« Toutes les nations sont associées au même héritage, au même corps,
au partage de la même promesse, dans le Christ Jésus »
(Paul aux Éphésiens 3,5-6)
Tout d’abord, je me permets une brève réflexion impertinente concernant le 1er janvier. En Occident, nous accordons une grande importance à Noël, ce qui nous vaut un folklore nourri, mâtiné d’un certain romantisme et surtout d’excès de consommation. Pourtant force est de reconnaître que l’année ne commence pas le 25 décembre, mais le 1erjanvier, soit le 8e jour après la naissance de Jésus. En réalité, cela correspond au jour de la circoncision de l’enfant mâle dans le judaïsme (voir Genèse 17,12). Le 1er janvier c’est donc la circoncision de Jésus (voir Luc 2,21) qui est célébrée. Elle a longtemps été l’objet d’une fête catholique.
Ce qui inaugure une nouvelle année, ce n’est donc pas la naissance, mais la circoncision, c’est-à-dire l’entrée de Jésus dans l’alliance de Dieu avec Abraham, ce qui souligne le fait que Jésus est juif. De cette alliance, la circoncision est le signe (voir Genèse 17). Elle manifeste la nécessité d’accepter le manque, la perte, l’incomplétude, comme condition d’ouverture à autrui et d’une vie féconde parce que non dominée par le désir de posséder. Elle marque aussi l’entrée dans une façon d’être où l’on consent à être différent, singulier, unique, et donc non déterminé par le désir d’autrui (sauf celui de Dieu). La circoncision de Jésus ne pourrait-elle être pour les chrétiens et les chrétiennes une invitation à entrer dans l’alliance d’Abraham ? Une invitation à assumer cet héritage juif consistant à consentir à sa propre différence et à celle de l’autre pour pouvoir construire de justes relations ?
Dans l’Église catholique, le 2 février 1974 (un jour de fête mariale), la mémoire de la circoncision de Jésus a été effacée au profit de « Marie mère de Dieu ». Paul VI avait certainement de bonnes raisons pour le faire. Mais que penser du résultat ? Occulter le fait que Jésus était juif (comme tous les premiers chrétiens, du reste) est-ce une avancée, quand on sait comment ce peuple a été traité dans l’Occident chrétien au long des siècles ? Mais il y a pire. En dédiant ce jour à Marie-la-mère, ne répète-t-on pas ce qui est déjà au cœur de Noël ? Noël, c’est le jour de l’enfant de la mère ; le 1er janvier, celui de la mère de l’enfant. Où est donc passé le père ? Qu’est devenu celui qui circoncit le fils, lui impose une perte, le marque d’un manque et le détache de la fusion avec la mère pour l’orienter vers d’autres relations et lui ouvrir le monde ? C’est pourtant là que les choses commencent vraiment. Et de même que la «nouvelle année» commence le 1er janvier, l’ère nouvelle s’inaugure avec la circoncision de celui qui, un jour, sera tellement bien coupé de sa mère qu’il dira : « Qui sont ma mère et mes frères, sinon ceux qui font la volonté de mon père ? » (Matthieu 12,46-50).
Décision navrante que celle de Paul VI. Mais tellement catholique !
Un roi diversement accueilli (Matthieu 2,1-12)
Jésus étant né à Bethléem de Judée, au temps du roi Hérode, voici que des mages venus d’Orient arrivèrent à Jérusalem et dirent : « Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? En effet, nous avons vu son astre à l’orient et nous sommes venus nous prosterner devant lui. » En apprenant cela, le roi Hérode fut troublé, et tout Jérusalem avec lui. Il réunit tous les grands prêtres et les scribes du peuple, pour leur demander où devait naître le Christ. Ils lui répondirent : « À Bethléem de Judée, car voici ce qui est écrit par le prophète : Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n’es certes pas le dernier parmi les chefs-lieux de Juda, car de toi sortira un guide, qui sera le berger de mon peuple Israël. » Alors Hérode convoqua les mages en secret pour leur faire préciser le temps où l’astre était apparu ; puis, en les envoyant à Bethléem, il leur dit : « Allez vous renseigner avec précision sur l’enfant. Et quand vous l’aurez trouvé, venez me l’annoncer de sorte que je puisse, moi aussi, aller me prosterner devant lui. » Après avoir entendu le roi, ils partirent. Et voici que l’astre qu’ils avaient vu à l’orient les précédait, jusqu’à ce qu’il vienne s’arrêter au-dessus de l’endroit où se trouvait l’enfant. En voyant l’astre, ils se réjouirent d’une très grande joie et, entrés dans la maison, ils virent l’enfant avec Marie sa mère ; tombant alors (à ses pieds), ils se prosternèrent devant lui. Ils ouvrirent leurs coffrets et lui offrirent leurs dons : de l’or, de l’encens et de la myrrhe. Puis, avertis en songe de ne pas retourner chez Hérode, c’est par un autre chemin qu’ils regagnèrent leur pays.
Chez les chrétiens d’Orient, l’Épiphanie est une fête plus importante que Noël. En effet, la naissance de Jésus (racontée par Luc) a quelque chose d’intime, de secret puisque seuls les bergers sont informés de l’événement. En racontant l’épiphanie, Matthieu manifeste l’impact historique de cette naissance : elle est la manifestation du Christ roi au monde entier, représenté par les mages. Comme le reste des « évangiles de l’enfance », ce célèbre récit est une fiction inspirée de l’Ancien Testament. Elle évoque différentes façons de se situer face à la venue du Christ Jésus dans le monde.
Dans ce récit, Jésus est présenté comme « le roi des Juifs », une expression qui ne sera plus utilisée par Matthieu que dans son récit de la Passion (chap. 27, versets 11, 29 et 37). (Entre parenthèse, il est frappant que Jésus est nommé roi dans deux situations où il ne peut être assimilé à un leader humain : ici, c’est un enfant à peine né ; dans le contexte de la passion, c’est un repris de justice condamné à mort.) Cette qualité royale de Jésus est soulignée de diverses façons dans le récit. Les premiers mots des mages le disent : c’est « le roi des Juifs » qu’ils cherchent. Et lorsqu’ils se renseignent sur lui, ils demandent où doit naître le Christ, c’est-à-dire le Messie, le roi d’Israël. C’est aussi ce que souligne le texte du prophète Michée que les autorités religieuses citent dans leur réponse : Bethléem est la ville d’où le roi David est originaire ; pour le prophète, c’est de là aussi que viendra un guide, un leader, qui sera le « berger » du peuple de Dieu – une métaphore utilisée dans l’Ancien Testament pour parler de David ainsi que du « fils de David » qui doit venir un jour pour ramener Israël vers son dieu.
La tradition populaire parle de « rois-mages » à propos de ces sages qui représentent sans doute l’élite du monde non juif ; on dit même carrément du 6 janvier que c’est « la « fête des Rois » (avec sa galette et son inévitable couronne). Pourtant, dans le contexte du récit de Matthieu, les mages ne sont pas présentés comme des rois. C’est la tradition postérieure qui, à partir du 3e siècle, voit en eux des rois, sans doute par association avec le Ps 72,10 (« Les rois de Tarsis et des Îles apporteront des présents. »), de même que l’on commence à parler de trois mages, probablement en raison du nombre de cadeaux mentionnés par le récit évangélique. Mais dans la logique de Matthieu, parler de « rois » mages serait un contre-sens. Le seul roi de cette scène est en effet Jésus. Même Hérode finit par perdre ce titre, puisqu’à la fin du texte, il n’est plus appelé « le roi Hérode » comme au début, mais est mentionné simplement par son nom, Hérode.
Mais revenons à la qualité royale du nouveau-né de Bethléem. Parmi les signes de sa royauté, il y a encore l’étoile. Matthieu est allé la chercher dans le livre des Nombres, le 4e livre de l’Ancien Testament. Au chapitre 24 de ce livre, un prophète païen, Balaam, parlant sous l’emprise de l’esprit du dieu d’Israël, dit ceci : « Je le vois, mais pas pour maintenant ; je le contemple, mais pas de près : un astre sort de Jacob, un sceptre s’élève d’Israël. […] Celui qui sort de Jacob exerce la souveraineté… » (v. 17a et 19a). Dans le monde juif de l’époque, ce passage énigmatique était interprété comme parlant de la venue du Messie qui, en remportant la victoire sur les ennemis de son peuple, le libérerait à tout jamais. Quant aux cadeaux que présentent les mages, ce ne sont évidemment pas ceux que l’on offre à un enfant. Ils conviennent plutôt à un roi, et viennent eux aussi de l’Ancien Testament (si je puis dire), plus précisément du texte retenu pour la 1re lecture, Isaïe 60,1-6 (à la fin). Lui font écho les extraits du Ps 72 servant de méditation (v. 1-2, 7-8, 10-11, 12-13, cités plus bas en note).
Debout, Jérusalem, resplendis ! Elle est venue, ta lumière, et la gloire du Seigneur s’est levée sur toi. Voici que les ténèbres couvrent la terre, et la nuée obscure couvre les peuples. Mais sur toi se lève le Seigneur, sur toi sa gloire apparaît. Les nations marcheront vers ta lumière, et les rois, vers la clarté de ton aurore. Lève les yeux alentour, et regarde : tous, ils se rassemblent, ils viennent vers toi ; tes fils reviennent de loin, et tes filles sont portées sur la hanche. Alors tu verras, tu seras radieuse, ton cœur frémira et se dilatera. Les trésors d’au-delà des mers afflueront vers toi ; vers toi viendront les richesses des nations. En grand nombre, des chameaux t’envahiront, de jeunes chameaux de Madiane et d’Épha. Tous les gens de Saba viendront, apportant l’or et l’encens ; ils annonceront les exploits du Seigneur[1].
Je ne m’attarde pas sur ce texte qui, par son insistance sur la lumière comme signe du salut de Dieu, est bien en phase avec l’astre dont parle Matthieu en le situant à l’Orient, du côté du soleil levant. Le prophète voit aussi les nations affluer vers Jérusalem attirés par la lumière, tout comme les mages apportant leurs trésors, dont l’or et l’encens, en signe de reconnaissance de la royauté du Seigneur. Ces liens avec l’évangile de Matthieu sont possibles grâce à une réinterprétation du sens initial du texte d’Isaïe. Au départ, celui-ci évoquait le retour à Jérusalem des Israélites qui avaient été déportés un peu partout, ceux qu’en s’adressant à Dieu, il appelle « tes fils et tes filles ». Le retour en grâce de Jérusalem qui avait été châtiée pour ses fautes, permet à tous et toutes de rentrer au pays en quittant les ténèbres de leur exil. Ils amènent avec eux les richesses des nations, et entraînant des représentants de celle-ci dans ce nouvel « exode » vers le pays où Dieu les attend.
Revenons-en à l’évangile. L’enfant Jésus est donc clairement présenté comme le roi en qui les Écritures s’accomplissent. La venue de ce roi provoque des réactions très différentes. Les mages servent en réalité de révélateurs de la réaction des puissants (Hérode) et des élites religieuses (grands prêtres et connaisseurs des Écritures). Sur un signe qu’ils ont compris correctement, ils ont entrepris un long voyage et ils veulent aller jusqu’au bout de leur projet. Ils sont pleins de joie lorsque l’astre les guide à nouveau quand ils sortent de Jérusalem. Ils reconnaissent en Jésus le roi qu’ils cherchent, ils se prosternent et lui offrent des dons précieux, bien qu’il habite une simple maison ; enfin, ils écoutent Celui qui, dans un rêve, leur enjoint de ne pas repasser « chez Hérode » comme ce dernier le leur a demandé. Ils préfèrent obéir à l’ordre reçu de Dieu (puisque c’est lui qui parle au moyen des songes), un ordre qui enlève à Hérode sa qualité de « roi », comme je l’ai souligné. Bref, dans la personne des mages, c’est la parole du prophète Isaïe qui se réalise : les nations marchent à la lumière de Dieu.
Il n’en va pas de même du côté d’Israël, à commencer par Hérode. En entendant parler de cet autre « roi », il est troublé, une réaction partagée par « tout Jérusalem ». Chez Hérode, ce trouble se traduit par de l’inquiétude. Alors, comme les mages, il mène son enquête : auprès des autorités religieuses, il cherche à savoir « où ? » ; aux mages, il demande : « quand ? ». Il exige des renseignements précis et prie dès lors ces étrangers de les lui fournir, leur faisant croire qu’il souhaite suivre leurs traces et aller à son tour s’incliner devant l’enfant roi. Le fait d’agir en secret indique pourtant qu’il a des choses à cacher et donc une idée derrière la tête. On la découvrira un peu plus loin quand il enverra ses soldats massacrer les enfants de Bethléem dans le but de tuer le seul enfant qui lui importe, le rival potentiel promis à la royauté (2,16-18). A posteriori, on perçoit la fourberie du roi : il utilise les mages qui veulent honorer « le roi des Juifs » pour éliminer précisément l’enfant qu’ils cherchent. Pour eux, Jésus est le roi ; pour lui, une menace à son pouvoir. Derrière Hérode, c’est l’image du pharaon de l’Exode qui se profile, lui qui fait mourir les garçons des Israélites parce qu’il a peur de ces étrangers qui résident dans son pays… Jésus lui échappera (en allant en Égypte !), tout comme Moïse a échappé au pharaon avant de devenir le pasteur d’Israël.
À côté du roi, il y a les autorités religieuses que le roi a interpellées. Celles-ci se contentent d’obéir, à la différence de ce que feront les mages : Hérode leur demande une information, ils la lui donnent. Ce sont des gens qui connaissent les Écritures et citent les prophètes. Mais ils ne posent pas de question, ne se demandent pas pourquoi on les consulte sur ce point. Leur savoir semble leur suffire. Ils sont bien différents des mages qui, à la vue d’un astre en train de se lever, se sont mis en route, à la recherche de la source de cette lumière, et qui éprouvent une très grande joie en s’en approchant. Ainsi, les grands prêtres et les spécialistes des Écritures restent en retrait, sans réaction, alors qu’ils devraient être les premiers à se sentir concernés par ce que disent les mages.
Ce petit récit bien connu anticipe en réalité plusieurs éléments déterminants de la suite de l’évangile de Matthieu. Jésus y sera présenté comme Christ (16,16 ; 26,63-64), roi d’Israël (21,5), « fils de David » (21,9 ; voir déjà 1,1). Mais il le sera d’une façon inattendue – comme dans l’humilité de la maison de Bethléem où se trouve l’enfant cherché par les mages. C’est par sa parole qu’il se montrera le pasteur de son peuple (9,36). Il ne sera pas un guerrier comme David ou comme le roi annoncé par Balaam. Il sera plutôt le Seigneur qu’évoque la scène du « jugement dernier » (25,31-46), solidaire des pauvres, des petits, des rejetés. Ce roi sera (enfin) mis à mort par les puissants qui, comme Hérode, se sentaient menacés par lui. Les autorités religieuses de Jérusalem ne reconnaîtront pas en lui celui dont parlent leurs Écritures. Ils s’opposeront plutôt à lui (par ex. 9,38 ; 12,1 ; 22,15…), jusqu’à le faire arrêter (26,1-4.14-16.47-50), puis le condamner (26,59-68) et le livrer au pouvoir politique (27,1-2). Ainsi, ce qu’Hérode projette mais ne peut réaliser au temps de la visite des mages se réalise à la fin du récit évangélique, car c’est bien comme « roi des Juifs » que Jésus meurt, comme l’indique l’inscription de la croix (27,37). Seuls des « païens » comme les mages sauront reconnaître Jésus : la femme de Pilate qui le voit comme un homme juste (27,19) et le centurion qui, au pied de la croix, reconnaît en lui le « fils de Dieu » (27,54). Quant aux dernières paroles de Jésus, elles seront pour affirmer qu’il a reçu (de Dieu) tout pouvoir et dire à ses disciples de partir enseigner toutes les nations (28,18-20).
Ainsi, par le récit de la visite des mages, Matthieu prépare le lecteur à l’histoire qu’il va lui raconter. En même temps, en construisant son opposition entre les mages chercheurs de lumière et les autres personnages importants, il amène le lecteur à s’identifier aux premiers et à devenir à leur tour des chercheurs de Dieu qui reconnaissent en Jésus celui par qui Dieu vient inaugurer son règne.
André Wénin
[1] Voici les extraits du Ps 72 : « Dieu, donne au roi tes pouvoirs, à ce fils de roi ta justice. Qu’il gouverne ton peuple avec justice, qu’il fasse droit aux malheureux ! En ces jours-là, fleurira la justice, grande paix jusqu’à la fin des lunes ! Qu’il domine de la mer à la mer, et du Fleuve jusqu’au bout de la terre ! Les rois de Tarsis et des Îles apporteront des présents. Les rois de Saba et de Seba feront leur offrande. Tous les rois se prosterneront devant lui, tous les pays le serviront. Il délivrera le pauvre qui appelle et le malheureux sans recours. Il aura souci du faible et du pauvre, du pauvre dont il sauve la vie. »