« Heureux les habitants de ta maison : ils pourront te chanter encore !
Heureux les hommes dont tu es la force :
des chemins s’ouvrent dans leur cœur !»
(Psaume 84,5-6)
Anne et Samuel (1er livre de Samuel 1,19a-28)
Elcana s’unit à Anne sa femme, et le Seigneur se souvint d’elle. Au retour de l’année, Anne tomba enceinte et elle enfanta un fils ; elle lui donna le nom de Samuel car, disait-elle, « Je l’ai demandé au Seigneur ». Elcana, le mari, monta [au sanctuaire] avec toute sa famille pour offrir au Seigneur le sacrifice annuel et [accomplir] son vœu. Mais Anne n’y monta pas. Elle avait dit à son mari : « Quand l’enfant sera sevré, je l’emmènerai : il sera présenté devant le Seigneur, et il restera là pour toujours. » Et Elcana son mari lui avait dit : « Fais ce qui est bien à tes yeux : reste jusqu’à ce que tu l’aies sevré. Que seulement le Seigneur fasse lever sa parole ». Et la femme resta et elle allaita son fils jusqu’à ce qu’elle l’ait sevré. Lorsqu’elle l’eut sevré, sa mère, le fit monter avec elle, avec un taureau de trois ans, un sac de farine et une outre de vin, et elle l’introduisit dans la maison du Seigneur, à Silo. Et bien que le garçon soit encore tout jeune, ils offrirent le taureau en sacrifice, et introduisirent le garçon auprès d’Éli [le prêtre]. Anne lui dit alors : « De grâce, Monseigneur ! Aussi vrai que tu es vivant, Monseigneur, je suis cette femme qui se tenait ici près de toi en train de prier le Seigneur. C’est pour ce garçon que je priais, et le Seigneur me l’a donné en réponse à ma demande. À mon tour je le donne au Seigneur tous les jours (de sa vie), car il a été demandé pour le Seigneur. » Et il [Éli] se prosterna devant le Seigneur.
Une scène de vie familiale. Mais que l’on a amputée. Selon le texte liturgique, tout commence par la conception et la naissance d’un enfant. Selon le texte biblique, tout commence par une scène de ménage ! Lors du pèlerinage annuel au sanctuaire de Silo, un conflit qui dure depuis un certain temps déjà s’envenime. Il faut savoir qu’Elcana a une autre femme à côté d’Anne et que Peninna, la coépouse, a eu plusieurs enfants, alors qu’Anne reste stérile. Mais Elcana préfère Anne à Peninna qui prend plaisir à irriter sa rivale… Ce jour-là, à Silo, Anne est tellement excédée qu’elle refuse de partager le repas du sacrifice et se met à pleurer. Aux petits soins, Elcana cherche à la consoler : « Pourquoi pleures-tu ? Pourquoi ne manges-tu pas ? Pourquoi ton cœur est-il triste ? Est-ce que je ne vaux pas mieux pour toi que dix fils ? » Quel beau mari ! Penser qu’il peut combler sa femme à lui tout seul, qu’il peut remplacer les fils qu’elle n’a pas – alors que cela fait son malheur à elle ! Mais au fond, n’est-ce pas plutôt lui qui est comblé par cette femme qui n’a que lui à aimer ? Et si c’est bien pour lui, c’est bien aussi pour elle, non ?
Croyant sincèrement consoler Anne et adoucir sa blessure, Elcana ne fait que retourner le fer dans la plaie. J’imagine son air stupéfait quand, sans un mot, Anne se lève de table à la fin du repas et s’éloigne. En réalité, elle va déverser son amertume devant le Seigneur. Elle se répand en prière et fait un vœu (ce qu’elle évoque en parlant au prêtre Éli, à la fin de la lecture) : « Seigneur de l’univers, si tu voulais regarder l’humiliation de ta servante, te souvenir de moi et ne pas oublier ta servante ! Si tu donnes à ta servante une descendance d’hommes, je le donnerai au Seigneur tous les jours de sa vie, et le rasoir ne passera jamais sur sa tête. » Au terme d’une vive altercation avec Éli qui la prend pour une femme ivre, celui-ci la rassure. Sans même savoir ce qu’elle a demandé à Dieu, il lui dit : « le Dieu d’Israël te donnera la demande que tu lui as demandée » (littéralement). Anne en est toute transformée. Et le nom qu’elle donnera à son fils – et qui joue sur le verbe « demander » – rappellera l’heureuse issue de cette histoire.
La famille au sein de laquelle Samuel voit le jour n’est donc pas vraiment une « sainte famille ». Pourtant, la suite est différente. Lorsqu’elle a prié le Seigneur pour un fils, Anne ne l’a pas demandé pour elle-même, mais pour pouvoir le donner en retour. Pour elle, l’enfant n’est pas là pour combler un manque chez sa mère. C’est d’ailleurs quand elle l’aura donné en l’amenant au sanctuaire, conformément à son vœu, qu’elle se dira comblée : elle entonne en effet un chant de reconnaissance après que le prêtre Éli s’est prosterné pour manifester qu’il accepte le petit enfant qu’elle lui amène. En effet, en résumant son histoire, Anne lui a expliqué que telle est la volonté du Seigneur. Bien entendu, pour que Samuel puisse rester à Silo, il fallait qu’il soit sevré – une période d’environ 3 ans après la naissance. Mais même cette assez longue période de grande intimité avec son fils n’a pas détourné Anne de l’idée d’accomplir son vœu. En cela, le récit dit quelque chose d’essentiel sur la famille : un enfant n’est pas pour ses parents. C’est l’inverse qui est vrai. En amenant son fils au Seigneur en compagnie de son mari, Anne pose un acte symbolique fort : elle signifie, en effet, que son fils n’est pas pour eux, qu’ils n’ont pas à faire de lui l’otage de leur désir. Il est pour le Seigneur, ce dieu qui veut que chacun vive la vie qui lui est propre.
« Chez mon père » (Luc 2,41-52)
Chaque année, les parents de Jésus se rendaient à Jérusalem pour la fête de la Pâque. Quand il eut douze ans, ils montèrent en pèlerinage suivant la coutume. À la fin de la fête, comme ils s’en retournaient, le jeune Jésus resta à Jérusalem à l’insu de ses parents. Pensant qu’il était dans le convoi des pèlerins, ils firent une journée de chemin avant de le chercher parmi leurs parents et connaissances. Ne le trouvant pas, ils retournèrent à Jérusalem, en continuant à le chercher. C’est au bout de trois jours qu’ils le trouvèrent dans le Temple, assis au milieu des docteurs de la Loi : il les écoutait et leur posait des questions, et tous ceux qui l’entendaient s’extasiaient sur son intelligence et sur ses réponses. En le voyant, ses parents furent submergés d’émotion, et sa mère lui dit : « Mon enfant, pourquoi nous as-tu fait cela ? Vois comme ton père et moi, nous avons souffert en te cherchant ! » Il leur dit : « Comment se fait-il que vous m’ayez cherché ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? » Mais ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait. Il descendit avec eux pour se rendre à Nazareth, et il leur était soumis. Sa mère gardait dans son cœur tous ces événements. Quant à Jésus, il grandissait en sagesse, en taille et en grâce, devant Dieu et devant les hommes
Arrivé à l’âge de sa bar-mitsva, Jésus désormais soumis à la Loi accompagne ses parents dans leur pèlerinage à Jérusalem où la fête doit se célébrer (voir Deutéronome 16,5). Mais le récit de la célébration n’est même pas ébauché. Ce qui intéresse l’évangéliste vient ensuite, en effet : Jésus « l’enfant » – donc toujours soumis à l’autorité de son père – reste à Jérusalem à l’insu de ses parents. Transgressant la règle, il les oblige à le chercher, auprès de leurs familiers et connaissances d’abord, à Jérusalem ensuite, où ils finissent par le trouver. Évidemment, il est dans le temple où, avec les « enseignants » étonnés, il débat au sujet de la Loi. C’est alors que sa mère l’interpelle, bouleversée : sans toi « enfant », « ton père et moi » sommes perdus, angoissés. Mais la réponse fuse : « C’est dans ce qui appartient à mon père qu’il me faut être ». Incompréhension : le vrai père n’est-il pas là, derrière la mère ? Non : le vrai père, c’est celui qui, arrachant le fils aux liens du sang, l’ouvre à son propre monde ; celui qui permet à l’enfant de quitter le monde familier où il a grandi, pour qu’il vive sa propre aventure ; celui qui permet à la personne de s’affirmer, libre des désirs et des angoisses de ses parents.
Cette attitude que Luc prête au Jésus de 12 ans dans la fiction midrashique de ses premiers chapitres est en profonde continuité avec le Jésus adulte raconté par les évangiles. Chez Luc, la mère cherchera Jésus une seconde fois : « La mère et les frères de Jésus viennent vers lui, mais ils ne pouvaient pas le rencontrer à cause de la foule. On lui annonce : “Ta mère et tes frères se trouvent dehors et ils veulent te voir”. Mais il répondit : “Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui la mettent en pratique”. » (Luc 8,19-21). Matthieu, qui n’a pas la scène racontée par Luc à propos de l’enfant Jésus, se rapproche de celle-ci dans le passage parallèle à celui que je viens de citer : la mère et les frères de Jésus (tiens ! on les oublie toujours ceux-là, quand on parle de la Ste famille !) le « cherchent ». Et Jésus de montrer ceux qui l’écoutent, et de les désigner comme sa mère et ses frères. Il se réfère alors à son père en disant : « Quiconque fait la volonté de mon Père céleste, celui-là est mon frère, ma sœur, ma mère. » (Matthieu 12,46-50). Marc est encore moins complexé, quand il explique que si la mère et les frères de Jésus le cherchent, c’est parce qu’ils se disent qu’il a perdu la tête, et qu’ils entendent bien le ramener à la m/raison (Marc 3,20-21). On comprend alors pourquoi, par exemple, Jésus approuvera ses disciples d’avoir laissé leur famille derrière eux pour le suivre (Luc 18,28-30).
Belle mentalité !
André Wénin