34ème dimanche ordinaire - Christ Roi

Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique: B
Date : 21 novembre 2021
Auteur: André Wénin


« Le Seigneur est roi ! Il s’est vêtu de magnificence, le Seigneur a revêtu sa force.»

(Psaume 93,1)

Un fils d’humain (Daniel 7,13-14)

Moi [Daniel] je regardais, au cours des visions de la nuit, et je voyais venir, avec les nuées du ciel, comme un Fils d’humain ; il parvint jusqu’au Vieillard, et on le fit s’approcher devant lui. Et il lui fut donné domination, gloire et royauté ; tous les peuples, nations et langues le servirent. Sa domination est une domination éternelle, qui ne passera pas, et sa royauté, une royauté qui ne sera pas détruite.

Cette lecture est tirée d’une vision décrite par Daniel (« Dieu est mon juge »), l’auteur fictif du livre qui porte ce nom. Comme tel, le passage ne ressemble pas à grand-chose : que vient faire ce Fils d’humain ? Qui est ce Vieillard, littéralement « l’Ancien des jours » ? Quelle est la nature de la royauté universelle et éternelle donnée à ce Fils d’humain ? Ces questions n’ont évidemment aucun intérêt pour le chrétien, qui peut se contenter de penser que le prophète annonce la royauté du Christ – et puisqu’elle est réalisée, ainsi que le montre clairement l’état de notre monde, à quoi sert encore l’annonce ? D’ailleurs, depuis quand l’Écriture devrait-elle poser des questions ? Ne lui suffit-il pas de donner les réponses ? (Voilà, j’ai poussé ma petite gueulante hebdomadaire. Je me sens mieux et je peux passer aux choses sérieuses.)

Pour comprendre un peu mieux de quoi il s’agit dans ces deux versets de Daniel, il faut lire le contexte. Dans ce qui précède, Daniel relate une vision ; dans ce qui suit, l’interprétation lui en est donnée. Ainsi commence son récit : « Au cours de la nuit, dans ma vision, je regardais. Les quatre vents du ciel soulevaient la grande mer. » Cette rapide description est à lire sur l’arrière-plan du début du récit de la création en Genèse 1. Ce récit commence (au verset 2) avec une « tempête de Dieu le père », en hébreu « un vent de Dieu » : elle agite l’océan primordial, que Daniel renomme ici « la grande mer ». Le premier acte créateur consiste pour Dieu à apaiser son « vent » pour en faire une parole articulée (« Que lumière soit ! ») au moyen de laquelle il va ensuite organiser la Grande mer en un univers harmonieux : ciel, mers et terre (Jours 2 et 3). C’est ce qui rend possible la suite de la création. Au début de la vision de Daniel, l’inverse se produit : les vents se déchaînent, l’océan est démonté. Le monde est menacé de retourner au chaos d’où Dieu l’a tiré au commencement. Et pourquoi cela ? À cause des vicissitudes de l’histoire humaine, évoquées ensuite sous forme imagée.

La vision se poursuit, en effet : « Quatre bêtes énormes sortirent de la mer, chacune différente des autres. » (v. 3) Du monde de la mer compris comme puissance de violence et de mort surgissent des bêtes énormes, en réalité des monstres hybrides (v. 4-8) :

La 1re ressemblait à un lion et avait des ailes d’aigle. Tandis que je la regardais, ses ailes lui furent arrachées ; elle fut soulevée de terre et dressée sur ses pieds, comme un homme, et un cœur d’homme lui fut donné. - La 2e bête ressemblait à un ours ; elle était à moitié debout, et elle avait trois côtes d’animal dans la gueule, entre les dents. On lui dit : « Debout ! Dévore beaucoup de chair ! » - Je continuais à regarder : je vis une autre bête, qui ressemblait à une panthère et avait quatre ailes d’oiseau sur le dos ; elle avait aussi quatre têtes. La domination lui fut donnée. - Puis, au cours de la nuit, je regardais encore ; je vis une 4e bête, terrible, effrayante, extraordinairement puissante ; elle avait des dents de fer énormes ; elle dévorait, déchiquetait et piétinait tout ce qui restait. Elle était différente des trois autres bêtes, et elle avait dix cornes. Comme je considérais ces cornes, il en poussa une autre, plus petite, au milieu ; trois des premières cornes furent arrachées devant celle-ci. Et cette corne avait des yeux comme des yeux d’homme, et une bouche qui tenait des propos délirants.

L’explication de cette vision qui terrifie Daniel lève le voile sur l’identité de ces monstres engendrés par les forces chaotiques à l’œuvre dans l’histoire. Ils figurent les empires par lesquels le peuple d’Israël a été successivement opprimé : probablement les Assyriens, les Babyloniens (responsables de l’exil), les Perses (qui ont dominé ensuite Israël) et enfin les Grecs, maîtres du monde à l’époque où le livre de Daniel est rédigé. La quatrième corne qui arrache les trois autres correspond au roi régnant dans ces années-là, un certain Antiochus Épiphane, persécuteur acharné du peuple de Dieu (voir versets 20-21). C’est lui qui met un comble à la violence qui a caractérisé toute cette histoire.

Représenter les empires par des monstres est une façon de dénoncer leur caractère inhumain, violent, prédateur. Certes, l’auteur recourt à ces représentations de manière à crypter sa relecture de l’histoire – comme cela arrive souvent lorsque les temps sont durs et que la liberté de parole est réprimée aussi rapidement que sévèrement. Mais ce cryptage a un autre effet : chaque époque peut le décoder en fonction de sa propre situation historique. Il ne faut pas être très clairvoyant, en effet, pour voir que la violence inhumaine des puissants et des empires qui servent leurs propres intérêts est de toutes les époques. De la guerre 14-18 à l’Afghanistan, le siècle écoulé regorge d’exemples…

Mais face à cette inhumanité malheureusement si humaine, quelqu’un se dresse (v. 9-12) :

Je regardais : des trônes furent disposés et un Vieillard s’assit. Son habit était blanc comme neige, et les cheveux de sa tête comme laine immaculée. Son trône était de flammes, ses roues de feu ardent. Un fleuve de feu coulait et jaillissait devant lui. Des milliers de milliers le servaient, des myriades de myriades se tenaient devant lui. Des juges s’assirent et on ouvrit des livres. 

La succession des empires violents s’interrompt brusquement et laisse place à une scène bien plus apaisée, presque solennelle : des trônes, un Vieillard entouré d’innombrables serviteurs, des juges (littéralement : « le jugement »). La description de cet « Ancien de jours », de ses vêtements, de sa chevelure, de son trône et de sa cour ne laisse aucun doute quant à son identité : c’est Dieu dans toute sa majesté, qui s’apprête à présider une session de tribunal. Les livres sont sans doute des registres où sont consignées les actions des humains, sur la base desquelles la sentence sera prononcée. Mais cette étape est passée sous silence, pour en venir immédiatement à l’exécution de la condamnation des suppôts du mal : 

Je regardais à cause des propos délirants que vomissait la corne. Je regardais, et la bête fut tuée, son corps fut jeté au feu. Quant aux autres bêtes, leur domination leur fut ôtée, mais une prolongation de vie leur fut donnée, pour une période et un certain temps.

L’issue du jugement est doublement fondée. D’une part, l’auteur tire de sa foi la conviction que Dieu est le seul maître de l’histoire et que son jugement fera éclater la vérité des choses : la mort frappera ceux qui ont opté pour elle et l’ont propagée. D’autre part, l’auteur voit dans la fin tragique ou la soumission des empires oppresseurs, que l’on constate dans l’histoire, le signe concret du pouvoir de ce dieu qui vient faire la vérité et restaure le droit en détruisant l’inhumain qui s’empare des humains et fait d’eux des semeurs de destruction. C’est seulement à ce point, quand les bêtes sont hors d’état de nuire, que « comme un Fils d’humain » se présente avec les nuées du ciel et qu’il reçoit la royauté, la souveraineté et la gloire de Dieu lui-même. Il vient ainsi remplacer les puissants qui régnaient par la violence et dont le règne a pris fin avec leur condamnation.

Mais peut-on en dire davantage sur ce personnage intronisé par Dieu et dont la royauté est universellement reconnue ? Voici comment je comprends les choses à partir du récit de la création auquel le début de la vision se réfère. Au commencement, Dieu a maîtrisé les forces du chaos pour créer un univers harmonieux qu’il a confié aux soins des humains, en les invitant à une maîtrise douce et pacifique (figurée par la nourriture végétale). Mais au cours de l’histoire, les humains, négligeant cette invitation, ouvrent la porte à une violence qui peut alors se déchaîner. À la fin, quand le jugement divin aura jugulé ce chaos que la violence sème dans le monde, viendra le « Fils d’hu­main », le véritable être humain[1] : enfin « roi » à l’image et à la ressemblance de Dieu, cet humain maîtrisera dans la douceur sa propre animalité, l’inhumain tapi en lui. Il permettra alors à la création d’être portée à l’achèvement que Dieu désire depuis le commencement.

L’interprétation ensuite donnée à Daniel donne une dimension collective à ce « Fils d’humain » : « Ces bêtes énormes, au nombre de quatre, ce sont quatre royaumes qui surgiront de la terre. Mais ce sont les saints du Très-Haut qui recevront la royauté et la posséderont pour toute l’éternité. » (v. 17-18) Ainsi, l’« humain accompli » n’est pas l’apanage d’un seul. Le sont aussi tous ceux et toutes celles qui réalisent la vocation de tout humain et deviennent ainsi « saints » comme Dieu : des êtres pacifiques, sans violence, qui savent exercer le pouvoir qui est le leur dans la douceur et un infini respect de la vie. Ce sont eux les véritables « rois », malgré ce que laisse croire l’histoire où les violents s’imposent. C’est ce qui apparaîtra « à la fin », ce qui apparaît déjà aux yeux du dieu juste.

Jésus roi ? (Jean 18,33b-37) 

En ce temps-là, Pilate appela Jésus et lui dit : « Es-tu le roi des Juifs ? » Jésus lui demanda : « Dis-tu cela de toi-même, ou bien d’autres te l’ont dit à mon sujet ? » Pilate répondit : « Est-ce que je suis juif, moi ? Ta nation et les grands prêtres t’ont livré à moi : qu’as-tu donc fait ? » Jésus déclara : « Ma royauté n’est pas de ce monde ; si ma royauté était de ce monde, j’aurais des gardes qui se seraient battus pour que je ne sois pas livré aux Juifs. En fait, ma royauté n’est pas d’ici. » Pilate lui dit : « Alors, tu es roi ? » Jésus répondit : « C’est toi-même qui dis que je suis roi. Moi, je suis né, je suis venu dans le monde pour ceci : rendre témoignage à la vérité. Quiconque appartient à la vérité écoute ma voix. » 

Dans les évangiles et l’Apocalypse, le titre « Fils de l’humain » est fréquemment utilisé et à plusieurs reprises, il désigne clairement Jésus lui-même. Le titre « roi des Juifs » est plus rare. Dans ce bref passage du récit de la Passion du 4e évangile, Jésus accepte le titre de roi, mais il le fait dans une situation qui exclut de sa royauté toute idée de domination ou de violence. Sa royauté n’est « pas de ce monde ». Elle est dès lors incapable de s’imposer de façon autoritaire ou au moyen d’un conflit armé, comme celle des rois de ce monde. Par ailleurs, cette royauté est totalement subordonnée à la mission de Jésus : témoigner de la vérité de Dieu, ce Père dont l’amour se dresse contre le mal et la mort dans l’espoir de pouvoir semer la vie en abondance ; témoigner aussi de sa propre vérité que, sans le savoir, Pilate proclamera bientôt sans saisir la portée de ce qu’il dit : « Voici l’Humain » (19,5) qui accomplit le désir de Dieu ; « Voici votre Roi » (19,14) devant qui vous serez jugés par la façon dont vous l’accueillerez ou non. Car, en tant que roi, Jésus n’a de sujets que chez ceux qui écoutent sa voix et adhèrent librement à sa parole de vie. Ce ceux-là, il est le bon pasteur (Jean 10).

Une image de roi susceptible de contrer tout triomphalisme et d’inviter à l’écoute…

André Wénin

 

[1] L’expression « fils de » peut prendre un sens particulier lorsqu’elle identifie un personnage en qui s’accomplit une figure de l’Ancien Testament : ainsi le « fils de David » ou le « fils de Joseph ». De même, le « fils d’humain » désigne selon moi l’humain accompli, tel que Dieu le désire.

Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin