. Je reprends ici ces commentaires en les retouchant un peu. Pour la Veillée Année B, j’ai commenté plus amplement les 1re et 3e lectures, tandis que la 2e a été commenté pour le 2e dim. de carême B. Le commentaire de l’évangile (spécifique à l’année C) est propre à cette année.
Un jour de lumière (Genèse 1,1–2,3)
Quand Dieu commença à créer le ciel et la terre, la terre était informe et vide, les ténèbres étaient au-dessus de l’abîme et une tempête de Dieu le Père agitait la surface des eaux. Alors, Dieu dit : Que la lumière soit. Et la lumière fut. Dieu vit que la lumière est bien, et Dieu sépara la lumière des ténèbres. Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Il y eut un soir, il y eut un matin : jour unique.
Et Dieu dit : Qu’il y ait une voûte solide au milieu des eaux, et qu’elle sépare les eaux en deux. Dieu fit la voûte, et il sépara les eaux qui sont au-dessous de la voûte et les eaux qui sont au-dessus de la voûte. Et ce fut ainsi. Dieu appela le firmament ciel. Il y eut un soir, il y eut un matin : 2e jour.
Et Dieu dit : Les eaux qui sont au-dessous du ciel, qu’elles se rassemblent en un seul lieu, et que paraisse la terre ferme. Et ce fut ainsi. Dieu appela la terre ferme terre, et il appela la masse des eaux mers. Et Dieu vit : que c’est bien !
Dieu dit : Que la terre produise l’herbe, la plante qui porte sa semence, et que, sur la terre, l’arbre à fruit donne, selon son espèce, le fruit qui porte sa semence. Et ce fut ainsi. La terre produisit l’herbe, la plante qui porte sa semence, selon son espèce, et l’arbre qui donne, selon son espèce, le fruit qui porte sa semence. Et Dieu vit : que c’est bien ! Il y eut un soir, il y eut un matin : 3e jour.
Et Dieu dit : Qu’il y ait des luminaires au firmament du ciel, pour séparer le jour de la nuit ; qu’ils servent de signes pour marquer les fêtes, les saisons et les années ; et qu’ils soient, au firmament du ciel, des luminaires pour éclairer la terre. Et ce fut ainsi. Dieu fit les deux grands luminaires : le grand luminaire pour commander au jour, le petit luminaire pour commander à la nuit, et les étoiles. Dieu les plaça à la voûte du ciel pour éclairer la terre, et pour commander au jour et à la nuit, et pour séparer la lumière des ténèbres. Et Dieu vit : que c’est bien ! Il y eut un soir, il y eut un matin : 4e jour.
Et Dieu dit : Que les eaux foisonnent d’une profusion d’êtres vivants, et que les oiseaux volent au-dessus de la terre, sous le firmament du ciel. Dieu créa, selon leur espèce, les grands monstres marins, tous les êtres vivants qui vont et viennent et foisonnent dans les eaux, et aussi, selon leur espèce, tous les oiseaux qui volent. Et Dieu vit : que c’est bien ! Dieu les bénit et dit : Portez du fruit et multipliez-vous, emplissez les mers, que les oiseaux se multiplient sur la terre. Il y eut un soir, il y eut un matin : 5e jour.
Et Dieu dit : Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce, bestiaux, bestioles et bêtes sauvages selon leur espèce. Et ce fut ainsi. Dieu fit les bêtes sauvages selon leur espèce, les bestiaux selon leur espèce, et toutes les bestioles de la terre selon leur espèce. Et Dieu vit : que c’est bien !
Dieu dit : Faisons des êtres humains à notre image, selon notre ressemblance. Qu’ils soient les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, des bestiaux, de toutes les bêtes sauvages, et de toutes les bestioles qui vont et viennent sur la terre. Dieu créa l’être humain à son image, à l’image de Dieu il le créa, il les créa mâle et femelle. Dieu les bénit et leur dit : Portez du fruit et multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la. Soyez les maîtres des poissons de la mer, des oiseaux du ciel, et de tous les animaux qui vont et viennent sur la terre. Et Dieu dit : Je vous donne toute plante qui porte sa semence sur toute la surface de la terre, et tout arbre dont le fruit porte sa semence : telle sera votre nourriture. À tous les animaux de la terre, à tous les oiseaux du ciel, à tout ce qui va et vient sur la terre et qui a souffle de vie, je donne comme nourriture toute herbe verte. Et ce fut ainsi. Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et voici : c’est très bien ! Il y eut un soir, il y eut un matin : le 6e jour.
Ainsi furent achevés le ciel et la terre, et tout leur déploiement. Le 7e jour, Dieu acheva toute l’œuvre qu’il avait faite, et il se reposa, le 7e jour, de toute l’œuvre qu’il avait faite. Et Dieu bénit le 7e jour et il le sanctifia, car Dieu s’y reposa de toute l’œuvre qu’il avait créée.
C’est l’un des rares points communs des quatre récits évangéliques de la résurrection de Jésus : sa tombe est trouvée vide « le premier jour de la semaine » (Matthieu 28,1 ; Marc 16,2 ; Luc 24,1 et Jean 20,1). Marc insiste même sur le thème de la « lumière » : « Très tôt matin, le 1er jour de la semaine, (des femmes) arrivent au tombeau alors que le soleil s’était levé ». Pour qui connaît la Bible, cela renvoie immanquablement à la première semaine, celle de la création du monde. Le premier jour – un jour unique, selon le texte hébreu – est celui où Dieu fait jaillir la lumière par sa première parole : selon le début de l’évangile de Jean c’est une parole de lumière et de vie que les ténèbres n’ont pas arrêtée (1,4-5). C’est exactement ce qui est raconté par les évangélistes dans les récits du « tombeau vide » : les ténèbres du mal et de la mort n’ont pas retenu Jésus, parole lumineuse et vivifiante de Dieu. En ce jour unique entre tous, il les a vaincus. Ainsi commence une nouvelle création.
Tout au long de ce récit solennel, de jour en jour, un dieu souverain organise les espaces de vie et les peuple à foison. Sa parole fait apparaître progressivement l’univers que nous connaissons – même si la représentation est naïve. Au terme, il confie la terre et les animaux à la maîtrise de l’humanité. Mais en donnant aux humains une nourriture faite de céréales et de fruits, il les invite implicitement à exercer cette maîtrise avec retenue, sans violence, de manière à protéger toute vie. C’est à ce prix que les êtres humains deviendront semblables au dieu qui a déposé en eux son image : celle d’un être sage, bienveillant, généreux, dont la parole est source de vie et d’harmonie. Un être qui sait aussi s’arrêter, laisser place à l’autre, prendre le risque de la confiance. Si ce texte où la vie déborde préfigure la résurrection de Jésus, lumière qui s’arrache aux ténèbres, il est aussi une invitation à devenir une « créature nouvelle » selon le désir du dieu de la création.
Un fils donné (Genèse 22,1-19)
En ces jours-là, Dieu mit Abraham au test. Il lui dit : « Abraham ! » Celui-ci répondit : « Me voici ! » Dieu dit : « Prends ton fils, ton unique, que tu aimes, Isaac, va-t’en au pays de Moriah, et fais-le monter là pour un holocauste sur la montagne que je t’indiquerai. » Abraham se leva de bon matin, sella son âne, et prit avec lui deux de ses serviteurs et son fils Isaac. Il fendit le bois pour l’holocauste, et s’en alla à l’endroit que Dieu lui avait indiqué.
Le troisième jour, Abraham, levant les yeux, vit l’endroit de loin. Abraham dit à ses serviteurs : « Restez ici avec l’âne. Moi et le garçon, nous irons là-bas pour adorer, puis nous reviendrons vers vous. » Abraham prit le bois pour l’holocauste et le chargea sur son fils Isaac ; il prit le feu et le couteau, et tous deux s’en allèrent ensemble. Isaac dit à son père Abraham : « Mon père ! – Me voici ! mon fils » Isaac reprit : « Voilà le feu et le bois, mais où est l’agneau pour l’holocauste ? » Abraham répondit : « Dieu verra l’agneau pour l’holocauste, mon fils. » Et tous les deux s’en allèrent ensemble.
Ils arrivèrent à l’endroit que Dieu avait indiqué. Abraham y bâtit l’autel et disposa le bois, puis il lia son fils Isaac et le mit sur l’autel, par-dessus le bois. Abraham étendit la main et saisit le couteau pour immoler son fils. Mais l’ange du Seigneur l’appela du ciel et dit : « Abraham ! Abraham ! » Il dit : « Me voici ! » L’ange lui dit : « Ne porte pas la main sur le garçon ! Ne lui fais aucun mal ! Je sais maintenant que tu crains Dieu : tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique. » Abraham leva les yeux et vit un bélier retenu par les cornes dans un buisson. Il alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils. Abraham donna à ce lieu le nom de « Le-Seigneur-voit », qu’on appelle aujourd’hui : « Sur la montagne, le Seigneur est-vu. »
Du ciel, l’ange du Seigneur appela une seconde fois Abraham. Il déclara : « Je le jure par moi-même, oracle du Seigneur : parce que tu as fait cela, parce que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique, je te comblerai de bénédictions, je rendrai ta descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable au bord de la mer, et ta descendance occupera les places fortes de ses ennemis, parce que tu as écouté ma voix. Et toutes les nations de la terre s’adresseront l’une à l’autre la bénédiction par le nom de ta descendance. »
Et Abraham revint vers ses serviteurs, ils se levèrent et s’en allèrent ensemble vers Beershèva et Abraham s’établit à Beershèva.
Le célèbre récit du sacrifice d’Isaac est à lire sur l’arrière-fond de l’ensemble de l’aventure d’Abraham qui, dans le récit de la Genèse, approche de son terme. Plusieurs fois, Abraham a accepté des renoncements, et sa vie et son horizon s’en sont trouvés élargis. Ici, la demande divine concerne le fils qu’il a reçu après une longue attente. Cette demande est ambiguë : Dieu demande-t-il à Abraham de lui sacrifier son fils, ou d’aller sur la montagne avec Isaac pour offrir un sacrifice avec lui ? L’ordre n’étant pas clair, c’est à Abraham qu’il revient de l’interpréter avant de l’exécuter. Et sa façon de comprendre révélera où il en est dans sa relation avec le fils bien-aimé et dans sa relation avec Dieu : s’il offre un sacrifice avec Isaac, il remerciera Dieu de le lui avoir donné et laissera intact son lien avec son fils ; s’il offre Isaac en sacrifice, il fera au Seigneur un don aussi grand que celui qu’il a reçu de lui, acceptant aussi que le fils n’appartient pas à son père. Jusqu’au moment de la décision, Abraham semble hésiter. Puis il choisit de laisser Isaac aller vers le dieu qui a donné la vie à ce fils pour le donner à Abraham. Ce geste suffit aux yeux du Seigneur. Celui-ci sait ce qu’il cherchait à savoir en mettant le test en place : Abraham est vraiment un allié fiable « craint » Dieu) et il est un vrai père, capable de laisser son fils s’en aller vers sa propre vie. Au terme de l’action, il n’est pas dit qu’Isaac descend de la montagne : il est désormais un fils libre.
Pourquoi proposer ce texte difficile au cours de la veillée pascale. On peut avancer trois raisons. (1) Dans la lettre aux Romains, l’apôtre Paul cite un passage de ce texte : « Dieu n’a pas épargné son propre fils », mais l’a livré pour nous tous, et c’est le signe de son amour total pour les êtres humains (Romains 8,32). Dieu a pour ainsi dire imité Abraham qui n’a pas « épargné » son fils unique (au sens où il ne l’a pas gardé jalousement pour lui seul), montrant ainsi son amour pour Dieu, plus fort que le lien entre père et fils. (2) Les commentaires juifs de l’époque du Nouveau Testament insistaient sur la liberté d’Isaac qui s’est offert lui-même, obéissant à la volonté de Dieu : les premiers chrétiens y ont vu l’image de Jésus offrant sa vie pour que toutes et tous vivent. (3) Surtout, le don que Dieu a fait de son fils Jésus et la libre obéissance de celui-ci débouchent sur la résurrection : de même qu’Isaac ne meurt pas, mais devient signe d’alliance entre Abraham et Dieu, de même Jésus est relevé des morts et devient signe de l’alliance nouvelle entre Dieu et l’humanité.
Une nuit de liberté (Exode 14)
[Les anciens esclaves de Pharaon sont en train de quitter l’Égypte à marche forcée…]
Le Seigneur parla à Moïse : « Parle aux fils d’Israël et qu’ils retournent et campent devant Pi-Hahirôt, entre Migdol et la mer ; c’est devant Baal-Çefôn, en face, que vous camperez, près de la mer. Et Pharaon dira des fils d’Israël : “Ils sont en train d’errer dans le pays : le désert s’est refermé sur eux”, et je ferai en sorte que Pharaon renforce sa décision et les poursuive, et je montrerai ma gloire en Pharaon et en toute son armée, et les Égyptiens sauront que je suis le Seigneur. »
Ils firent ainsi. Et l’on raconta au roi d’Égypte que le peuple avait fui, et Pharaon et ses serviteurs changèrent d’avis à propos du peuple et ils dirent : « Qu’avons-nous fait ? Nous avons laissé Israël quitter notre service ! » Et il attela son char et prit sa troupe avec lui ; et il prit 600 chars d’élite et tous les chars d’Égypte avec un troisième homme sur chacun. Et le Seigneur fit en sorte que Pharaon roi d’Égypte renforce sa décision ; alors il poursuivit les fils d’Israël alors que ceux-ci sortaient libres et fiers. Les Égyptiens – tous les chevaux et les chars de Pharaon et leurs cavaliers et son armée – les poursuivirent. Ils les rejoignirent, eux qui campaient près de la mer près de Pi-Hahirôt, devant Baal-Çefôn.
Pharaon s’était approché et les fils d’Israël levèrent les yeux : voici les Égyptiens en marche derrière eux, et ils paniquèrent. Et les fils d’Israël crièrent vers le Seigneur. Puis ils dirent à Moïse : « Est-ce par manque de tombes en Égypte que tu nous as pris pour mourir dans le désert ? Que nous as-tu fait en nous faisant sortir d’Égypte ? N’est-ce pas ainsi que nous te parlions en Égypte quand nous disions : “Laisse-nous être esclaves de l’Égypte car mieux vaut pour nous être esclaves de l’Égypte que mourir dans le désert” ». Et Moïse dit au peuple : « Ne craignez pas, tenez-vous prêts pour voir le salut que le Seigneur réalisera pour vous aujourd’hui ; car vous qui avez vu les Égyptiens aujourd’hui, vous ne les verrez plus jamais ; c’est le Seigneur qui combattra pour vous. Vous, vous n’aurez rien à faire. »
Et le Seigneur dit à Moïse : « Qu’as-tu à crier vers moi ? Parle aux fils d’Israël, qu’ils se mettent en route. 16 Et toi, lève ton bâton, étends ta main sur la mer et fends-la, que les fils d’Israël entrent au milieu de la mer sur la terre sèche. 17 Et moi, voici je ferai en sorte que les Égyptiens renforcent leur décision et ils entreront derrière eux, et je montrerai ma gloire en Pharaon et en toute son armée, en ses chars et en ses cavaliers, et les Égyptiens sauront que je suis le Seigneur quand j’aurai montré ma gloire en Pharaon, en ses chars et en ses cavaliers. » Et l’ange de Dieu qui allait devant le camp d’Israël se déplaça et alla derrière eux ; et la colonne de nuée se déplaça de devant eux et se tint derrière eux, et elle vint se mettre entre le camp de l’Égypte et le camp d’Israël. Il y eut nuée et ténèbres, mais il illumina la nuit (pour les fils d’Israël). Ainsi l’on ne s’approcha pas l’un de l’autre de toute la nuit. Et Moïse étendit sa main sur la mer et le Seigneur chassa la mer au moyen d’un puissant vent d’est toute la nuit et il mit la mer à sec et les eaux se fendirent. Et les fils d’Israël entrèrent au milieu de la mer sur la terre sèche tandis que les eaux formaient pour eux une muraille à leur droite et à leur gauche. Et les Égyptiens les poursuivirent et ils entrèrent derrière eux, tous les chevaux de Pharaon, ses chars et ses cavaliers, jusqu’au milieu de la mer.
Au petit matin, le Seigneur regarda vers le camp des Égyptiens depuis la colonne de feu et de nuée et il mit en déroute le camp des Égyptiens. Il dévia les roues de leurs chars de sorte qu’ils les conduisent avec difficulté. Alors les Égyptiens dirent : « Fuyons devant Israël car c’est le Seigneur qui combat pour eux contre nous. » Alors le Seigneur dit à Moïse : « Étends ta main sur la mer, que les eaux reviennent sur les Égyptiens, sur leurs chars et sur leurs cavaliers. » Et Moïse étendit sa main sur la mer et la mer revint à la normale, au tournant du matin, tandis que les Égyptiens fuyaient au-devant d’elle. Ainsi, le Seigneur se débarrassa des Égyptiens au milieu de la mer.
Les eaux revinrent donc : elles recouvrirent les chars et les cavaliers de toute l’armée de Pharaon qui étaient entrés derrière eux dans la mer : il n’en resta pas un seul, alors que les fils d’Israël étaient allés sur la terre sèche au milieu de la mer, les eaux formant pour eux une muraille à leur droite et à leur gauche. Et le Seigneur sauva en ce jour-là Israël de la main des Égyptiens et Israël vit les Égyptiens morts sur le rivage de la mer. Et Israël vit l’exploit que le Seigneur avait réalisé contre les Égyptiens, et le peuple craignit le Seigneur et ils crurent en le Seigneur et en son serviteur Moïse. Alors Moïse et les fils d’Israël chantaient ce chant au Seigneur.
Voici le grand récit de la Pâque. Ce texte rebute souvent celles et ceux qui le lisent parce qu’il raconte un fait de guerre où le vainqueur n’est autre que le dieu d’Israël. Tout à tour général, tacticien, sentinelle, saboteur, il mobilise les forces de l’univers pour terrasser l’armée puissante des Égyptiens et libérer définitivement les esclaves de Pharaon. Une telle image de Dieu est difficile : elle semble contredire la représentation du dieu amour révélé par Jésus. Et l’on pourrait rêver d’un dieu qui utilise des moyens non violents pour mettre fin à l’esclavage des Israélites en Égypte. Mais voilà ! Ce n’est pas ainsi que les auteurs du texte ont choisi de raconter l’exode. Ils ont opté pour l’épopée, et l’on sait qu’une épopée exagère et caricature volontiers des « faits ». Elle a même tendance à les inventer pour inviter à fêter le bonheur de la victoire, de la délivrance et à célébrer le libérateur.
Fait taire un instant ces réticences bien compréhensibles, permet de découvrir ce que ce récit cherche à dire. Il est raconté pour mettre en lumière le véritable « poids » de Dieu (sa « gloire », dit le texte). Pour donner la liberté et la vie à des esclaves opprimés, voués à une mort lente, il déploie sa puissance créatrice. Mais il ne les sauve pas sans eux. Invités à la confiance par Moïse, après un moment de panique, ils pénètrent au milieu de la mer, prenant le risque de mourir, dans l’espoir de vivre et d’être libres. Dieu fait la guerre, oui, mais pour combattre un tyran qui ne connaît que le langage de la force et des armes. Un tyran assez fou pour s’engager sans réfléchir dans la mer dans l’espoir de récupérer sa main d’œuvre gratuite, un chef assez insensé pour jouer non seulement avec sa propre vie, mais aussi avec celle de ses hommes qu’il entraîne avec lui dans la mort.
Le Seigneur met la mort à mort pour que la vie l’emporte ; un peuple voué à la mort trouve la vie pour avoir cru que la mort elle-même peut être un chemin vers la liberté : voilà ce que l’épopée met en avant. En cela, elle parle de résurrection. Et si l’on dépasse l’image du dieu guerrier, on découvrira aussi, caché dans les replis du récit, un dieu créateur qui, comme au 2e jour de la création, sépare les eaux et la terre sèche pour donner la vie au peuple. On verra à l’œuvre un dieu pasteur qui guide son troupeau, le protège et le rassure, se préparant aussi à le nourrir au désert.
Divine miséricorde (Isaïe 54,5-14)
Parole du Seigneur, adressée à Jérusalem : Ton époux, c’est Celui qui t’a faite, son nom est « Le Seigneur de l’univers ». »Ton rédempteur, c’est le Saint d’Israël, il s’appelle « Dieu de toute la terre ».
Oui, comme une femme abandonnée, accablée, le Seigneur te rappelle. Est-ce que l’on rejette la femme de sa jeunesse ? – dit ton Dieu. Un court instant, je t’avais abandonnée, mais dans ma grande tendresse, je te ramènerai. Quand ma colère a débordé, un instant, je t’avais caché ma face. Mais dans mon éternelle fidélité, je te montre ma tendresse, – dit le Seigneur, ton rédempteur. Je ferai comme au temps de Noé, quand j’ai juré que les eaux ne submergeraient plus la terre : de même, je jure de ne plus m’irriter contre toi, et de ne plus te menacer. Même si les montagnes s’écartaient, si les collines s’ébranlaient, ma fidélité ne s’écarterait pas de toi, mon alliance de paix ne serait pas ébranlée, – dit le Seigneur, qui te montre sa tendresse.
Jérusalem, malheureuse, battue par la tempête, inconsolée, voici que je vais sertir tes pierres et poser tes fondations sur des saphirs. Je ferai tes créneaux avec des rubis, tes portes en cristal de roche, et toute ton enceinte avec des pierres précieuses. Tes fils seront tous disciples du Seigneur, et grande sera leur paix. Tu seras établie sur la justice : loin de toi l’oppression, tu n’auras plus à craindre ; loin de toi la terreur, elle ne t’approchera plus.
Dans son histoire aux temps bibliques, le peuple d’Israël a connu une crise majeure : l’exil à Babylone. Au début du 6esiècle, la ville de Jérusalem (à laquelle l’oracle d’Isaïe est adressé) a été longuement assiégée à deux reprises par les armées de Nabuchodonosor. Elle a été prise par deux fois et une bonne partie de sa population a été déportée au loin. Dans cette épreuve, le peuple a connu une sorte de mort. Plus de nation, plus de roi, plus de terre, plus de Temple. Et par-dessus le marché, un dieu incapable de sauver. Un profond séisme ! Et pourtant, le peuple a survécu. Mieux, il est pour ainsi dire né à nouveau, au point que le retour à Jérusalem des décennies plus tard est apparu comme un nouvel exode d’Égypte, une sorte de « résurrection ». Comment ces gens sont-ils parvenu à traverser cette mort ?
Dans un premier temps, ils ont tenté de comprendre : non, leur dieu n’était pas incapable de les sauver. Mais il n’a pas voulu les sauver, pour qu’ils comprennent qu’ils s’étaient éloignés de l’alliance avec lui et avaient cessé d’être accordés à son désir de vie. Comme dit Isaïe dans le texte, il les a abandonnés, accablés ; dans sa colère, il leur a « caché sa face », s’est éloigné d’eux, irrité. C’est pourquoi Jérusalem a connu le malheur, a été battue par la tempête, dévastée par la guerre… Mais le châtiment n’est pas le dernier mot de Dieu. L’amour qui l’a poussé à « épouser » Israël par l’alliance est toujours bien vivant. C’est pour l’annoncer que le prophète parle : si Israël s’est précipité lui-même dans le malheur, le Seigneur va faire de cette catastrophe une occasion de manifester sa miséricorde. Il apparaîtra ainsi comme le « Saint d’Israël », au sens où il montrera combien il est différent de son peuple. Il va lui proposer à nouveau son « alliance de paix », car sa fidélité est inébranlable. Et si Jérusalem a été dévastée par l’envahisseur, le Seigneur la reconstruira plus belle encore. Elle sera fondée sur la justice, au point que la paix y régnera.
Et le peuple ? N’aura-t-il rien à faire ? Nul doute que oui ! Mais pour le prophète, ce n’est pas le moment d’en parler : la nouvelle de l’infinie miséricorde du Seigneur passe avant tout ! Avec la vie qu’il rend à son peuple.
Vie offerte (Isaïe 55,1-11)
Ainsi parle le Seigneur : Vous tous qui avez soif, venez, voici de l’eau ! Même si vous n’avez pas d’argent, venez acheter et consommer, venez acheter du vin et du lait sans argent, sans rien payer. Pourquoi dépenser votre argent pour ce qui ne nourrit pas, vous fatiguer pour ce qui ne rassasie pas ? Écoutez-moi bien, et vous mangerez de bonnes choses, vous vous régalerez de viandes savoureuses ! Prêtez l’oreille ! Venez à moi ! Écoutez, et vous vivrez. Je m’engagerai envers vous par une alliance éternelle : ce sont les bienfaits garantis à David. De lui, j’ai fait un témoin pour les peuples, pour les peuples, un guide et un chef. Toi, tu appelleras une nation inconnue de toi ; une nation qui ne te connaît pas accourra vers toi, à cause du Seigneur ton Dieu, à cause du Saint d’Israël, car il fait ta splendeur.
Cherchez le Seigneur tant qu’il se laisse trouver ; invoquez-le tant qu’il est proche. Que le méchant abandonne son chemin, et l’homme injuste, ses pensées ! Qu’il revienne vers le Seigneur qui lui montrera sa miséricorde, vers notre Dieu qui est riche en pardon. Car mes pensées ne sont pas vos pensées, et vos chemins ne sont pas mes chemins, – oracle du Seigneur. Autant le ciel est élevé au-dessus de la terre, autant mes chemins sont élevés au-dessus de vos chemins, et mes pensées, au-dessus de vos pensées.
La pluie et la neige qui descendent des cieux n’y retournent pas sans avoir abreuvé la terre, sans l’avoir fécondée et l’avoir fait germer, donnant la semence au semeur et le pain à celui qui doit manger ; ainsi ma parole, qui sort de ma bouche, ne me reviendra pas sans résultat, sans avoir fait ce qui me plaît, sans avoir accompli sa mission.
Dans le livre d’Isaïe, ce poème suit de peu le texte de la lecture précédente. Là, l’urgence du prophète était de proclamer la fidélité miséricordieuse du Seigneur. C’est sur cette thématique qu’il revient ici à la fin de la 2e strophe quand il affirme que les pensées de Dieu et ses façons d’agir échappent à l’entendement humain, puisqu’il offre à nouveau son alliance à un peuple qui a pourtant choisi d’emprunter des chemins qui l’ont conduit si loin du bonheur promis.
Ici, Isaïe ajoute que le projet que Dieu a formé dans son amour pour son peuple ne prive pas Israël de sa liberté et de sa responsabilité. Le proverbe a raison, « on ne peut pas donner à boire à un âne qui n’a pas soif ». Dieu non plus, dit le prophète. La bonté fidèle du Seigneur est offerte gratuitement à ceux et celles qui en ont soif. Et de quoi abreuve-t-il ces assoiffés ? De quoi va-t-il les nourrir gratuitement pour qu’ils en vivent ? De sa parole : « Prêtez l’oreille ! Venez à moi ! Écoutez, et vous vivrez ». C’est ce que le prophète soulignera en finale : cette parole est efficace. Accueillie dans une terre assoiffée, elle portera son fruit nourrissant qui accomplira le désir de Dieu : la vie. Ne dit-il pas dans le Deutéronome : « Choisis la vie afin de vivre, toi et tes descendants en aimant le Seigneur ton dieu, en écoutant sa voix et en t’attachant à lui. Oui ! c’est lui, ta vie… » (30,19-20). Si Israël adhère à ce projet d’alliance dont le fruit est la vie, alors des peuples étrangers accourront vers Jérusalem, non plus pour provoquer son malheur, mais pour s’approcher du Seigneur.
La 2e strophe du poème vient préciser ce que veut dire l’invitation « écoutez-moi et vous vivrez ». « Chercher le Seigneur » est une façon de manifester que l’on a soif de l’eau vivifiante qu’il offre, de la miséricorde avec laquelle il se fait proche. Voilà donc la part du peuple dont Isaïe ne disait rien dans le texte précédent. Impossible de chercher le Seigneur et d’aspirer aux bienfaits qu’il offre largement, si l’on ne s’éloigne pas de la méchanceté et l’injustice, qui préparent le malheur et font le lit de la mort. Et si, pour vivre, il s’agit d’abord d’écouter la parole de Dieu, c’est parce que celle-ci cultive la lucidité sur ce qui conduit à la mort. Se détourner des pièges qu’elle dénonce, c’est choisir un chemin de vie, c’est aller vers sa propre résurrection.
Une loi de sagesse (Baruch 3,9…4,4)
Écoute, Israël, les commandements de vie, prête l’oreille pour acquérir la connaissance. Pourquoi donc, Israël, pourquoi es-tu exilé chez tes ennemis, vieillissant sur une terre étrangère, souillé par le contact des cadavres, inscrit parmi les habitants du séjour des morts ? –– Parce que tu as abandonné la Source de la Sagesse ! Si tu avais suivi les chemins de Dieu, tu vivrais dans la paix pour toujours. Apprends où se trouvent et la connaissance, et la force, et l’intelligence ; pour savoir en même temps où se trouvent de longues années de vie, la lumière des yeux et la paix.
Mais qui donc a découvert la demeure de la Sagesse, qui a pénétré jusqu’à ses trésors ? Celui qui sait tout en connaît le chemin, il l’a découvert par son intelligence. Il a pour toujours aménagé la terre, et l’a peuplée de troupeaux. Il lance la lumière, et elle prend sa course ; il la rappelle, et elle obéit en tremblant. Les étoiles brillent, joyeuses, à leur poste de veille ; il les appelle, et elles répondent : « Nous voici ! » Elles brillent avec joie pour celui qui les a faites. C’est lui qui est notre Dieu : aucun autre ne lui est comparable. Il a découvert les chemins du savoir, et il les a confiés à Jacob, son serviteur, à Israël, son bien-aimé.
Ainsi, la Sagesse est apparue sur la terre, elle a vécu parmi les hommes. Elle est le livre des préceptes de Dieu, la Loi qui demeure éternellement : tous ceux qui l’observent vivront, ceux qui l’abandonnent mourront. Reviens, Jacob, saisis-la de nouveau ; à sa lumière, marche vers la splendeur : ne laisse pas ta gloire à un autre, tes privilèges à un peuple étranger. Heureux sommes-nous, Israël, car ce qui plaît à Dieu, nous le connaissons !
Enchaînant sur les exhortations d’Isaïe à revenir à la parole de Dieu qui invite à se détourner du mal, le texte de Baruch est une méditation sur la Loi comme chemin de sagesse et de vie. Pour les anciens du Proche-Orient, la sagesse est l’art de s’adapter concrètement à l’ordre du monde pour vivre en harmonie avec ce qui soutient la vie et la rend féconde. Celui qui connaît la sagesse mieux que quiconque, c’est celui qui a créé l’univers et l’ordre jubilatoire qui l’organise. C’est ce que dit la strophe centrale qui, de façon poétique, décrit à grands traits la création par Dieu – la terre et ses troupeaux d’êtres vivants, et le ciel et les étoiles qui y veillent sur le monde, lumineuses dans leur obéissance au créateur.
Ces trésors de sagesse que l’univers étale sous nos yeux, c’est Dieu qui les a découverts. Et « il les a confiés à Jacob son serviteur, à Israël son bien-aimé » à travers la Loi. Pour un occidental, qu’une loi puisse être source de sagesse, c’est plutôt incongru ! C’est pourtant ainsi que l’Ancien Testament présente la Loi de Moïse, qui n’a rien d’un code civil ou pénal, bien sûr. Le mot « loi » en hébreu, tôrah, désigne d’ailleurs une « instruction », en deux sens : des récits instruisent sur ce qu’est Dieu et sur son projet de vie pour l’humanité ; des préceptes pour l’action, les « commandements de vie », instruisent sur ce qui plaît à Dieu, sur ce qu’il désire des humains. Le tout est consigné dans « le livre des préceptes de Dieu » (la Tôrah). C’est ce que chante le psaume 19 proposé comme méditation après la lecture : « La loi du Seigneur est parfaite, qui redonne vie ; la charte du Seigneur est sûre, qui rend sages les simples. Les préceptes du Seigneur sont droits, ils réjouissent le cœur ; le commandement du Seigneur est limpide, il clarifie le regard. La crainte qu’il inspire est pure, elle est là pour toujours ; les décisions du Seigneur sont justes et vraiment équitables : plus désirables que l’or, qu’une masse d’or fin, plus savoureuses que le miel qui coule des rayons. » (Ps 19,8-11).
Faute d’avoir inscrit cette loi dans sa vie, Israël a délaissé la sagesse dont la loi indiquait le chemin. Loin des sentiers du Seigneur, loin de la source de vie, il a été exilé et voué à la mort. Mais tout n’est pas fini : le peuple peut renaître de ses cendres, retrouver la paix, de longues années de vie et la lumière. C’est à cela que Baruch l’invite en finale : « Reviens, Jacob, saisis-la de nouveau – la Loi qui est Sagesse –, à sa lumière marche vers la splendeur ».
Résurrection (Ézéchiel 36,16-17a.18-28)
La parole du Seigneur me fut adressée : « Fils d’homme, lorsque les gens d’Israël habitaient leur pays, ils le rendaient impur par leur conduite et leurs actes. Alors j’ai déversé sur eux ma fureur, à cause du sang qu’ils avaient versé dans le pays, à cause des idoles immondes qui l’avaient rendu impur. Je les ai dispersés parmi les nations, ils ont été disséminés dans les pays étrangers. Selon leur conduite et leurs actes, je les ai jugés. Dans les nations où ils sont allés, ils ont profané mon saint nom, car on disait : “C’est le peuple du Seigneur, et ils sont sortis de son pays !”
Mais j’ai voulu épargner mon saint nom, que les gens d’Israël avaient profané dans les nations où ils sont allés. Aussi, tu diras à la maison d’Israël : Ainsi parle le Seigneur Dieu : Ce n’est pas pour vous que je vais agir, maison d’Israël, mais c’est pour mon saint nom que vous avez profané dans les nations où vous êtes allés. Je sanctifierai mon grand nom, profané parmi les nations, mon nom que vous avez profané au milieu d’elles. Alors les nations sauront que Je suis le Seigneur – oracle du Seigneur Dieu – quand par vous je manifesterai ma sainteté à leurs yeux. Je vous prendrai du milieu des nations, je vous rassemblerai de tous les pays, je vous conduirai dans votre terre. Je répandrai sur vous une eau pure, et vous serez purifiés ; de toutes vos souillures, de toutes vos idoles, je vous purifierai. Je vous donnerai un cœur nouveau, je mettrai en vous un esprit nouveau. J’ôterai de votre chair le cœur de pierre, je vous donnerai un cœur de chair. Je mettrai en vous mon esprit, je ferai que vous marchiez selon mes lois, que vous gardiez mes préceptes et leur soyez fidèles. Vous habiterez le pays que j’ai donné à vos pères : vous, vous serez mon peuple, et moi, je serai votre Dieu.
Le prophète Ézéchiel précède de peu le disciple d’Isaïe à qui nous devons les deux textes commentés plus haut. Dès la première déportation à Babylone, il faisait partie des exilés et c’est au milieu d’eux qu’il devient le porte-parole du Seigneur. Plus « musclé » que son quasi-contemporain, il propose un message analogue, mais avec des différences significatives. Lui aussi parle de renaissance, de purification, d’alliance renouvelée, de fidélité retrouvée à la Loi. Mais il n’est question ici que de l’action de Dieu, comme le montre la multiplication des « je »…
Dans la première partie, le Seigneur agit en juge pour condamner et châtier durement le peuple infidèle en l’éloignant de son pays. La conception sur laquelle se base le prophète est que chaque peuple a son dieu, qui l’installe dans le territoire qui lui appartient. En disséminant Israël parmi les nations, le Seigneur sanctionne le fait qu’Israël a souillé son pays en faisant le mal. Mais ce n’est pas ce que comprennent les nations où Israël est disséminé : à leurs yeux, c’est une honte pour le Seigneur qu’Israël ait perdu son pays. L’honneur de Dieu est donc profané par Israël alors que sa vocation était de le faire connaître des nations. C’est pourquoi le Seigneur prend les choses en main pour sauver son honneur. Comment va-t-il s’y prendre ?
Il le dit : s’il va agir, ce n’est pas pour son peuple ! Au contraire, puisqu’Israël n’a pas été capable de témoigner de lui devant les nations, il va montrer lui-même combien il est « saint », différent d’autres dieux qui détruiraient sûrement leur peuple s’il leur faisait honte. Loin de détruire Israël, le Seigneur va faire l’inverse. Il va rassembler son peuple, le ramener sur sa terre, le purifier, lui insuffler un esprit nouveau. Il va inscrire la Loi dans le cœur de chacun, là où il réfléchit et prend ses décisions. De la sorte, tous ensemble, ils marcheront fidèlement dans ses chemins. Alors, « les nations connaîtront que je suis le Seigneur ». Même si Israël ne le mérite pas, Dieu se révélera aux nations par sa miséricorde inattendue envers un peuple infidèle.
La fin de l’oracle d’Ézéchiel parle de l’eau qui purifie et de l’esprit donné pour qu’Israël puisse marcher selon la Loi de vie : elle prépare un aspect important de la veillée pascale : la célébration du baptême, qui fait d’un être une « créature nouvelle », une personne re-suscitée, comme Paul le dit dans la lecture qui suit.
Baptême (Lettre aux Romains 6,3b-11)
Frères et sœurs, nous tous qui par le baptême avons été unis au Christ Jésus, c’est à sa mort que nous avons été unis par le baptême. Si donc, par le baptême qui nous unit à sa mort, nous avons été mis au tombeau avec lui, c’est pour que nous menions une vie nouvelle, nous aussi, comme le Christ qui, par la toute-puissance du Père, est ressuscité d’entre les morts. Car, si nous avons été unis à lui par une mort qui ressemble à la sienne, nous le serons aussi par une résurrection qui ressemblera à la sienne. Nous le savons : l’homme ancien qui est en nous a été fixé à la croix avec lui pour que le corps du péché soit réduit à rien et qu’ainsi nous ne soyons plus esclaves du péché. Car celui qui est mort est affranchi du péché. Et si nous sommes passés par la mort avec le Christ, nous croyons que nous vivrons aussi avec lui. Nous le savons en effet : ressuscité d’entre les morts, le Christ ne meurt plus ; la mort n’a plus de pouvoir sur lui. Car lui qui est mort, c'est au péché qu'il est mort une fois pour toutes ; lui qui est vivant, c'est pour Dieu qu'il est vivant. De même, vous aussi, pensez que vous êtes morts au péché, mais vivants pour Dieu en Jésus Christ.
La thématique du baptême amorcée par Ézéchiel dans la lecture qui précède est au cœur de cette lecture. Pour l’apôtre Paul, la résurrection ne concerne pas le seul Jésus. Celle de Jésus « réveillé » d’entre les morts anticipe la résurrection du chrétien et en est le signe. Mais attention : la résurrection dont il s’agit est une renaissance dans cette vie. Dans l’évangile de Jean (chap. 3), Jésus dit à Nicodème qu’il faut naître à nouveau, naître d’en haut, d’eau et d’Esprit (allusion évidente au baptême). De quoi s’agit-il (c’est du moins ma lecture) ?
Toute naissance enracine l’enfant dans une famille, mais aussi dans le rêve de ses parents, dans les désirs de son entourage. Et c’est bien qu’il en soit ainsi. Mais si l’être humain ne « meurt » pas à ces désirs d’autrui pour lui, pourra-t-il jamais être sujet de sa propre existence et réaliser ce désir singulier qui est le sien, tracer son propre chemin, vivre sa propre aventure ? Le « péché » (au singulier) dont parle Paul n’a rien à voir avec la morale (les péchés). C’est ce qu’en ont fait bien des commentateurs, peut-être parce que cela leur permettait de mieux asservir les gens à leurs propres désirs ou à leur conception morbide de la vie (pour la plupart, sans qu’ils le veuillent ou même qu’ils le sachent). Non ! ce péché consiste pour une personne – au sens concret des termes bibliques – à manquer sa cible, à se tromper de chemin, en restant sagement sur les rails posés par celles et ceux qui lui ont permis de grandir. À mes yeux, « être esclave » du péché, c’est être incapable de penser et de vivre son existence de façon singulière parce que l’on reste enchaîné à celle que d’autres ont rêvée. C’est à cela qu’il faut mourir pour pouvoir « mener une vie nouvelle », comme dit Paul.
Littéralement, le « baptême » est un « plongeon » dans les eaux, une mort symbolique à ce que l’on est qui permet de ressortir vivant à la suite du Ressuscité. Pour la plupart des chrétiens, le baptême est donné au début de la vie. C’est alors comme une sorte de « mime » ou de « parabole » qui fait signe pour la suite de l’existence : vivre son baptême, c’est travailler à s’affranchir de l’esclavage qui consiste à vivre conformément au désir d’autrui, à l’image d’Isaac délié des liens par lesquels son père l’attachait à lui, ou à l’image d’Israël qui cesse de vivre selon le bon vouloir de Pharaon en traversant la mer. Dans les deux Testaments, la parole de Dieu, qui invite chacun à devenir ce qu’il est, peut être un guide pour quiconque souhaite aller de l’avant vers cette vie nouvelle.
Le message de la tombe désertée (Luc [23,55-56] 24,1-12)
[Les femmes qui avaient accompagné (Jésus) depuis la Galilée suivirent (Joseph d’Arimathie) et virent le tombeau et comment son corps avait été déposé. Puis elles s’en retournèrent et préparèrent des aromates et de la myrrhe. Puis, le sabbat, elles se reposèrent selon le précepte, et] le premier jour de la semaine, à la pointe de l’aurore, elles allèrent au tombeau, portant les aromates qu’elles avaient préparés. Elles trouvèrent la pierre roulée de devant le tombeau. Une fois entrées, elles ne trouvèrent pas le corps du Seigneur Jésus. Alors qu’elles étaient perplexes à ce propos, voici que deux hommes se tinrent devant elles en habit éblouissant. Saisies de frayeur, elles gardaient leur visage incliné vers le sol. Ils leur dirent : « Pourquoi cherchez-vous celui qui est vivant parmi les morts ? Il n’est pas ici, il est ressuscité [a été réveillé]. Rappelez-vous ce qu’il vous a dit quand il était encore en Galilée : “Il faut que le Fils de l’homme soit livré aux mains d’hommes pécheurs, qu’il soit crucifié et que, le troisième jour, il ressuscite [se relève]”. » Et elles se rappelèrent ses paroles. Revenues du tombeau, elles rapportèrent tout cela aux Onze et à tous les autres. C’étaient Marie Madeleine, et Jeanne, et Marie [mère] de Jacques et les autres femmes avec elles. Elles disaient cela aux Apôtres, mais ces propos leur semblèrent du délire, et ils étaient incrédules. Alors Pierre se leva et courut au tombeau, et en se penchant, il ne vit que les linges. Il s’en alla chez lui, tout étonné de ce qui était arrivé.
Aucun des évangiles canoniques ne relate le fait de la résurrection de Jésus, comme s’il échappait à toute description, à toute saisie. (Certains écrits apocryphes ne se priveront cependant pas de le faire.) Ce qui est susceptible d’être raconté, c’est ce qui se passe après, et en premier lieu la visite de femmes au tombeau, au petit matin du premier jour de la semaine. Dans le récit de Luc, il n’y a pas vraiment de rupture avec la fin de la Passion. La transition se fait avec les femmes qui ont été témoins de l’ensevelissement et ont attendu que le sabbat soit passé pour aller embaumer le corps. Elles s’apprêtent donc à poser le dernier acte de cette histoire : les rites funéraires. Trouver la pierre roulée de côté ne semble pas les étonner (cela leur facilite même la vie !). En revanche, ne pas trouver le corps les perturbe profondément : perdues, déconcertées, elles ne savent que penser. Leur venue perd tout à coup son sens.
L’arrivée inopinée de deux hommes les fait passer de la perplexité à l’effroi. Pourquoi deux, là où Marc en met un seul en scène ? Pour éviter toute confusion avec le ressuscité ? Parce qu’il faut deux témoins pour que le témoignage soit recevable ? Toujours est-il que la réaction des femmes qui, effrayées, n’osent pas lever les yeux devant ces êtres de lumière qui se présentent à elles donne à penser qu’elles ont conscience d’être face à des personnages venant du monde céleste. C’est de là qu’ils apportent leur témoignage concernant celui que les femmes cherchent « avec les morts », expliquant ainsi l’absence du corps dans la tombe. Ils le déclarent vivant parce qu’il a été réveillé – la mort étant comparée à un sommeil. Et ils corroborent leur témoignage en précisant qu’il est conforme à ce que Jésus a annoncé dès avant de quitter la Galilée pour monter à Jérusalem (voir 9,22 : « il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les chefs des prêtres et les scribes, qu’il soit mis à mort et qu’il ressuscite [soit réveillé] le troisième jour »). La pointe de cette annonce, c’est que ce qui allait arriver à Jésus était conforme à la volonté de Dieu révélée dans les Écritures – c’est le sens du verbe « il faut ».
Manifestement, même si les paroles de Jésus sont amplement reformulées, le rappel de ces propos réveille la mémoire des femmes et les convainc que les deux hommes ont dit vrai, puisqu’elles vont raconter « tout cela » aux apôtres et aux disciples qui sont avec eux. Mais pour eux, le récit du groupe des femmes (dont trois sont nommées) est délirant. Même le rappel des paroles de Jésus n’a pas le même effet chez eux que chez les femmes. Il faut dire qu’après la première annonce de la passion (9,22), ils sont restés muets ; à la deuxième, ils n’ont rien compris et avaient peur d’interroger Jésus (9,44-45) ; et la troisième fois, « ils n’y comprirent rien : celle parole leur demeurait obscure et ils n’en saisissaient pas le sens » (18,33-34). Même après le récit des femmes, leur franc ne tombe pas ! Incapables de se fier à une parole qui est un non-sens, ils ne peuvent qu’être incrédules. Pierre semble tout de même avoir des doutes. Il va à la tombe, mais la vue des seules bandelettes qui est de nature à corroborer le récit des femmes le plonge dans un étonnement qui en restera là !
Dans cette scène, la perplexité initiale des femmes, l’incrédulité des Onze et l’étonnement de Pierre sont autant de traits par lesquels Luc insiste sur la difficulté à croire l’annonce de la résurrection de Jésus. Il met ainsi en scène le scepticisme probable de ses lecteurs et lectrices grecs, pour qui la résurrection des morts ne peut être qu’une fable ridicule (voir Actes 17,31-33). « Vous avez des difficultés croire ? – semble-t-il leur dire. Rien de plus normal : même les plus proches disciples de Jésus n’y ont pas cru ! Il a fallu que le ressuscité se montre à eux pour y croire finalement ». C’est ce que raconte la fin du ch. 24 de l’évangile. À commencer par l’histoire de l’apparition sur le chemin d’Emmaüs (v. 13-35). (Luc 24,36-48 est l’évangile du 3e dim. de Pâques, année B.)
Messe du jour
(2 textes évangéliques au choix : Jean 20 et Luc 24)
Visites au tombeau (Jean 20,1-9)
Le premier jour de la semaine, Marie Madeleine se rend au tombeau de grand matin ; c’était encore les ténèbres. Elle s’aperçoit que la pierre a été enlevée du tombeau. Elle court donc trouver Simon-Pierre et l’autre disciple, celui que Jésus aimait, et elle leur dit : « On a enlevé le Seigneur de son tombeau, et nous ne savons pas où on l’a déposé. » Pierre partit donc avec l’autre disciple pour se rendre au tombeau. Ils couraient tous les deux ensemble, mais l’autre disciple courut plus vite que Pierre et arriva le premier au tombeau. En se penchant, il s’aperçoit que les linges sont posés à plat ; cependant il n’entre pas. Simon-Pierre, qui le suivait, arrive à son tour. Il entre dans le tombeau ; il aperçoit les linges, posés à plat, ainsi que le suaire qui avait entouré la tête de Jésus, non pas posé avec les linges, mais roulé à part à sa place. C’est alors qu’entra l’autre disciple, lui qui était arrivé le premier au tombeau. Il vit, et il crut. Jusque-là, en effet, les disciples n’avaient pas compris que, selon l’Écriture, il fallait que Jésus se relever d’entre les morts.
Après le discours de Pierre qui inscrit la résurrection de Jésus au cœur d’une trajectoire qui lui donne sens, l’évangile zoome sur la découverte du tombeau vide au petit matin du premier jour de la semaine. Marie Madeleine est cependant toujours dans les ténèbres, et l’on comprendra pourquoi plus loin : ce qui enténèbre sa vie, c’est le désespoir où la mort de Jésus l’a plongée (voir v. 11-16). Pourtant, elle est la première à voir un signe de la nouveauté qui la surprendra plus tard, une nouveauté qui va bouleverser les proches de Jésus et déclencher une onde de témoignages qui va prendre de l’ampleur au point d’être à l’origine de l’histoire des Églises chrétiennes.
Le premier signe de la nouveauté – suggérée par les circonstances temporelles que l’évangéliste souligne – c’est que le tombeau qui était fermé est ouvert. La pierre a été enlevée. La mort, qui enferme à jamais un défunt, semble avoir perdu son pouvoir d’enfermement. Marie, bien qu’elle ne soit pas entrée dans le sépulcre déduit de l’« enlèvement» de la pierre que quelqu’un est venu « enlever le Seigneur » pour mettre le corps ailleurs. (Elle répétera la même chose aux deux anges qu’elle verra ensuite, puis à celui qu’elle prend pour le gardien du jardin, dans son désir de tenir le corps de l’aimé.) C’est pourquoi elle court aux nouvelles auprès de Pierre et de l’autre disciple qui s’encourent tous les deux.
Le disciple que Jésus aimait arrive le premier et constate un deuxième signe : les linges qui entouraient le corps sont restés là, posés à plat. Ce signe-ci contredit l’interprétation de Marie. Si quelqu’un était venu déplacer le corps, aurait-il pris la peine de le débarrasser de ses bandelettes ? Pierre est le premier à pénétrer dans le tombeau où il fait le même constat, avec un détail supplémentaire : le linge qui couvait la tête de Jésus est resté à sa place. En suivant son regard, l’évangéliste suggère que le disciple enregistre les signes que le Seigneur a déserté la mort, mais comme un fait brut qu’il ne semble même pas questionner. « Ce signe reste muet pour Pierre – son voir reste stérile » (Jean Zumstein). L’autre disciple entre à son tour, après avoir eu le temps de s’interroger sur son premier constat… En pénétrant dans le sépulcre, il relit ce qu’il voit à la lumière de l’Écriture, ce qui suscite en lui la foi. Car il comprend que l’absence du corps et la disposition des linges sont le signe que Dieu est intervenu pour relever son bien-aimé : il le fallait, selon l’Écriture.
L’Écriture ? Quelle Écriture ? L’Ancien Testament, bien entendu. Mais si cette Écriture permet de comprendre ce que le disciple voit en entrant dans le tombeau, ce qu’il voit lui permet aussi de comprendre l’Écriture et ce qui, désormais en constitue le centre : non plus la Loi au nom de laquelle Jésus a été condamné à mort (voir Jean 19,7), mais ces passages où il est écrit que Dieu approuve son Serviteur (Isaïe 52,12-15), qu’il intervient en faveur du juste condamné (Psaume 22,25), qu’il ne peut le laisser dans la mort (Psaume 16,8-11, cité en Actes 2,25-28, à propos de la résurrection) :
Je garde le Seigneur devant moi sans relâche ; il est à ma droite : je suis inébranlable.
Mon cœur exulte, mon âme est en fête, ma chair elle-même repose en confiance :
tu ne peux m'abandonner à la mort ni laisser ton ami voir la corruption.
Tu m'apprends le chemin de la vie :
devant ta face, débordement de joie ! À ta droite, éternité de délices !
Cette page du 4e évangile le montre clairement : le tombeau trouvé vide n’a rien d’une preuve. C’est seulement un signe qui peut rester énigmatique (Pierre) ou être diversement interprété (Marie, l’autre disciple). La lumière de l’Écriture donnera une clé à qui consent au risque de croire le dieu qui y parle et dont on raconte qu’il a libéré Israël de la mort et de l’esclavage, et qu’il est source de vie même au creux de la mort.
Emmaüs (Luc 24,13-35)
Le même jour [le premier de la semaine], deux disciples marchaient vers un village appelé Emmaüs, à 60 stades de Jérusalem [deux heures de route], et ils parlaient entre eux de tout ce qui s’était passé. Or, tandis qu’ils parlaient et s’interrogeaient, Jésus lui-même, s’approchant, marchait avec eux. Mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître. Jésus leur dit : « De quoi discutez-vous en marchant ? » Alors, ils s’arrêtèrent, tout tristes. L’un des deux, nommé Cléophas, lui répondit : « Es-tu le seul étranger résidant à Jérusalem qui ne sache pas ce qui s’est passé ces jours-ci ? » Il leur dit : « Quoi ? » Ils lui dirent : « Ce qui est arrivé à Jésus de Nazareth. Cet homme était un prophète puissant en actes et en paroles devant Dieu et devant tout le peuple : comment les grands prêtres et nos chefs l’ont livré, l’ont fait condamner à mort et l’ont crucifié. Nous, nous espérions que c’était lui qui allait délivrer Israël. Mais avec tout cela, voici déjà le troisième jour qui passe depuis que c’est arrivé. Mais des femmes de notre groupe nous ont stupéfaits. Quand, dès l’aurore, elles sont allées au tombeau, elles n’ont pas trouvé son corps ; elles sont venues nous dire qu’elles avaient eu aussi une vision : des messagers, qui disaient qu’il est vivant. Quelques-uns des nôtres sont allés au tombeau et l’ont trouvé comme les femmes avaient dit ; mais lui, ils ne l’ont pas vu. » Lui-même leur dit : « Hommes sans intelligence, au cœur lent à croire tout ce que les prophètes ont dit ! Ne fallait-il pas que le Christ souffre cela pour entrer dans sa gloire ? » Et, partant de Moïse et de tous les Prophètes, il leur interpréta, dans toute l’Écriture, ce qui le concernait. Et ils approchèrent du village où ils se rendaient. Lui fit mine d’aller plus loin. Mais ils s’efforcèrent de le retenir en disant : « Reste avec nous, car le soir est proche et déjà le jour baisse. » Alors il entra pour rester avec eux. Quand il fut à table avec eux, prenant le pain, il prononça la bénédiction et, l’ayant rompu, il le leur donnait. Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent, mais il disparut à leurs regards. Ils se dirent l’un à l’autre : « Notre cœur n’était-il pas brûlant en nous, tandis qu’il nous parlait sur la route et nous ouvrait les Écritures ? » À l’instant même, ils se relevèrent et retournèrent à Jérusalem. Ils y trouvèrent réunis les Onze et ceux qui étaient avec eux, qui leur dirent : « Le Seigneur est réellement ressuscité [a été réveillé] et est apparu à Simon. » À leur tour, ils racontaient ce qui s’était passé sur la route, et comment il s’était fait connaître par eux à la fraction du pain.
Ce récit est l’histoire d’une transformation radicale. Au début, deux hommes qui étaient avec les Onze quand les femmes étaient revenues du tombeau, quittent Jérusalem. Les événements de la passion les ont accablés. Absorbés par leur abattement et leurs questions, ils sont comme aveugles. Luc leur laisse longuement la parole, comme pour rendre palpable leur tristesse découragée. Le Nazaréen avait éveillé chez eux un grand espoir : il était pour eux un prophète, sans aucun doute un envoyé que Dieu avait revêtu de sa puissance. Pourtant, il a été exécuté par les chefs religieux du peuple, donc avec l’autorité qu’ils exercent de la part de Dieu sous le regard de la Loi. Bref, le dieu de Jésus contre celui de la Loi et de ses représentants. Apparemment, le second l’a emporté, et depuis lors, rien ne s’est passé. On comprend la cruelle déception de ceux qui y avaient cru, déception encore accentuée par ce qui a eu lieu le matin même. Des femmes sont arrivées avec une information troublante – la tombe vide, une vision : un espoir peut-être ! Mais une rapide vérification a suffi à l’enterrer, amère déconvenue.
Voilà pour l’atmosphère lourde qui caractérise la première partie du récit. La fin est bien plus enlevée. Dès qu’ils ont reconnu Jésus vivant, bien qu’il ait disparu au moment même, Cléophas et son compagnon se relèvent – un des verbes servant à dire la résurrection – et font rapidement le chemin en sens inverse pour aller raconter leur expérience avec Jésus à ceux qu’ils avaient quittés quelques heures plus tôt. Pour eux, tout a changé, de même d’ailleurs que pour les compagnons qu’ils retrouvent. Si sceptiques en entendant les femmes le matin même, ils partagent à présent ce qu’ils prenaient pour un délire (« Le Seigneur a réellement été ressuscité »). Quant à Simon-Pierre, qui était resté interdit devant les bandelettes posées où était le cadavre de Jésus avant de rentrer piteusement chez lui, il a lui aussi reçu une apparition du vivant, qui contredit définitivement la conclusion désabusée de Cléophas, « mais lui, ils ne l’ont pas vu ». Pour les deux disciples d’Emmaüs et pour les autres qui leur racontent l’expérience de Simon, la résurrection de Jésus devient leur propre résurrection.
Qu’est-ce qui fait basculer les choses pour ces deux hommes ? Une rencontre. Quelqu’un qui se fait proche d’eux, se préoccupe, interroge, fait raconter, écoute longuement leur désarroi. Puis qui les invite à considérer les événements en traversant les apparences à la lumière d’une parole qui les éclaire autrement, fait percevoir ce qu’ils cachent dans les profondeur secrètes où Dieu est à l’œuvre. Et de convoquer Moïse, les prophètes et « toute l’Écriture » pour expliquer autrement ces événements que les deux hommes ont vécu comme une tragédie personnelle. Ils ne s’en rendront compte qu’après : dès alors, leur cœur est brûlant d’une flamme qui repart dans les cendres, d’un espoir qui renaît. Voilà pourquoi ils n’ont aucune envie de laisser partir cet inconnu dans la nuit : c’est qu’avec lui l’obscurité n’est plus totale. L’homme s’attarde, s’attable, bénit et partage le pain, comme une invitation à vivre et à vivre dans le partage et le don (on notera l’imparfait du verbe « donner », comme si le geste restait suspendu). Ils ne peuvent alors que reconnaître celui dont toute la vie est contenue dans ce geste ultime, le partage du pain rompu.
« Prenant le pain, il prononça la bénédiction et, l’ayant rompu, il le leur donnait. Alors leurs yeux s’ouvrirent, et ils le reconnurent ». En alignant une série de verbes, la phrase de l’évangéliste constitue une réminiscence significative : ce sont les verbes qui, en Genèse 3,6-7 (traduction grecque des Septante), décrivent l’erreur fondamentale des humains.
Ayant pris du fruit |
prenant le pain |
(la femme) mangea |
(Jésus) prononça la bénédiction |
et elle donna aussi à son homme avec elle et il mangea |
et ayant rompu, il donnait à eux |
et s’ouvrirent les yeux des deux |
et d’eux s’ouvrirent les yeux |
et ils connurent qu’ils étaient nus… |
et ils le reconnurent. |
La séquence des verbes « prendre, donner, s’ouvrir et (re)connaître » est identique, mais les différences sont capitales. Le double « manger » d’Adam et Ève (chacun consommant de son côté) disparaît et laisse place à la bénédiction et à la fraction du pain. Jésus remplace le manger, geste d’accaparement, de prise pour soi seul, par deux autres gestes : bénir est une manière de rendre grâce pour le don tout en reconnaissant le donateur, Dieu ; rompre le pain est le geste du partage et suppose la reconnaissance de l’autre. Le résultat a beau être signalé par les mêmes verbes, il est tout différent : en Éden, les humains découvrent leur faiblesse, leur fragilité et, la convoitise ayant semé la méfiance, ils se cachent l’un à l’autre ; à Emmaüs, les aveugles se mettent à voir et reconnaissent celui qui leur ouvre les yeux. Leur témoignage manifestera ensuite qu’ils sont entrés dans la foi.
Un peu de levain (1 Corinthiens 5,6b-8)
Ne savez-vous pas qu’un peu de levain fait lever toute la pâte ? Purifiez-vous du vieux levain, afin d’être une pâte nouvelle, vous qui êtes des sans-levain (= azymes, le pain de la Pâque). Car notre agneau pascal, Christ, a été immolé. Ainsi, célébrons la Fête, non pas avec du vieux levain, le levain du mal et du vice, mais avec des azymes, de la droiture et de la vérité.
Ce bref passage de la lettre de Paul aux chrétiens de Corinthe est basé sur l’un des rites de la Pâque juive (voir Exode 12,15-20 et 13,3-7). En bon rabbin, Paul fait de ce rite une lecture métaphorique pour inciter les chrétiens qui célèbrent la Pâque de Jésus à être cohérents avec ce qu’ils célèbrent. Il s’agit de se libérer de ce qui, dans le passé, a contaminé l’être dans ses inévitables contacts avec le mal, pour repartir à neuf – comme les azymes dont la pâte n’a pas levé par absence de levain. Le retour de Cléophas et de son compagnon vers Jérusalem dit autrement cette nouveauté que la résurrection permet. Comme dit Paul ailleurs, la résurrection invite à devenir une créature nouvelle, de même que le Christ, agneau pascal, est passé de la mort à la vie.