Premier dimanche de Carême

Temps liturgique: Temps du Carême
Année liturgique: C
Date : 6 mars 2022
Auteur: André Wénin

 

« Tu marcheras sur la vipère et le scorpion,
tu écraseras le lion et le dragon »
(Psaume 91,13)

Le bon usage d’un don (Deutéronome 26,4-10)

[Moïse disait au peuple : Lorsque tu feras venir les primeurs de tes récoltes,] le prêtre recevra de tes mains la corbeille et la déposera devant l’autel du Seigneur ton dieu. Tu prononceras ces paroles devant le Seigneur ton dieu : « Mon père était un Araméen errant et il descendit en Égypte et y a vécu en immigré avec son petit clan. Là il devint une nation grande, puissante et nombreuse. Les Égyptiens nous ont maltraités et humiliés ; ils nous ont imposé un dur esclavage. Et nous avons crié vers le Seigneur, le dieu de nos pères, et le Seigneur a entendu notre voix, il a vu notre humiliation et notre peine et notre oppression. Et le Seigneur nous a fait sortir d’Égypte à main forte et à bras étendu, par des actions redoutables, par des signes et par des prodiges. Il nous a fait venir en ce lieu et nous a donné ce pays, un pays ruisselant de lait et de miel. Et maintenant voici que je fais venir les primeurs des fruits du sol que tu m’as donné, Seigneur. ». 

Ce passage du Deutéronome donne le ton, si je puis dire, pour l’ensemble des passages de l’AT qui seront lus en 1re lecture des dimanches de carême (année C). Ces passages parcourent à grandes enjambées ce qu’il est convenu d’appeler « l’histoire du salut » à travers quelques étapes significatives : l’alliance avec Abram (Genèse 15, 2e C), la vocation de Moïse (Exode 3, 3eC), l’arrivée du peuple en terre promise (Josué 5, 4e C), l’annonce du retour d’exil comme un nouvel exode (Isaïe 43, 5e C). La lecture de ce 1er dimanche propose quant à elle un premier « survol ». Il s’agit d’une partie de la description d’un rite liturgique, qui constitue la dernière loi de la Torah. Cette loi prévoit que le fidèle qui vient offrir les primeurs de sa récolte prononce une déclaration qui résume le récit raconté par la Torah et en anticipe la suite immédiate, à savoir le don du pays à Israël.

Le rite prévu par ce texte suppose qu’Israël ait reçu ce pays et se soit mis à le cultiver. C’est ce que précise le début du texte : « Quand tu seras entré dans le pays que le Seigneur ton dieu va te donner en héritage, que tu en auras pris possession et que tu y habiteras, tu prendras des primeurs de tous les fruits du sol que tu auras récolté de ton pays que le Seigneur ton dieu va te donner, tu les déposeras dans une corbeille et tu iras au lieu que le Seigneur ton dieu choisira pour y faire demeurer son nom (c’est le temple de Jérusalem), tu viendras auprès du prêtre qui sera (là) en ces jours-là et tu lui diras : “Je déclare aujourd’hui au Seigneur ton dieu que je suis arrivé dans le pays que le Seigneur ton dieu a juré à nos pères de nous donner”. » On notera l’insistance sur l’expression « le Seigneur ton dieu » (5x), expression liée par trois fois au don du pays que le Seigneur a accordé à Israël en fidélité à ses promesses. L’essentiel du rite consiste précisément à reconnaître que le pays et ses fruits sont un don de Dieu. Quant au rite lui-même, il indique symboliquement comment recevoir ce don.

Le peuple aura vécu 40 ans dans le désert, il y aura connu la faim, la soif, les privations. Sa tentation une fois arrivé et installé dans un pays qu’il peut cultiver serait dès lors de profiter à plein de l’abondance retrouvée, à commencer par les premiers fruits d’une récolte (vous voyez ?… les premières fraises, les premières asperges !). C’est ici que la loi intervient : les primeurs, celles qui excitent le plus l’envie, on s’en privera, on ira les offrir. Ce sera une façon de ne pas oublier qu’elles sont le fruit d’un don. Exprimer sa reconnaissance envers le donateur en lui offrant (ce qui semble) le meilleur, c’est se donner le moyen de reconnaître que le don est un don. C’est ce qui fait l’objet des deux déclarations que l’offrant prononce. Ainsi, au moment où il remet la corbeille au prêtre, le fidèle déclare : « Je suis arrivé dans le pays que le Seigneur ton dieu a juré à nos pères de nous donner » ; et quand le prêtre dépose les primeurs devant l’autel dans un geste d’offrande, le fidèle précise : « Voici que je fais venir les primeurs des fruits du sol que tu m’as donné(s), Seigneur. »

Si le pays et ses fruits sont un don, celui-ci a une histoire. La raconter, c’est garder mémoire du don. À présent, en effet, l’israélite habite une terre et en reçoit les fruits qu’il cultive. Il n’en a pas toujours été ainsi. Son ancêtre était un errant, un sans terre (la Torah le raconte d’Abraham, Isaac, Jacob et ses fils). Si lui possède à présent une terre, c’est qu’il l’a reçue. Mais ce n’est pas aussi simple ! Car un errant n’est chez lui nulle part, il est un étranger partout, vivant dans des territoires qui appartiennent à d’autres. Or, quand on est un étranger, on est vulnérable, on dépend du bon vouloir de ceux qui sont « chez eux », pour le meilleur mais aussi pour le pire. C’est bien ce qui est arrivé aux descendants de cet ancêtre (Jacob) qui est allé vivre en Égypte avec sa famille. D’abord bien accueilli, il y a proliféré et y est devenu une véritable nation. C’est alors que le vent a tourné : par peur de ce que devenaient ces étrangers, les autochtones ont cherché à les casser. Ils les ont réduits en esclavage, avec tout ce qui s’ensuit : maltraitance, humiliation, oppression, souffrance infligée… Voilà ce qui leur a arraché le cri qu’ils ont lancé vers le dieu de leurs ancêtres, qui leur a répondu en intervenant avec autorité pour leur offrir la liberté et leur rendre leur dignité.

Pourquoi donc raconter toute cette histoire ? Parce qu’elle met en évidence ce que représente le don du pays où Israël est chez lui. Vivant sur sa propre terre – un pays où coulent lait et miel –, il cesse de dépendre d’autres et d’être à leur merci : autonome, il peut travailler avec dignité, subvenir à ses besoins et vivre en sécurité et en paix, sans avoir à souffrir de l’esclavage et de l’humiliation. C’est de tout cela qu’il importe de se souvenir comme d’un don du Seigneur, c’est de tout cela que les primeurs de la récolte sont le signe. C’est pourquoi le rite des primeurs débouche sur une fête : une fois le panier de primeurs déposé devant Dieu, « tu te prosterneras devant le Seigneur ton dieu et tu te réjouiras de tous les biens (ou de tout le bonheur) que le Seigneur ton dieu t’a donné à toi et à ta maisonnée… » (v. 10b-11a).

Bien recevoir un don, c’est d’abord faire acte de reconnaissance envers le donateur, en entrant dans un contre-don consistant à lui offrir symboliquement une partie de ce don – la plus désirable. C’est donc aussi contenir l’envie d’en profiter tout de suite, de se l’accaparer. Mais la suite du texte est tout aussi importante : elle concerne la dîme que celui qui est venu offrir les primeurs à Dieu a donnée à ceux qui n’ont pas de terre à cultiver, parce qu’ils sont étrangers, pauvres (la veuve et l’orphelin) ou encore les lévites dont le service est celui du culte. Car reconnaître le don comme don, c'est aussi prendre conscience qu’on n’en est pas propriétaire mais bénéficiaire, et qu’il est normal dans ces conditions d’en faire bénéficier aussi ceux qui en sont privés. Il s’agit moins de partager, que d’honorer une exigence interne au don : celle de relayer le geste du donateur pour éviter d’humilier et de maltraiter les pauvres comme les Égyptiens l’ont fait jadis avec « nos pères ».

Bref, le rite prescrit par Deutéronome 23,1-15 constitue un double antidote à la convoitise : consentir à un manque (primeurs, dîme) pour faire mémoire du don dans la reconnaissance, pour honorer le don en le donnant à son tour. 

Tentation (Luc 4,1-13)

Jésus, rempli d’Esprit Saint, quitta les bords du Jourdain ; dans l’Esprit, il fut conduit à travers le désert où, pendant quarante jours, il fut tenté par le diable. Il ne mangea rien durant ces jours-là, et, quand ce temps fut écoulé, il eut faim. Le diable lui dit alors : « Si tu es fils de Dieu, ordonne à cette pierre de devenir du pain. » Jésus répondit : « Il est écrit : ce n’est pas de pain seulement que vit l’être humain. » Alors le diable l’emmena plus haut et lui montra en un instant tous les royaumes de la terre. Il lui dit : « Je te donnerai tout ce pouvoir et la gloire de ces royaumes, car cela m’a été remis et je le donne à qui je veux. Toi donc, si tu te prosternes devant moi, tu auras tout cela. » Jésus lui répondit : « Il est écrit : C’est devant le Seigneur ton Dieu que tu te prosterneras, lui seul tu serviras. » Puis le diable le conduisit à Jérusalem, il le plaça au sommet du Temple et lui dit : « Si tu es fils de Dieu, d’ici jette-toi en bas ; car il est écrit : Il donnera pour toi, à ses anges, l’ordre de te garder ; et encore : Ils te porteront sur leurs mains, de peur que ton pied ne heurte une pierre. » Jésus lui fit cette réponse : « Il est dit : Tu ne mettras pas à l’épreuve le Seigneur ton Dieu. » Ayant ainsi épuisé toutes les formes de tentations, le diable s’éloigna de Jésus jusqu’au moment fixé.

Lecture traditionnelle du 1er dimanche de carême, l’histoire des tentations de Jésus offre une sorte de condensé des choix essentiels de Jésus en tant que fils de Dieu. Le diable – diabolos – cher­che à le séduire pour le séparer de Dieu en lui proposant des manières d’être incompatibles avec l’attachement à lui. En citant à chaque fois l’Écriture, ou plus exactement la Loi (ce sont des passages du Deutéronome), Jésus manifeste qu’il se soumet au vouloir de Dieu et à la loi qui s’impose aux membres du peuple auquel il appartient. Les choix qui sont les siens sont ainsi ceux que la Loi recommande à chacune et chacun.

Premier choix que le diable propose : laisse ta faim te dicter ton comportement, laisser ton appétit, ton envie commander tes choix. C’est la tentation qui fait tomber Ève et Adam (Genèse 3) ; celle aussi qui fera tomber les Israélites dans le désert (ex. Nombres 11) : celle de refuser le manque. Jésus refuse cette voie. Il cite un texte qui dictera sa conduite (Dt 8,3) : la vie humaine ne dépend pas seulement de ce qui comble sa faim, mais aussi de ce qui la creuse, la parole de Dieu qui demande de consentir à un renoncement, de résister à la tyrannie du désir, qui enseigne la méfiance.

Deuxième choix : compromets-toi avec le mal, tu jouiras du pouvoir qu’il procure ; soumets-toi à lui, il te rendra fort. Après l’asservissement à l’envie, l’asservissement à la soif de pouvoir ! C’est la tentation du prophète Élie (1 Rois 18) ou de rois comme Jéhu (2 Rois 9–10). Réponse de Jésus : seul le dieu de la liberté et de la vie mérite que l’on se prosterne devant lui, dans un geste de renoncement au pouvoir et de choix du service (la traduction liturgique parle de rendre un culte, mais le sens du verbe est plus large) : service de la vie et du bien. Voilà le véritable pouvoir, comme Jésus le répétera à ses disciples quand il se demandent qui est le plus grand (Luc 22,24-27).

Troisième choix : surtout, ne te fie pas, contraint autrui à te donner des preuves irréfutables de ce qu’il te dit, des assurances qu’il te donne : une fois sûr de lui, alors seulement tu pourras faire confiance. Ici, c’est l’asservissement au besoin de sécurité. C’est la tentation de Gédéon (Juges 6), avant que Dieu le prenne à son propre jeu… Non, dit Jésus : on ne met pas Dieu au pied du mur, on ne lui pose pas d’exigence avant de prendre le risque de la relation. Accepter de ne pas savoir, de ne pas être sûr et donc de faire crédit à Dieu, mais aussi à autrui, voilà ce qui fonde un vivre-ensemble véritablement humain.  

En résistant aux tentations, Jésus met implicitement en garde contre des comportements aliénants ruineux pour la vie : vouloir accaparer, chercher à imposer son pouvoir, ne pas tolérer l’incertitude, c’est prendre un chemin humainement mortifère, tout en pensant que l’on se protège ainsi de la mort. Car être humain, c’est aussi consentir au manque, assumer la fragilité et la faiblesse, accepter l’insécurité.

André Wénin

Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin