Dimanche des Rameaux et de la Passion C [1]
« Toi, Seigneur, ne sois pas loin : ô ma force, viens vite à mon aide !
Tu m’as répondu ! »
(Psaume 22,20.22b)
Un ânon pour un Roi (Luc 19,28-40)
Jésus partit en avant pour monter vers Jérusalem. Lorsqu’il approcha de Bethphagé et de Béthanie, près du mont appelé “des Oliviers”, il envoya deux des disciples en disant : « Allez au village d’en face. En entrant, vous trouverez un ânon attaché, sur lequel personne ne s’est encore assis. Détachez-le et amenez-le. Et si quelqu’un vous demande “Pourquoi le détachez-vous ?” vous direz ceci : “Parce que le Seigneur en a besoin.” » Les envoyés partirent et trouvèrent comme il leur avait dit. Alors qu’ils détachaient l’ânon, ses maîtres leur dirent « Pourquoi détachez-vous l’ânon ? » Ils dirent : « Parce que le Seigneur en a besoin. » Ils l’amenèrent près de Jésus et, jetant leurs manteaux sur l’ânon, ils firent monter Jésus. Tandis qu’il avançait, des gens étendaient leurs manteaux sur le chemin. Alors que déjà il approchait de la descente du mont des Oliviers, toute la foule des disciples, remplie de joie, se mit à louer Dieu à pleine voix pour tous les miracles qu’ils avaient vus, en disant : « Béni est celui qui vient, le Roi, au nom du Seigneur. Paix dans le ciel et gloire dans les hauteurs !» Quelques pharisiens [sortant de] la foule, lui dirent : « Maître, réprimande tes disciples ! » Mais il répondit : « Je vous le dis : si ceux-ci se taisent, les pierres crieront. ».
Dans l’évangile de Luc, l’entrée à Jérusalem est l’aboutissement d’un long voyage qui commence en 9,51 et est jalonné de rencontres à l’occasion desquelles le lecteur découvre progressivement qui est Jésus. Les ordres qu’il donne à deux disciples pour préparer son entrée à Jérusalem manifestent une forme de savoir prophétique : ce qu’il prévoit se réalise comme il l’a annoncé. Mais en faisant chercher un ânon, c’est à un autre prophète qu’il pense. Zacharie évoque en effet la joyeuse entrée d’un roi messie à Jérusalem : « Réjouis-toi, fille de Sion ! Lance des acclamations, fille de Jérusalem ! Voici ton roi qui vient à toi ; il est juste et victorieux, il est humble et monté sur un âne, sur un jeune ânon. » (Za 9,9, selon le grec ; cité en Matthieu 21,5 et Jean 12,15). Selon le même prophète, cette monture est le signe que ce messie est un roi de paix : après que Dieu aura brisé les armes de guerre, son roi « annoncera la paix aux nations » (Za 9,10). Voilà pourquoi, sans doute, Luc insiste sur le dialogue entre les disciples et les propriétaires de l’ânon, qu’il met une première fois dans la bouche de Jésus puis qu’il rapporte au moment où il a lieu : « le Seigneur a besoin » de cet ânon pour signifier quel roi entre dans la ville sainte.
Le cortège s’organise, les rues prennent l’allure d’un décor digne d’une entrée royale, et la joie annoncée par Zacharie éclate au passage de Jésus. Les acclamations sont significatives. « Béni est celui qui vient, le Roi, au nom du Seigneur » est cité du Psaume 118,26a, un psaume annonçant la victoire du messie de Dieu, cette pierre rejetée par les bâtisseurs mais devenant la pierre d’angle (v. 22). Luc y ajoute le mot « le Roi » pour clarifier la citation. Quant à la suite, « Paix dans le ciel et gloire dans les hauteurs ! », elle reprend la louange des anges lors de la naissance de Jésus (Luc 2,14). Mais elle la modifie : à la veille de la passion et de la mort de Jésus, la paix n’est plus « sur la terre », mais « dans les cieux ». D’ailleurs, la reprise de l’expression « mont des Oliviers » où ces cris de joie résonnent est elle aussi significative : en ce lieu où, selon Zacharie 14,4, le messie doit venir, le Seigneur livrera bientôt son dernier combat (« agonie ») avant d’être arrêté, tandis que ses disciples, qui l’accompagnent aujourd’hui en l’acclamant, s’enfuiront tous, le laissant seul pour affronter son procès et sa mort. Cela dit, tous ne se joignent pas à la liesse populaire : des autorités religieuses prennent leurs distances pour demander à Jésus de faire taire ceux qui l’acclament comme roi. Mais ce qu’ils affirment au cœur de leur louange est une vérité qu’il est impossible de taire. C’est ce que Jésus répond par une image on ne peut plus éloquente.
La passion de Jésus selon Luc (22,14–23,56)
S’attarder sur un récit comme celui-ci serait nécessaire mais n’est pas possible dans les limites de ces commentaires [2]. Je me bornerai à souligner quelques particularités de Luc. Dans le texte qui suit, les italiques correspondent à des passages qui lui sont propres. En revanche, il n’est guère possible de signaler ce que Luc omet par rapport aux versions de Matthieu et de Marc. Je signalerai l’une ou l’autre omission dans le commentaire qui suit le texte.
Quand l’heure fut venue, Jésus prit place à table, et les apôtres avec lui. Il leur dit : « J’ai désiré d’un grand désir manger cette Pâque avec vous avant de souffrir ! Car je vous le déclare : jamais plus je ne la mangerai jusqu’à ce qu’elle soit pleinement accomplie dans le royaume de Dieu. » Alors, ayant reçu une coupe et rendu grâce, il dit : « Prenez ceci et partagez entre vous. Car je vous le déclare : désormais, jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu’à ce que le royaume de Dieu soit venu. » Puis, ayant pris du pain et rendu grâce, il le rompit et le leur donna en
disant : « Ceci est mon corps, donné pour vous. Faites cela en mémoire de moi. » Et pour la coupe, après le repas, il fit de même, en disant : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang répandu pour vous. Et cependant, voici que la main de celui qui me livre est à côté de moi sur la table. En effet, le Fils de l’homme s’en va selon ce qui a été fixé. Mais malheureux cet homme-là par qui il est livré ! »
Les Apôtres commencèrent à se demander les uns aux autres quel pourrait bien être, parmi eux, celui qui allait faire cela. Ils en arrivèrent à se quereller : lequel d’entre eux, à leur avis, était le plus grand ? Mais il leur dit : « Les rois des nations les commandent en maîtres, et ceux qui exercent le pouvoir sur elles se font appeler bienfaiteurs. Pour vous, rien de tel ! Au contraire, que le plus grand d’entre vous devienne comme le plus jeune, et le chef, comme celui qui sert. Quel est en effet le plus grand : celui qui est à table, ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui est à table ? Eh bien moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert. Vous, vous avez tenu bon avec moi dans mes épreuves. Et moi, je dispose pour vous du Royaume, comme mon Père en a disposé pour moi. Ainsi vous mangerez et boirez à ma table dans mon Royaume, et vous siégerez sur des trônes pour juger les douze tribus d’Israël. Simon, Simon, voici que Satan vous a réclamés pour vous passer au crible comme le blé. Mais j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne défaille pas. Toi donc, quand tu seras revenu, affermis tes frères. » Pierre lui dit : « Seigneur, avec toi, je suis prêt à aller en prison et à la mort. » Jésus reprit : « Je te le déclare, Pierre : le coq ne chantera pas aujourd’hui avant que toi, par trois fois, tu aies nié me connaître. » Puis il leur dit : « Quand je vous ai envoyés sans bourse, ni sac, ni sandales, avez-vous donc manqué de quelque chose ?» Ils lui répondirent : « Non, de rien. » Jésus leur dit : « Eh bien maintenant, celui qui a une bourse, qu’il la prenne, de même celui qui a un sac ; et celui qui n’a pas d’épée, qu’il vende son manteau pour en acheter une. Car, je vous le déclare : il faut que s’accomplisse en moi ce texte de l’Écriture : Il a été compté avec les impies. De fait, ce qui me concerne va trouver son accomplissement. » Ils lui dirent : « Seigneur, voici deux épées. » Il leur répondit : « Cela suffit. »
Jésus sortit pour se rendre, selon son habitude, au mont des Oliviers, et ses disciples le suivirent. Arrivé en ce lieu, il leur dit : « Priez, pour ne pas entrer en tentation. » Puis il s’écarta à la distance d’un jet de pierre environ. S’étant mis à genoux, il priait en disant : « Père, si tu le veux, éloigne de moi cette coupe ; cependant, que soit faite non pas ma volonté, mais la tienne. » Alors, du ciel, lui apparut un ange qui le réconfortait. Entré en agonie, Jésus priait avec plus d’insistance, et sa sueur devint comme des gouttes de sang qui tombaient sur la terre. Puis Jésus se releva de sa prière et rejoignit ses disciples qu’il trouva endormis, accablés de tristesse. Il leur dit : « Pourquoi dormez-vous ? Relevez-vous et priez, pour ne pas entrer en tentation. »
Il parlait encore, quand parut une foule de gens. Celui qui s’appelait Judas, l’un des Douze, marchait à leur tête. Il s’approcha de Jésus pour lui donner un baiser. Jésus lui dit : « Judas, c’est par un baiser que tu livres le Fils de l’homme ? » Voyant ce qui allait se passer, ceux qui entouraient Jésus lui dirent : « Seigneur, et si nous frappions avec l’épée ? » L’un d’eux frappa le serviteur du grand prêtre et lui trancha l’oreille droite. Mais Jésus dit : « Restez-en là ! » Et, touchant l’oreille de l’homme, il le guérit. Jésus dit alors à ceux qui étaient venus l’arrêter, grands prêtres, chefs des gardes du Temple et anciens : « Suis-je donc un bandit, pour que vous soyez venus avec des épées et des bâtons ? Chaque jour, j’étais avec vous dans le Temple, et vous n’avez pas porté la main sur moi. Mais c’est maintenant votre heure et le pouvoir des ténèbres. »
S’étant saisis de Jésus, ils l’emmenèrent et le firent entrer dans la résidence du grand prêtre. Pierre suivait à distance. On avait allumé un feu au milieu de la cour, et tous étaient assis là. Pierre vint s’asseoir au milieu d’eux. Une jeune servante le vit assis près du feu ; elle le dévisagea et dit : « Celui-là aussi était avec lui. » Mais il nia : « Non, je ne le connais pas. » Peu après, un autre dit en le voyant : « Toi aussi, tu es l’un d’entre eux. » Pierre répondit : « Non, je ne le suis pas. » Environ une heure plus tard, un autre insistait avec force : « C’est tout à fait sûr ! Celui-là était avec lui, et d’ailleurs il est Galiléen. » Pierre répondit : « Je ne sais pas ce que tu veux dire. » Et à l’instant même, comme il parlait encore, un coq chanta. Le Seigneur, se retournant, posa son regard sur Pierre. Alors Pierre se souvint de la parole que le Seigneur lui avait dite : « Avant que le coq chante aujourd’hui, tu m’auras renié trois fois. » Il sortit et, dehors, pleura amèrement. Les hommes qui gardaient Jésus se moquaient de lui et le rouaient de coups. Ils lui avaient voilé le visage, et ils l’interrogeaient : « Fais le prophète ! Qui est-ce qui t’a frappé ? » Et ils proféraient contre lui beaucoup d’autres blasphèmes.
Lorsqu’il fit jour, se réunit le collège des anciens du peuple, grands prêtres et scribes, et on emmena Jésus devant leur conseil suprême. Ils lui dirent : « Si tu es le Christ, dis-le nous. » Il leur répondit : « Si je vous le dis, vous ne me croirez pas ; et si j’interroge, vous ne répondrez pas. Mais désormais le Fils de l’homme sera assis à la droite de la Puissance de Dieu. » Tous lui dirent alors : « Tu es donc le Fils de Dieu ? » Il leur répondit : « Vous dites vous-mêmes que je le suis. » Ils dirent alors : « Pourquoi nous faut-il encore un témoignage ? Nous-mêmes, nous l’avons entendu de sa bouche. »
L’assemblée tout entière se leva, et on l’emmena chez Pilate. On se mit alors à l’accuser : « Nous avons trouvé cet homme en train de semer le trouble dans notre nation : il empêche de payer l’impôt à l’empereur, et il dit qu’il est le Christ, le Roi. » Pilate l’interrogea : « Es-tu le roi des Judéens ? » Jésus répondit : « C’est toi-même qui le dis. » Pilate s’adressa aux grands prêtres et aux foules : « Je ne trouve chez cet homme aucun motif de condamnation. » Mais ils insistaient avec force : « Il soulève le peuple en enseignant dans toute la Judée ; après avoir commencé en Galilée, il est venu jusqu’ici. »
À ces mots, Pilate demanda si l’homme était Galiléen. Apprenant qu’il relevait de l’autorité d’Hérode, il le renvoya devant ce dernier, qui se trouvait lui aussi à Jérusalem en ces jours-là. À la vue de Jésus, Hérode éprouva une joie extrême : en effet, depuis longtemps il désirait le voir à cause de ce qu’il entendait dire de lui, et il espérait lui voir faire un miracle. Il lui posa bon nombre de questions, mais Jésus ne lui répondit rien. Les grands prêtres et les scribes étaient là, et ils l’accusaient avec véhémence. Hérode, ainsi que ses soldats, le traita avec mépris et se moqua de lui : il le revêtit d’un manteau de couleur éclatante et le renvoya à Pilate. Ce jour-là, Hérode et Pilate devinrent des amis, alors qu’auparavant il y avait de l’hostilité entre eux.
Alors Pilate convoqua les grands prêtres, les chefs et le peuple. Il leur dit : « Vous m’avez amené cet homme en l’accusant d’introduire la subversion dans le peuple. Or, j’ai moi-même instruit l’affaire devant vous et, parmi les faits dont vous l’accusez, je n’ai trouvé chez cet homme aucun motif de condamnation. D’ailleurs, Hérode non plus, puisqu’il nous l’a renvoyé. En somme, cet homme n’a rien fait qui mérite la mort. Je vais donc le relâcher après lui avoir fait donner une correction. » Ils se mirent à crier tous ensemble : « Mort à cet homme ! Relâche-nous Barabbas. » Ce Barabbas avait été jeté en prison pour une émeute survenue dans la ville, et pour meurtre.
Pilate, dans son désir de relâcher Jésus, leur adressa de nouveau la parole. Mais ils vociféraient : « Crucifie-le ! Crucifie-le !» Pour la troisième fois, il leur dit : « Quel mal a donc fait cet homme ? Je n’ai trouvé en lui aucun motif de condamnation à mort. Je vais donc le relâcher après lui avoir fait donner une correction. » Mais ils insistaient à grands cris, réclamant qu’il soit crucifié ; et leurs cris s’amplifiaient. Alors Pilate décida de satisfaire leur requête. Il relâcha celui qu’ils réclamaient, le prisonnier condamné pour émeute et pour meurtre, et il livra Jésus à leur bon plaisir.
Comme ils l’emmenaient, ils prirent un certain Simon de Cyrène, qui revenait des champs, et ils le chargèrent de la croix pour qu’il la porte derrière Jésus. Le peuple, en grande foule, le suivait, ainsi que des femmes qui se frappaient la poitrine et se lamentaient sur Jésus. Il se retourna et leur dit : « Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi ! Pleurez plutôt sur vous-mêmes et sur vos enfants ! Voici venir des jours où l’on dira : “Heureuses les femmes stériles, celles qui n’ont pas enfanté, celles qui n’ont pas allaité !” Alors on dira aux montagnes : “Tombez sur nous”, et aux collines : “Cachez-nous”. Car si l’on traite ainsi l’arbre vert, que deviendra l’arbre sec ?» Ils emmenaient aussi avec Jésus deux autres, des malfaiteurs, pour les exécuter.
Lorsqu’ils furent arrivés au lieu dit : Le Crâne (ou Calvaire), là ils crucifièrent Jésus, avec les deux malfaiteurs, l’un à droite et l’autre à gauche. Jésus disait : « Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu’ils font. » Puis, ils partagèrent ses vêtements et les tirèrent au sort. Le peuple restait là à observer. Les chefs tournaient Jésus en dérision et disaient : « Il en a sauvé d’autres : qu’il se sauve lui-même, s’il est le Messie de Dieu, l’Élu !» Les soldats aussi se moquaient de lui ; s’approchant, ils lui présentaient de la boisson vinaigrée, en disant : « Si tu es le roi des Judéens, sauve-toi toi-même !» Il y avait aussi une inscription au-dessus de lui : « Celui-ci est le roi des Judéens. »
L’un des malfaiteurs suspendus en croix l’injuriait : « N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi !» Mais l’autre lui fit de vifs reproches : « Tu ne crains donc pas Dieu ! Tu es pourtant un condamné, toi aussi ! Et puis, pour nous, c’est juste : après ce que nous avons fait, nous avons ce que nous méritons. Mais lui, il n’a rien fait de mal. » Et il disait : « Jésus, souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume. » Jésus lui déclara : « Amen, je te le dis : aujourd’hui, avec moi, tu seras dans le Paradis. »
C’était déjà environ la sixième heure (c’est-à-dire : midi) ; l’obscurité se fit sur toute la terre jusqu’à la neuvième heure, car le soleil s’était caché. Le rideau du Sanctuaire se déchira par le milieu. Alors, Jésus poussa un grand cri : « Père, entre tes mains je remets mon esprit. » Et après avoir dit cela, il expira. À la vue de ce qui s’était passé, le centurion rendit gloire à Dieu : « Celui-ci était réellement un homme juste. » Et toute la foule des gens qui s’étaient rassemblés pour ce spectacle, observant ce qui se passait, s’en retournaient en se frappant la poitrine. Tous ses amis, ainsi que les femmes qui le suivaient depuis la Galilée, se tenaient plus loin pour regarder.
Alors arriva un membre du Conseil, nommé Joseph ; c’était un homme bon et juste, qui n’avait donné son accord ni à leur délibération, ni à leurs actes. Il était d’Arimathie, ville de Judée, et il attendait le règne de Dieu. Il alla trouver Pilate et demanda le corps de Jésus. Puis il le descendit de la croix, l’enveloppa dans un linceul et le mit dans un tombeau taillé dans le roc, où personne encore n’avait été déposé. C’était le jour de la Préparation de la fête, et déjà brillaient les lumières du sabbat. Les femmes qui avaient accompagné Jésus depuis la Galilée suivirent Joseph. Elles regardèrent le tombeau pour voir comment le corps avait été placé. Puis elles s’en retournèrent et préparèrent aromates et parfums. Et, durant le sabbat, elles observèrent le repos prescrit.
Dans son récit, Luc insiste sur la conscience qu’a Jésus de ce qui va se passer : la trahison de Judas mais aussi des disciples qui vont l’abandonner et de Pierre qui le reniera puis affermira ses frères dans la foi ; la souffrance qu’il va subir comme l’humble serviteur, le rejet par ceux qui le compteront parmi les impies. Tout cela, il l’accepte à l’avance, parce que c’est nécessaire pour la venue du Royaume de Dieu, en particulier pour les disciples conviés à sa table. C’est ce qui a été fixé (par Dieu) ; c’est ce que disent les Écritures, et celles-ci vont trouver leur accomplissement en un temps où semblera s’imposer le pouvoir des ténèbres, celui de l’Adversaire (Satan). C’est cette conscience claire qui permet à Jésus de rester serein et calme dans la tourmente qu’il traverse selon le vouloir de Dieu (voir la scène de l’« agonie » au mont des Oliviers). Son dernier cri, propre à Luc est « Père, entre tes mains je remets mon esprit. » L’évangéliste souligne ainsi que ce qui a présidé à l’attitude de Jésus tout au long de la passion, c’est la confiance de Jésus en son père, ce père dont il a préféré la volonté à la sienne au début du récit.
Si les disciples sont promis à un bel avenir dans le Royaume, ils vont être « passés au crible par Satan ». En réalité, quand Jésus le leur dit, ils l’ont déjà trahi. Avec Matthieu et Marc, en effet, Luc relate la scène où les disciples se querellent à propos de celui qui est le plus grand. Mais alors que les deux autres rapportent cette scène dans le récit de l’activité publique de Jésus, Luc la transpose dans le contexte du dernier repas. Plus exactement, il l’insère juste après l’annonce de la trahison par « celui dont la main est à côté de Jésus sur la table ». Passant de la question de savoir qui va faire cela à celle de savoir qui est le plus grand, tous ceux dont les mains sont sur la même table trahissent Jésus qui s’est fait le serviteur de tous : leur querelle montre en effet qu’ils sont toujours dans la logique des royaumes de ce monde. Ils le seront encore quand ils parlent de prendre des épées ou que l’un d’eux blesse le serviteur du grand prêtre. Avant cela, ils laissent Jésus lutter seul, accablés par leur tristesse. Après cela, ce sera au tour de Pierre de renier son maître. Une fois qu’il sera sorti de la cour et du récit, Jésus sera irrémédiablement seul pour affronter le procès, la condamnation et la mort.
Dans la scène du reniement, Luc ajoute une petite phrase que les autres évangélistes n’ont pas. Juste après le troisième reniement, on s’aperçoit que Pierre a parlé en présence de Jésus, car « le Seigneur, se retournant, posa son regard sur Pierre ». Ce regard bouleverse Pierre, qui regrette immédiatement son attitude. C’est l’un de ces passages où Luc montre qu’au cœur même de la passion, l’œuvre de salut se réalise déjà. Un premier signe était la guérison du serviteur dont l’oreille a été tranchée, mais il y en aura d’autres : l’amitié entre Hérode et Pilate qui cessent enfin leur hostilité, le pardon accordé par Jésus à ceux qui le crucifient et, bien entendu, la promesse faite au « bon larron » qui reconnaît que Jésus a été condamné sans raison. La réaction du centurion qui rend gloire à Dieu à propos du juste qui vient de mourir et celle des spectateurs qui s’en retournent en se frappant la poitrine sont deux autres signes de la conversion rendue possible quand Jésus donne sa vie.
Si Jésus est un juste, sa condamnation est donc injuste. Le récit le met bien en évidence. Pour les accusateurs – les élites religieuses et civiles du peuple ainsi que le Sanhédrin – le vrai motif du procès est que Jésus se prétend messie et fils de Dieu et contrairement aux autres évangiles, ils n’ont besoin d’aucun témoin pour le condamner. Mais devant Pilate, l’accusation est différente. Elle est civile et politique : il sème le trouble, empêche de payer l’impôt et se prétend roi ; il soulève le peuple dans tout le pays. Pilate lui-même comprend que ces griefs ne tiennent pas et il leur résiste par trois fois, se proposant de relâcher Jésus. Au point qu’après la visite chez Hérode, ils ne l’accusent plus de rien, mais accentuent leur pression sur Pilate, qui cède pour éviter que les choses s’enveniment. Sa dernière déclaration est du reste un prononcé d’innocence. Les Judéens obtiennent ainsi la libération d’un bandit qui a réellement commis les crimes dont ils ont accusé Jésus, celui-ci étant « livré à leur bon plaisir » sans qu’il ait été formellement condamné.
L’attitude très digne de Jésus au cours des faits relatés est une des façons qu’a Luc de montrer que Jésus est un juste, comme le reconnaît le centurion. Lors de l’arrestation, il fait cesser toute velléité de résistance de la part des siens, et il affronte calmement ceux qui viennent l’arrêter comme un bandit dangereux. Lors des interrogatoires qu’il subit, ses réponses montrent qu’il a compris que les dés étaient pipés : « si je vous dis la vérité, vous ne me croirez pas ; si je pose des questions, vous ne répondrez pas ! » « C’est vous-mêmes qui dires que je suis le fils de Dieu » « C’est toi-même (Pilate) qui dis que je suis le roi des Judéens ». Par ailleurs, Hérode qui profite de la situation n’a droit à aucune réponse. Le long discours à celles qui se lamentent est aussi révélateur : Jésus ne se soucie pas de lui-même, mais de ces femmes et de leurs enfants. Quant aux moqueries et autres outrages, Jésus n’y réagit jamais.
Dernier trait caractéristique du récit de Luc : la souffrance imposée à Jésus est surtout morale. La première mention vient lors de l’agonie qui est un véritable combat où Jésus verse son sang dans la prière. La seule brutalité physique mentionnée, à part la crucifixion elle-même, est celle des soldats judéens qui le rouent de coups tout en se moquant de lui et le tournant en dérision en blasphémant. Il y a ensuite le mépris et les moqueries d’Hérode et de ses sbires, les rires sarcastiques des chefs (judéens) et des soldats au pied de la croix, ou encore les injures proférées par l’un des condamnés crucifiés avec lui. Ces dernières ont du reste un retour ironique : il dit à Jésus de se sauver lui-même « et nous avec »… or c’est précisément ce que Jésus fait, mais dans un autre sens, pour l’autre condamné à qui il affirme : « aujourd’hui, avec moi tu seras dans le paradis ». Ce sera là l’unique réponse de Jésus aux injures qui pleuvent sur lui tout au long du récit. Mais pour ce qui est de la souffrance physique, il n’en est presque pas question. Révélateur sur ce point est que, si Jésus est bien revêtu d’un manteau éclatant (par Hérode), il n’y a pas de couronnement d’épine… Le récit de Luc est certainement le plus éloigné de l’interprétation d’un certain Mel Gibson.
[1] Les 1res lectures (Isaïe 50,4-7 et Philippiens 2,6-11) sont les mêmes chaque année. Pour un commentaire, voir année B.
[2] C. Focant vient de publier un livre intéressant sur les récits de la Passion dans les évangiles synoptiques. Il est intitulé Une passion, trois récits, et est paru en mars 2022 aux éditions du Cerf dans la collection Lire la Bible.