« Une lampe pour mon pas, ta Parole une lumière pour mon sentier. »
(Psaume 119,105)
Trois textes sont proposés ce dimanche à propos de bonheur et de malheur. La thématique est fréquente dans les sagesses et les religions du monde, qui se présentent précisément comme des voies vers le bonheur. Les « variations » bibliques sur ce thème partent toutes les trois d’une même opposition entre deux chemins.
Deux modes de vie (Jérémie 17,5-8)
Ainsi a dit le Seigneur : « Maudit (est) l’homme qui se fie à l’humain, dont le bras (s’appuie) sur un être de chair, tandis que du Seigneur son cœur se détourne. Il sera comme un buisson sur une terre désolée, il ne verra pas venir le bien. Il habitera les lieux arides du désert, une terre salée sans habitant. Béni (est) l’homme qui se fie au Seigneur, dont le Seigneur est la confiance. Il sera comme un arbre, planté près de l’eau, qui vers le courant, pousse ses racines. Il ne craindra pas quand viendra la chaleur : son feuillage reste vert. L’année de la sécheresse, il sera sans inquiétude : il ne cessera pas de porter du fruit.
La réflexion de Jérémie joue sur deux termes opposés : « maudit » et « béni ». Ils sont posés comme des constats. Il ne s’agit donc pas de maudire l’un et de bénir un autre. Il s’agit de constater que le mode de vie du premier conduit à l’aridité et à la mort, et que la façon d’être du second désire la vie et est épanouissante et féconde. Le prophète évoque cela au moyen d’une image suggestive, toute en contraste. D’un côté, il y a un buisson dans la steppe, seul « habitant » possible de ce lieu déserté par les humains tellement il est inhospitalier. On dirait un endroit rendu stérile par le sel qu’on y a semé. Bref, un lieu d’où tout « bien » est absent et où ne poussent que des végétaux inutiles pour les humains. De l’autre côté, il y a un arbre bien planté à proximité de l’eau qu’il va chercher en poussant ses racines de ce côté. Dès lors, chaleur et sécheresse sont sans prise sur lui et sa fertilité n’est en rien menacée.
Qu’est-ce qui fait la différence entre les deux modes de vie ? Qu’est-ce qui est décisif ? C’est un choix qui porte sur la personne à qui faire confiance, sur qui s’appuyer. Quiconque place sa confiance dans des êtres humains, tout en détournant son cœur du Seigneur, choisit la malédiction : en effet, il croit qu’il sera fort (le « bras ») en s’appuyant sur quelqu’un d’aussi fragile que lui (un être de chair). Quiconque, en revanche, se fie au Seigneur – ce qui n’exclut pas qu’il puisse avoir confiance dans des humains – choisit pour lui la bénédiction et la vie qui en découle, abondante. Mettre sa confiance en Dieu n’est évidemment pas réductible à croire qu’il existe. C’est plutôt le comportement adéquat d’un véritable allié qui, acceptant la fragilité et la complexité qu’il partage avec tous les humains, compte sur Dieu et agit en conséquence.
Mais que signifie concrètement, compter sur le Seigneur ? La méditation qui ouvre le livre des psaumes permet d’en saisir un aspect essentiel pour le croyant d’Israël.
Deux chemins (Psaume 1)
Heureux l’homme qui n’a pas marché dans le conseil des méchants, qui ne s’est pas arrêté sur le chemin des pécheurs, ne s’est pas assis pas avec ceux qui ricanent, mais se plaît dans la loi du Seigneur et murmure sa loi jour et nuit ! Il sera comme un arbre planté près de canaux d’eau, qui donnera du fruit en son temps, et jamais son feuillage ne flétrira ; tout ce qu’il entreprendra réussira. Non pas ainsi les méchants. Mais ils sont comme la bale que disperse le vent. [C’est pourquoi les méchants ne se lèveront pas au tribunal ni les pécheurs dans l’assemblée des justes.] Car le Seigneur connaît le chemin des justes, mais le chemin des méchants se perdra.
L’opposition construite par ce psaume est un peu différente. Elle se joue entre le premier et le dernier mot, entre « heureux » et « se perdra », avec une variation au centre du poème, entre « réussira » et « non pas ainsi ! ». De nouveau, le contraste total est évoqué par une image agricole. Si elle évoque un arbre fécond planté près de l’eau comme chez Jérémie, elle ne l’oppose pas au buisson stérile, mais à la bale, c’est-à-dire l’écorce du blé, enlevée quand on bat celui-ci. L’image est plus parlante encore. Elle commence avec cet arbre planté dans une steppe où l’eau arrive par de petits canaux. Image de solidité, de verticalité. Image d’hospitalité puisque son feuillage toujours vert offre une protection contre le soleil et la pluie. Image aussi de fécondité régulière avec ces fruits qui arrivent en leur saison. Pour les autres, il n’en va pas ainsi : la bale n’est justement pas le fruit. C’est ce que le vent balaie, image de dispersion et donc d’inconsistance et de disparition. Tout l’inverse de l’arbre portant ses fruits.
Ici la métaphore végétale côtoie deux autres images. Tout d’abord, celle du chemin – une façon de parler de la manière de « se conduire ». Deux chemins sont opposés : d’une part (c’est le premier à être mentionné), celui des pécheurs, des méchants ; d’autre part, celui des justes. Le premier se perd, conduisant le marcheur à l’errance ; sur le second, on marche sous le regard attentif du Seigneur. Il y a ensuite l’image du jugement. Au tribunal, les méchants « ne se lèvent pas » comme ceux qui ont de quoi démontrer leur innocence : ils sont donc déclarés coupables. Éclate alors l’innocence des justes qui sont ainsi réunis autour du juge.
Qu’est-ce qui fait ici la différence ? C’est un choix à la fois religieux et éthique. Il est décrit dès le début du poème. Il l’est par des verbes au passé, qui décrivent les choix qui permettent d’être dit « heureux ». Tôt ou tard, le chemin de chacune, de chacun croise le mal sous son aspect attrayant. Sera heureux celui qui refuse de se laisser séduire en marchant selon le conseil des gens qui ont fait le mauvais choix, qui refuse de s’arrêter en leur compagnie et de s’installer avec eux. Ces gens sont décrits par trois mots : les « mauvais » pervertis par le mal, peut-être même sans s’en rendre compte ; les « pécheurs », ceux qui se trompent, ratent leur vie, peut-être en croyant la réussir ; les « railleurs », qui sont dans l’évidence du mal au point de se moquer de quiconque fait un autre choix. Au lieu d’entrer dans cette dynamique mortifère, celui qui veut être heureux s’attache à la loi du Seigneur, à sa Torah. Cet enseignement, il le murmure dans son cœur, qu’il marche dans la clarté du jour ou l’obscurité de la nuit. Il y trouve son plaisir, car il lui fait connaître le dieu de l’alliance à travers le récit de son histoire avec les humains et avec son peuple. Il s’y attache car il lui révèle ce qui plaît au dieu qui, dans toute cette histoire, a montré combien il désire que les humains soient vivants et libres. Celui qui cherche à connaître le Seigneur, le Seigneur connaît son chemin : ainsi, entre eux se noue peu à peu un lien (une alliance) qui conduit à la réussite, à la justice, à la fécondité.
Serait-ce cela, « mettre sa confiance » dans le Seigneur, pour reprendre les mots de Jérémie ?
Selon le Jésus de Luc (Luc 6,17.20-26)
Jésus descendit de la montagne avec les Douze et s’arrêta sur un terrain plat. Il y avait là un grand nombre de ses disciples, et une grande multitude de gens venus de toute la Judée, de Jérusalem, et du littoral de Tyr et de Sidon[ : ils étaient venus pour l’écouter et être soignés de leurs maladies ; et ceux qui étaient tourmentés par des esprits impurs étaient guéris. Et toute la foule cherchait à le toucher car une force sortait de lui et (les) soignait tous]. Et Jésus, levant les yeux sur ses disciples, disait : « Heureux, vous les pauvres, car à vous est le royaume de Dieu. Heureux, vous qui avez faim maintenant, car vous serez rassasiés. Heureux, vous qui pleurez maintenant, car vous rirez. Heureux êtes-vous quand les hommes vous haïssent et vous excluent, quand ils insultent et rejettent votre nom comme méprisable, à cause du fils de l’humain. Réjouissez-vous ce jour-là, tressaillez de joie : voici, en effet, votre récompense est grande dans le ciel ; c’est ainsi, en effet, que leurs pères traitaient les prophètes. Mais quel malheur pour vous, les riches, car vous avez votre consolation ! Quel malheur, vous qui êtes repus maintenant, car vous aurez faim ! Quel malheur vous qui riez maintenant, car vous serez dans le deuil et vous pleurerez ! Quel malheur pour vous lorsque tous les hommes disent du bien de vous ! C’est ainsi, en effet, que leurs pères traitaient les faux prophètes. »
Le Jésus que raconte l’évangile selon Luc radicalise l’opposition construite dans les deux textes de l’Ancien Testament. Il la déplace aussi : il ne s’agit plus, en effet, de choix religieux ou éthiques menant à la bénédiction et au bonheur, à la malédiction ou à la perte. Il s’agit de personnes concrètes, voire de disciples de Jésus, vivant des situations contrastées. D’un côté, les pauvres, les affamés, les affligés, ainsi que ceux et celles qui sont détestés, exclus, insultés et méprisés parce que, à avec Jésus, ils sont attachés au « fils de l’humain », c’est-à-dire désirent être des humains à l’image de Dieu ; de l’autre, les riches, les repus, les rieurs, ceux dont tout le monde dit du bien comme on l’a fait des faux prophètes. Quel bonheur, les premiers ! « Aïe aïe aïe » (en grec ouaï), les autres ! Bref, la destinée ultime des uns et des autres, sera l’inverse de ce qu’ils sont aujourd’hui, quand surgira « le règne de Dieu ». Le caractère tranché de ce discours tient à cet horizon « eschatologique ». Cet adjectif signifie que Jésus projette ses auditeurs dans les derniers temps (eschaton), quand Dieu établira son règne et fixera le sort des humains. C’est là une façon de révéler ce qui résistera quand tout le reste disparaîtra, une façon de dire ce qui est essentiel aux yeux de Dieu.
Quel est donc le point commun entre les disciples dont Jésus dit qu’ils sont « heureux » parce qu’à la fin, ils seront comblés ? Tous et toutes sont dans le manque : de biens, de pain, de joie, de considération et de dignité. Dans le manque, donc aussi dans l’attente, l’ouverture, l’espérance. Ce sont eux que Jésus exhorte paradoxalement à vivre dans la joie. Car ce qui fait ordinairement la joie des humains n’est pas forcément ce qui, à terme, devrait les rendre authentiquement heureux. À l’opposé, certains sont dans le plein : riches, ils mangent plus qu’à leur faim et sont dans la joie. Mais puisqu’ils ne manquent de rien, quelle place devraient-ils faire à l’altérité des autres et de Dieu ? Or, la suffisance, l’autosatisfaction de qui est enfermé dans son bien-être, est-ce vraiment cela le bonheur ? Par le langage caricatural de ses béatitudes, le Jésus de Luc vise à produire un choc en inversant radicalement ce qui semble aller de soi. Mettant en question les évidences, il pousse à réfléchir en profondeur sur ce qui est crucial pour l’épanouissement de l’humain et, implicitement, sur les choix à faire en conséquence.
Écouter les prophètes qui n’ont cessé de promouvoir l’humain selon le cœur de Dieu expose sans doute au mépris. Mais le lecteur des Écritures sait ce qu’il advient des faux-prophètes adulés par leurs contemporains !
André Wénin