« Qui regarde vers lui resplendira, sans ombre ni trouble au visage. »
(Psaume 34,6)
Pâque en Canaan (Josué 5,9a.10-12)
Le Seigneur dit à Josué : « Aujourd'hui, j'ai enlevé de vous le déshonneur de l'Égypte. » […] Les fils d’Israël campèrent à Guilgal et célébrèrent la Pâque le quatorzième jour du mois au soir, dans la plaine de Jéricho. Le lendemain de la Pâque ils mangèrent les produits du pays, des pains sans levain et des épis grillés, en ce jour-là même. Et la manne cessa le lendemain de la Pâque, quand ils mangèrent des produits du pays. Il n’y eut plus de manne pour les fils d’Israël, et ils mangèrent la récolte du pays de Canaan cette année-là.
Plus anecdotique que ça, tu meurs ! Qu’est-ce qui a bien pu passer par la tête des gens d’Église qui ont sélectionné les lectures pour faire lire un texte pareil ? Si au moins ils avaient été plus généreux… Soyons-le donc.
Tout d’abord, pourquoi le Seigneur parle-t-il du déshonneur d’Égypte ? Et comment l’a-t-il enlevé [1] ? Pour le comprendre, il faut (évidemment) connaître ce qui précède. Sous la conduite de Josué, les Israélites ont terminé leur pérégrination au désert en traversant le Jourdain pour entrer dans le pays promis. Le fleuve s’est ouvert devant eux et ils sont passés à pied sec. Ce miracle, par lequel le Seigneur a neutralisé l’ennemi des fils d’Israël, rappelle la traversée de la mer Rouge qui a menés les Israélites de l’esclavage en Égypte à la liberté dans le désert (Josué 3,1–5,1, voir Exode 14,1–15,21). À peine cette traversée terminée, Dieu demande à Josué de circoncire les Israélites : tous les hommes entrés en Canaan étant nés dans le désert, ils n’y avaient pas été circoncis (Josué 5,2-8). C’est ce rite collectif effectué par Josué que le Seigneur commente en disant : « Aujourd’hui, j’ai roulé loin de vous le déshonneur d’Égypte ». Cette honte collective pourrait être celle de l’esclavage et de l’humiliation subie en Égypte : elle est ici lavée rituellement par la circoncision qui intègre la génération entrée en Canaan dans l’alliance entre Dieu et Abraham, une alliance scellée précisément en Canaan (voir Genèse 17).
La suite répond à la question de savoir pourquoi il était urgent de procéder à la circoncision du peuple. En effet, les règles sur les rites de la Pâque, communiquées en Égypte en vue de la nuit pascale, prévoient que, parmi les hommes, seuls les circoncis peuvent prendre part à ces rites (Exode 12,48-49). Or, le peuple est arrivé à Guilgal le 10e jour du 1er mois (Josué 4,19), soit quelques jours avant la Pâque. Pour pouvoir célébrer, pour la première fois depuis quarante ans, la fête de la libération de l’esclavage par le Seigneur, il fallait donc que tous les Israélites soient circoncis. Après la célébration de cette fête, selon la même réglementation reçue en Égypte (Exode 13,6-8), ils consomment aussi des pains azymes : puisqu’ils font ce pain avec des produits du pays, ils n’ont pas encore de levain pour le faire lever. Quant à la nourriture du désert, la manne, elle peut cesser : manger les fruits du pays est le signe clair que le séjour au désert est terminé et qu’ils sont désormais dans le pays promis, le signe aussi que le Seigneur a tenu parole.
Mais l’épisode ne s’achève pas ici. Une scène curieuse le complète. Elle se passe près de Jéricho, à l’endroit où le peuple a célébré la Pâque.
Comme Josué était près de Jéricho, il leva les yeux et vit : voici qu'un homme se tenait devant lui, son épée dégainée dans la main. Josué alla vers lui et lui dit : « Es-tu pour nous ou pour nos ennemis ? » Il dit : « Non, car je suis le chef de l'armée du Seigneur. Maintenant, je suis entré. » Alors Josué tomba le visage contre terre, se prosterna et lui dit : « Que dit mon seigneur à son serviteur ? ». Le chef de l'armée du Seigneur dit à Josué : « Enlève ta sandale de ton pied, car le lieu où tu te tiens est saint. » Et Josué fit ainsi.
Cette brève scène contient trois réminiscences à des passages importants de l’Exode. L’expression « armée du Seigneur » n’est utilisée qu’une seule fois auparavant, en Exode 12,41 : « en ce jour-là même [voir Josué 5,11, ci-dessus], toutes les armées du Seigneur sortirent du pays d’Égypte ». La phrase prononcée par le chef, « Maintenant, je suis entré », rappelle ce que le dernier mot que Seigneur adresse au pharaon par la bouche de Moïse (cf. Exode 11,4), « Après cela, je sortirai » (11,8) : premier à sortir d’Égypte quand les Égyptiens prosternés devant lui l’en prient, il déclare ici qu’il est arrivé à destination – suite à quoi Josué se prosterne devant lui. Enfin, ce que ce mystérieux chef déclare à Josué fait écho à ce que le Seigneur a dit à Moïse du cœur du buisson ardent : « Retire les sandales de tes pieds, car le lieu où tu te tiens est une terre sainte ! » (Exode 3,5). On notera toutefois que, selon la déclaration du chef de l’armée, Josué devait être unijambiste puisqu’il a une seule sandale à ôter de son seul pied… Différence qui suggère la supériorité de Moïse sur son serviteur Josué… qui apprend ici que, si l’armée d’Israël qui va bientôt conquérir le pays a un chef, ce n'est pas lui, mais ce personnage mystérieux qui figure probablement Dieu lui-même.
Dans cet épisode, les allusions à l’Exode se multiplient manifestement. Les principales interviennent d’ailleurs dans l’ordre inverse du récit de la libération :
Livre de Josué |
Exode |
traversée du Jourdain (3–4) |
traversée de la mer des Joncs (14–15) |
circoncision et célébration de la Pâque (5,2-10) |
célébration de la Pâque par les circoncis (12–13) |
l’armée du Seigneur en Canaan (5,14a) |
les armées du Seigneur sortent d’Égypte (12,41) |
arrivée de Dieu dans le pays (5,14b) |
sortie de Dieu annoncée à Pharaon (11,4-8) |
apparition divine à Josué – lieu saint (5,15) |
apparition divine à Moïse – lieu saint (3,1-6) |
Avec l’élimination du déshonneur de l’Égypte (Josué 5,9) et la cessation de la manne (v. 12), tous ces liens indiquent que cet épisode conclut définitivement l’épopée de l’exode. Désormais, le Seigneur a tenu la parole qu’il a dite à Moïse du milieu du buisson en feu : « J’ai vu, oui, j’ai vu la misère de mon peuple qui est en Égypte, et j’ai entendu leur cri sous les coups des surveillants. Oui, je connais ses souffrances. Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens et le faire monter de ce pays vers un beau et vaste pays, vers un pays ruisselant de lait et de miel, vers le lieu des Cananéens et des Hittites et des Amorites et des Perizzites et des Hivvites et des Jébusites. » (Exode 3,7-8). Ou encore, en Égypte : « Je suis le Seigneur. Je vous libérerai des travaux dont vous chargent les Égyptiens, je vous délivrerai de leur esclavage et je vous rachèterai avec puissance et par de grands actes de jugement. Je vous prendrai pour que vous soyez mon peuple, je serai votre Dieu et vous saurez que c'est je suis le Seigneur votre Dieu, qui vous libère des travaux dont vous chargent les Égyptiens. Je vous ferai entrer dans le pays que j'ai juré de donner à Abraham, à Isaac et à Jacob ; je vous le donnerai en possession. Je suis le Seigneur. » (6,6-8).
Ce petit récit témoignant puissamment de la fidélité de Dieu envers son peuple et de sa capacité à mener à bien le processus de libération, méritait-il qu’on l’ampute, alors même que la série des premières lectures de ce carême vise précisément à montrer comment le dieu d’Abram (2e dim.), de Moïse (3e dim.) et de Josué (4e dim.) est le Seigneur de l’histoire ?
Un père, deux fils (Luc 15,1-3.11-32)
Les publicains et les pécheurs s’approchaient tous de Jésus pour l’écouter. Les pharisiens et les scribes récriminaient contre lui en disant : « Celui-là accueille les pécheurs, et il mange avec eux ! » Alors Jésus leur dit cette parabole : […]
« Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : ‘Père, donne-moi la part de fortune qui me revient.’ Et le père leur partagea ses biens. Peu de jours après, le plus jeune rassembla tout ce qu’il avait, et partit pour un pays lointain où il dilapida sa fortune en menant une vie de désordre. Il avait tout dépensé, quand une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans le besoin. Il alla s’engager auprès d’un habitant de ce pays, qui l’envoya dans ses champs garder les porcs. Il aurait bien voulu se remplir le ventre avec les gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui donnait rien. Alors il rentra en lui-même et se dit : ‘Combien d’ouvriers de mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim ! Je me lèverai, j’irai vers mon père, et je lui dirai : Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi. Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. Traite-moi comme l’un de tes ouvriers.’ Il se leva et s’en alla vers son père. Comme il était encore loin, son père l’aperçut et fut saisi de compassion ; il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers. Le fils lui dit : ‘Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi. Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils.’ Mais le père dit à ses serviteurs : ‘Vite, apportez le plus beau vêtement pour l’habiller, mettez-lui une bague au doigt et des sandales aux pieds, allez chercher le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons, car mon fils que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé.’ Et ils commencèrent à festoyer.
Or le fils aîné était aux champs. Quand il revint et fut près de la maison, il entendit la musique et les danses. Appelant un des serviteurs, il s’informa de ce qui se passait. Celui-ci répondit : ‘Ton frère est arrivé, et ton père a tué le veau gras, parce qu’il a retrouvé ton frère en bonne santé.’ Alors le fils aîné se mit en colère, et il refusait d’entrer. Son père sortit le supplier. Mais il répliqua à son père : ‘Il y a tant d’années que je suis à ton service sans avoir jamais transgressé tes ordres, et jamais tu ne m’as donné un chevreau pour festoyer avec mes amis. Mais, quand ton fils que voilà est revenu après avoir dévoré ton bien avec des prostituées, tu as fait tuer pour lui le veau gras !’ Le père répondit : ‘Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Il fallait festoyer et se réjouir ; car ton frère que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé ! »
Voilà une des paraboles les plus connues des évangiles. Elle est propre à Luc. La mise en situation est essentielle pour la comprendre : les spécialistes de la Loi mettent Jésus en cause parce que son attitude vis-à-vis des pécheurs le met en porte-à-faux avec la Loi de Moïse, ou plus exactement avec leur interprétation et leur pratique de la Loi dans leurs rapports avec ceux qu’ils considèrent comme des pécheurs. Face à ces murmures, Jésus raconte une parabole en trois histoires : indirecte, sa réponse n’a rien d’agressif vis-à-vis de ses interlocuteurs. Elle tente de les amener à réfléchir à ce que leurs critiques mettent en jeu. Les trois histoires mettent en scène des personnages qui retrouvent quelque chose après l’avoir perdu et qui s’en réjouissent : un berger qui retrouve sa brebis illustre la « joie dans le ciel » pour un pécheur qui se repent plus que pour 99 justes ; la femme qui retrouve sa pièce de monnaie illustre « la joie des anges de Dieu » quand un pécheur revient à Dieu. Les « morales » des deux scènes mettent l’accent sur le retour du pécheur. C’est ce pécheur que la troisième histoire met en scène, mais aussi un « juste qui n’a pas besoin de conversion » (Luc 15,7).
Après avoir montré que Dieu se réjouit du retour du pécheur, ce qui justifie l’attitude de Jésus qui leur fait bon accueil dans l’espoir de les ramener à Dieu, la troisième partie de la parabole qui constitue la lecture du jour vise à faire réfléchir les pharisiens et autres docteurs de la loi sur leur propre attitude. La finale où intervient le fils aîné est donc importante. Un signe de cela : bien que celui-ci n’intervienne pas avant le verset 25 (§ 3, ci-dessus), il est introduit dès la première ligne, ce qui laisse penser qu’on en reparlera…
L’histoire commence avec le fils cadet : il rompt avec le père en réclamant son dû, jouit du présent en menant une vie dissolue où il gaspille tout son argent. Il connaît alors le manque et doit accepter une situation dégradante, qui l’amène à réfléchir non pour comprendre pourquoi il en est là, mais pour voir comment en sortir. Il se souvient de son père, ou plutôt de ses serviteurs qui, eux, ne manquent de rien. Voilà la solution : retourner et se faire engager comme l’un d’eux. On peut difficilement qualifier de conversion ce retour intéressé, déterminé par sa faim et non par un quelconque regret, un souci pour son père ou même une prise de conscience de son erreur. Dans ces conditions, sa confession (« J’ai péché contre le ciel et contre toi… ») est-elle vraiment sincère ? N'est-elle pas seulement une déclaration rhétorique en vue du but visé : combler sa faim ? Une telle mise en scène a pour but de mettre en évidence l’amour inconditionnel du père qui accueille avec empressement celui qui revient, non parce qu’il s’est repenti, mais parce que c’est son fils et que le voir vivant lui retourne les entrailles. D’où la fête, le banquet. – Rapporté à la situation de départ, cette attitude du père justifie celle de Jésus qui « accueille les pécheurs et mange avec eux », apparemment sans se soucier d’une possible conversion. La conversion n’est pas une condition pour être aimé du père ; c’est l’amour du père qui peut amener à la conversion…
La réaction du frère aîné n’est pas du tout en phase avec celle du père : revenant de la campagne (où il a fait son devoir de fils), il se met en colère et refuse de se joindre à la fête. Ce qui le met dans cet état, c’est la jalousie, c’est-à-dire le sentiment d’être victime d’une injustice de la part du père : « je te sers, je ne désobéis pas ; à moi tu ne donnes rien, ni à mes amis… Mais ton fils dévergondé, pour lui, tu sacrifies le veau gras ». Ce que ces mots trahissent, c’est que l’aîné souffre parce qu’il se met au centre du monde et voit les choses de son seul point de vue parce qu’il se sent juste. Or son attitude montre bien qu’il ne l’est pas autant qu’il ne l’imagine ! Dans sa réponse finale, le père cherche à lui faire voir les choses de son point de vue à lui : toi, tu ne vois plus tout ce que tu as – y compris ma présence, mon affection (sous-entendu, tu ne vois que ce dont tu as le sentiment qu’on t’en prive). Mais celui qui est revenu est ton frère, et il est vivant : n’est-ce pas une raison de se réjouir et de faire la fête (sous-entendu, cela ne t’enlève rien et ne te lèse en rien) ? En disant cela, le père indique clairement de quelle conversion son fils aîné a besoin. – Rapportée à la situation de départ, cette réflexion du père est celle que Jésus adresse à ceux qui se croient justes parce qu’ils pratiquent la Loi de Moïse, mais qui oublient que cette Loi émane d’un dieu qui dit de lui-même : « Dieu de miséricorde et de, lent à la colère, plein de bienveillance et de loyauté vérité, qui maintient son amour pour 1000 générations, pardonne faute, révolte et péché » ne pensant à sévir que si son amour échoue à rendre juste le coupable (Exode 34,6-7). Les pharisiens et les docteurs de la Loi comprendront-ils que Jésus ne les lèse en rien en allant vers les pécheurs, mais manifeste plutôt la bienveillance que Dieu réserve à tous ses enfants ?
André Wénin
[1] L’expression hébraïque est « rouler loin de » (gâlal min) et explique par un jeu de mots le nom de l’endroit : « et il nomma cet endroit Guilgal, jusqu’aujourd’hui » (v. 9b, « oublié » par le lectionnaire).