« Qu’il est bon de rendre grâce au Seigneur, de chanter pour ton nom, Dieu Très-Haut,
d’annoncer dès le matin ton amour, ta fidélité, au long des nuits ! »
(Psaume 92,2-3)
Les trois lectures de ce dimanche proposent des conseils pour un bon usage de la langue, des yeux, des mains et du désir. En soi, ces conseils ne réclament pas de longs commentaires : ils parlent d’eux-mêmes, si bien que le commentaire qui suit risque de n’être que paraphrase.
Conseils d’un sage (Ben Sira 27,4-7)
Quand on secoue le tamis, il reste les saletés ;
ainsi, les déjections d’un humain, quand il calcule.
Le four éprouve les vases du potier,
le test d’un humain est dans sa conversation.
Le fruit manifeste la qualité de l’arbre :
ainsi la parole (manifeste) la disposition du cœur humain.
Ne fais pas l’éloge d’un homme avant qu’il ait parlé,
c’est là, le test des êtres humains.
Dans une série de proverbes, le fils de Sira emprunte trois images pour inviter à faire preuve de discernement face à la parole – et indirectement pour suggérer d’en faire un usage judicieux. La première, celle du tamis, est négative. Le tamis retient ce qui est à jeter. De même, quand la parole de quelqu’un est le fruit d’un calcul, elle révèle de lui ce qu’il y a de plus vil, de plus méchant. Les deux autres sont neutres. Un vase qui résiste à la flamme manifeste que le potier a bien fait son travail. De même pour les humains : c’est leur façon de débattre avec autrui, leur manière d’argumenter dans la conversation qui fait apparaître ce qu’ils sont en vérité. (Un test, en effet, est une façon de découvrir ce que l’on ne sait pas, ou de vérifier ce que l’on croit savoir.) La troisième image va dans le même sens : de même que l’on apprécie la valeur d’un arbre fruitier à la qualité de son fruit, de même c’est la parole qui dévoile ce que quelqu’un a dans le cœur et dans l’esprit. Puisqu’il en est ainsi, avant de chanter les louanges de quelqu’un, le sage attendra de l’avoir entendu et d’avoir passé ses paroles au crible. Et il se souviendra que c’est ce qu’il dit qui permettra de reconnaître et d’apprécier sa sagesse. Les réflexions de Jacques approfondissent ce point.
Conseils de l’apôtre (Lettre de Jacques 3,2-18)
Tous (…), nous trébuchons, et souvent. Si quelqu’un ne trébuche pas quand il parle, c’est un homme parfait, capable de maîtriser le corps tout entier.
En mettant le mors dans la bouche des chevaux pour qu’ils nous obéissent, nous dirigeons aussi leur corps tout entier. Voyez aussi les navires : quelles que soient leur taille et la force des vents qui les poussent, ils sont dirigés par un tout petit gouvernail en fonction de l’impulsion du pilote. De même, notre langue est une petite partie de notre corps et elle peut se vanter de grandes choses. Voyez comme un petit feu peut embraser une grande forêt. La langue aussi est un feu. Un monde d’injustice ! Cette langue tient sa place parmi nos membres, comme celle qui peut souiller le corps tout entier et qui peut enflammer le cours de notre existence, enflammée qu’elle est par la géhenne. Toute espèce de fauves et d’oiseaux, de reptiles et d’animaux marins peut être domptée ; et, de fait, toutes furent domptées par l’espèce humaine ; mais la langue, personne ne peut la dompter : elle est un fléau sans repos, remplie d’un venin mortel.
Par elle, nous bénissons le Seigneur et Père, et par elle, nous maudissons les humains, qui ont été faits à l’image de Dieu. De la même bouche sortent bénédiction et malédiction. Mes frères, il ne faut pas qu’il en soit ainsi. La source fait-elle jaillir par le même orifice (eau) douce et (eau) amère ? Mes frères, un figuier peut-il donner des olives, ou une vigne, des figues ? Une eau salée ne peut pas davantage donner de l’eau douce.
Jacques fait preuve de sagesse quand il met en garde contre les dangers de la langue, organe de la parole. Il recourt lui aussi à des images pour décrire la difficulté de maîtriser cette langue, de manière à trébucher le moins possible, victime de ce piège. Maîtriser sa langue, c’est se donner la possibilité de se maîtriser tout entier. En bridant la langue du cheval au moyen d’un mors, on arrive à le guider où l’on veut ; de même pour un vaisseau dont on contrôle le gouvernail, si petit soit-il. Sans cela, pas moyen de dompter sa monture, impossible de diriger le navire. Mais la langue est difficile à contenir : elle est comme un feu, comme des animaux sauvages. Certes, il est possible de les dompter, mais avec quelle difficulté ! Pour la langue, c’est bien pire encore, selon Jacques : sa capacité de nuisance est inversement proportionnelle à sa petite taille. Elle est « le monde de l’injustice » placée parmi nos membres, capable de corrompre le corps, d’enflammer le cours de la vie, elle-même enflammée par l’enfer et donc indomptable car aussi insaisissable que mortifère.
Les mots de l’apôtre sont d’une force incroyable. En l’entendant, on a le sentiment qu’il parle d’expérience, et qu’il en rajoute comme s’il voulait absolument convaincre de prêter une attention maximale à la langue et être conscient du mal qu’elle est capable de répandre comme un feu. Puis il se reprend et corrige : la langue est aussi le lieu de la bénédiction. Sans elle, comment reconnaître Dieu et proclamer la louange de celui qui est source d’une vie intarissable ? Comment appeler sur autrui la bénédiction divine, ou reconnaître qu’elle fait son œuvre en lui ? Sans la langue, comment s’inscrire dans le flux de la vie ? Mais elle peut tout aussi bien maudire, déclarer Dieu fauteur de mal et de mort, vouer autrui à la mort. Il est dès lors d’autant plus urgent de maîtriser les potentialités négatives de la langue, de façon à lui permettre d’être une source d’eau douce, celle qui soutient la vie. Ensuite l’apôtre poursuit sa réflexion en pointant un autre danger mortel : le mauvais usage du désir.
Qui parmi vous est sage et intelligent ? Qu’il montre par sa belle conduite que la douceur de la sagesse inspire ses actes. Mais si vous avez dans votre cœur une jalousie amère et un esprit de rivalité, ne vous en vantez pas, ne mentez pas contre la vérité. Cette sagesse-là ne vient pas d’en haut ; au contraire, elle est terrestre, purement humaine, démonique. Car là où il y a jalousie et esprit de rivalité, là règnent le désordre et toutes sortes d’actions malfaisantes. Au contraire, la sagesse qui vient d’en haut est d’abord pure, puis pacifique, bienveillante, conciliante, pleine de miséricorde et de bons fruits, sans parti pris, sans feinte. Un fruit de justice est semé dans la paix pour ceux qui font œuvre de paix.
À l’opposé de la sagesse, source de douceur envers les gens et les choses, Jacques place la jalousie amère et l’esprit de rivalité. Certains se vantent de cette attitude comme si elle était pleine de sagesse, c’est-à-dire comme si elle devait conduire l’être humain à une forme d’accomplissement. Pour lui, c’est là une contre-vérité. La preuve, c’est qu’au lieu de produire de la douceur, elle sème confusion, anarchie et comportements malfaisants. Elle suscite ce qu’il y a de pire chez l’humain, car elle procède d’une d’aliénation de l’être (d’un daimôn). Telle n’est pas la sagesse qui, exempte de défaut, est source de paix et de bienveillance, prête à obéir et à faire preuve de compassion, et pleine d’autres bons fruits, sans partialité ni dissimulation (deux fruits de la convoitise). C’est elle qui inspire les artisans de paix qui sèment la justice et en reçoivent en retour la paix.
Conseils de Jésus (Luc 6,39-45)
Jésus dit aussi une parabole à ses disciples : « Un aveugle peut-il guider un aveugle ? Ne vont-ils pas tomber tous les deux dans un fossé ? Le disciple n’est pas au-dessus du maître ; mais une fois bien formé, chacun sera comme son maître.
Pourquoi vois-tu la paille qui est dans l’œil de ton frère, alors que la poutre qui est dans ton œil à toi, tu ne la remarques pas ? Comment peux-tu dire à ton frère : ‘Frère, laisse-moi enlever la paille qui est dans ton œil’, alors que toi, la poutre qui est dans ton œil, tu ne la vois pas? Hypocrite ! Enlève d’abord la poutre de ton œil ; alors tu verras clair pour enlever la paille qui est dans l’œil de ton frère.
Il n’y a pas de bel arbre qui produise un fruit pourri ; ni non plus d’arbre pourri qui produise un beau fruit. Chaque arbre, en effet, se reconnaît à son fruit : on ne cueille pas des figues sur des épines, pas plus qu’on ne vendange du raisin sur des ronces. L’humain (qui est) bon tire le bon du bon trésor de son cœur ; et le mauvais tire le mauvais du mauvais (trésor de son cœur) : car ce que dit sa bouche, c’est ce dont le cœur abonde. »
Après la langue et le désir, les conseils de Jésus évoquent l’œil et les mains (organe de l’action). À leur façon, ils partagent l’orientation des maximes de Ben Sira et des sévères mises en garde de Jacques. Les premières phrases sont comme un jeu de proverbes, une parabole en miniature qui invite à la lucidité. Suivre un maître vaut mieux que s’en remettre au premier venu quand il s’agit de voir comment se diriger dans la vie. Et penser que l’on est éclairé pour se poser en donneur de conseils, c’est risquer d’aller à la catastrophe. Mais il importe de bien choisir son maître, car les limites de celui-ci fixent la marge de progression possible du disciple…
Être « bien formé » selon Jésus, c’est aussi avoir appris à ne pas juger. Car lorsque quelqu’un le fait, il juge le plus souvent ce qu’il voit en l’autre à partir de son propre point de vue, il use de critères tenant à ce qu’il est, mais sans être critique par rapport à lui-même alors même qu’il se pose en modèle. Il n’a donc aucune garantie que son jugement est objectif et impartial. Au contraire, même. Et c’est pire encore quand il croit pouvoir corriger l’autre. Voilà ce que la parabole de la paille et la poutre suggère en caricaturant le comportement de celui qui est aveugle sur ce qu’il est vraiment : elle souligne l’injustice qu’il commet et le ridicule dont il se couvre. Une façon plaisante de faire passer l’envie de prétendre être capable de juger, d’être hypocrite (celui qui – peut-être à son insu – joue un rôle en se parant de qualités qu’il n’a pas).
La dernière « parabole », celle de l’arbre et des fruits, invite l’auditeur à examiner les fruits que l’on produit, plutôt que de regarder les autres en vue de les juger sur les apparences. Un arbre ne peut porter que les fruits que la nature lui permet de produire. Et dans une même espèce, des arbres peuvent être meilleurs que d’autres, et la qualité de chacun se reconnaît à ses fruits. Il en va de même pour les humains, plus précisément pour leur cœur, le lieu où mûrit leur réflexion et où se décident leurs actions. Dès lors, c’est l’agir concret, le comportement qui manifeste ce dont le « cœur » est plein. S’interroger sur les fruits produits à travers actions et paroles, voilà ce qui permet d’éviter l’aveuglement source d’injustice.
André Wénin