« Dieu veille sur ceux qui le craignent, qui mettent leur espoir en son amour,
pour les délivrer de la mort. »
(Psaume 33,18-19)
Les lectures de ce dimanche évoquent le thème du service. L’un à travers la figure du Serviteur dont parle Isaïe, l’autre à propos des disciples qui peinent à adopter la posture du service qui est celle de Jésus.
Un serviteur (Isaïe 53,10-11)
Broyé par la souffrance, le Serviteur a plu au Seigneur. S’il remet sa vie en sacrifice de réparation, il verra une descendance, il prolongera ses jours : par lui, ce qui plaît au Seigneur réussira. Par suite de ses tourments, il verra la lumière, la connaissance le comblera. Le juste, mon serviteur, justifiera les multitudes, il se chargera de leurs fautes.
Encore une fois, le découpage de ce texte est absurde ! Il s’agit de la fin d’un poème évoquant la figure du Serviteur du Seigneur. Ce poème est lu à l’office du Vendredi-saint et je le commente à cette occasion (merci de vous référer à ce commentaire, le cas échéant). Partons néanmoins de cette finale. Mais en la traduisant un peu différemment – le début est un peu plus choquant…
Le Seigneur s’est plu à le broyer par la maladie. Si tu fais de sa personne un sacrifice de réparation, il verra une descendance, il prolongera ses jours : par lui, ce qui plaît au Seigneur se réalisera. Pour la peine qu’il a subie, il verra une descendance, il sera rassasié de jours. – Pour ceux qui le reconnaîtront, mon serviteur innocent, innocentera les multitudes, il se chargera de leurs fautes.
Quel l’homme plaît au Seigneur au point que celui-ci (c’est le début du poème qui le dit) l’exalte au-dessus de tout et l’arrache à la mort, de sorte qu’il prolongera ses jours et verra ses descendants ? En quel homme se réalise « ce qui plaît au Seigneur » ?
En fait, les premiers mots de l’extrait ont été pudiquement détournés par le traducteur liturgique, certainement bien intentionné (comparer les deux traductions[1]). En réalité, selon le texte hébreu (voir ma traduction), ces mots relèvent la façon dont le prophète voit les choses : à ses yeux, si le Serviteur a souffert, c’est parce que Dieu a voulu le faire souffrir. C’est pourquoi, s’adressant à Dieu (en « tu »), le prophète lui demande d’agréer ce sacrifice et de réaliser son projet de salut pour tous à travers son serviteur. Dans sa réponse (le v. 11, ignoré dans l’extrait), le Seigneur conteste cette façon de voir et affirme que le Serviteur « s’est dépouillé de sa personne jusqu’à la mort, et [qu’]avec les pécheurs il s’est laissé compter, alors qu’il portait le péché des multitudes et qu’il s’interposait pour les pécheurs ». Bref, ce qui l’a conduit à la souffrance et à la mort, c’est la méchanceté de pécheurs ! Mais c’est aussi la liberté du Serviteur lui-même qui a pris sur lui leurs fautes.
Pour le dire en peu de mots, ce qui, selon ce passage d’Isaïe, « plaît au Seigneur », c’est de libérer tous les humains du mal dont ils sont capables et qu’ils font. Mais il ne peut pas le faire tout seul, car ce serait les priver de leur liberté. Ici intervient le serviteur. Victime de la méchanceté des autres qui le persécutent, persuadés de bien faire, il choisit librement de prendre cette violence sur lui, d’où la souffrance puis la mort qu’il endure « comme un agneau conduit à l’abattoir ». Mais Dieu le relève et l’exalte : il montre ainsi aux bourreaux du Serviteur que celui-ci est innocent du mal dont ils l’accusaient et qu’ils prétendaient punir. Il espère ainsi leur ouvrir les yeux sur leur propre mal, sur la violence dont ils sont capables, eux qui ont mis à mort un juste. Alors, peut-être se détourneront-ils du mal et s’ouvriront-ils à la vie. C’est ainsi, dit le Seigneur, que « mon serviteur innocent, innocentera les multitudes, en se chargeant de leurs fautes ». Voilà le « service » qu’il rend à Dieu et aux humains, ce service qui plaît à Dieu.
En réalité, derrière un tel texte, il y a une figure biblique : Joseph. (Aucun extrait de ce récit magistral n’est proposé dans les lectures du dimanche, juste quelques petits bouts anecdotiques sont retenus dans le lectionnaire de semaine ! Aussi, je me permets d’en dire un mot ici : juste de quoi illustrer en quoi il inspire la figure du serviteur… et de Jésus.)
Joseph est le fils de Rachel, l’épouse dont Jacob était amoureux, mais qui est décédée tragiquement. Aussi est-il le préféré de son père, ce qui attise la jalousie des dix frères, nés d’autres épouses et plus âgés que lui. Pleins de haine envers Joseph, le préféré, et envers leur père qui le préfère à eux, ils s’en vont au loin avec le troupeau. Jacob envoie alors Joseph prendre de leurs nouvelles. Le fils accepte ce service et s’en va. Mais quand il arrive près de ses frères, ils l’agressent, le dépouillent et le jettent dans une citerne vide, avec l’intention de l’y laisser mourir. Silencieux, Joseph ne résiste pas. Puis des étrangers de passage le tirent de son trou et le vendent à des marchands qui l’emmènent en Égypte. Quant aux frères, ils font souffrir leur père en lui renvoyant un signe qui le pousse à croire que Joseph a été victime d’un fauve.
Vendu comme esclave à un Égyptien proche du pharaon, Joseph devient peu à peu son serviteur préféré grâce à son efficacité, signe de la discrète présence de Dieu au côté de la victime de la méchanceté humaine. Une fois devenu le majordome, il est victime des calomnies de la femme du maître, qui l’accuse de tentative de viol. Il est alors jeté en prison où, toujours assisté par Dieu, il devient l’homme de confiance du directeur, qui lui confie le service de deux officiers du roi. Deux ans plus tard, grâce à sa sagesse et à l’intervention tardive d’un des deux officiers, il est tiré de prison et devient le n° 2 de l’Égypte, chargé d’anticiper puis de gérer la grave crise alimentaire dont il a prédit l’arrivée en interprétant des rêves du pharaon. Et le voilà au service du roi et de la population, chargé de les sauver de la famine.
Touchés eux aussi par la famine, les frères arrivent en Égypte. 20 ans après avoir agressé Joseph, ils le retrouvent mais sans le reconnaître dans ce vizir qui s’occupe de la vente du blé. Que va faire Joseph qui, au contraire, a reconnu ses frères ? Va-t-il leur imposer sa supériorité ? les juger ? se venger de ce qu’ils lui ont fait jadis ? Non. Il se met plutôt au service d’un lent travail de réconciliation. Toujours incognito, avec beaucoup de sagesse, il amène ses frères à faire la vérité en reconnaissant la méchanceté avec laquelle ils ont traité leur jeune frère. Puis, à travers eux, il amène son père – qui a remplacé Joseph par l’autre fils de Rachel, Benjamin – à cesser d’être un facteur de discorde entre les frères en leur préférant leur jeune frère. Enfin, une fois les frères revenus en Égypte avec Benjamin, il les met dans une situation où ils peuvent laisser libre cours à leur méchanceté ou, au contraire, se montrer fraternels vis-à-vis du fils préféré en renonçant à la violence. Quand il voit que son frère Juda se fait l’avocat de son petit frère et de son père, il tombe le masque et ouvre la porte à la réconciliation.
Joseph est un serviteur qui annonce celui d’Isaïe. En refusant une logique de révolte ou de vengeance, il prend sur lui le mal qu’on lui fait subir. Assisté discrètement par son dieu, il amène son père et ses frères à ouvrir les yeux sur le mal qu’ils ont fait : aveuglés par leur problème – la mort de Rachel pour le père, le sentiment d’injustice chez les frères – ils ne se sont pas rendu compte du mal qu’ils faisaient, de la méchanceté dont ils sont capables. Ce faisant, il leur permet de s’en détourner et d’agir autrement : le père en laissant Benjamin aller avec ses frères, ces derniers en se montrant des fils et des frères dignes de ce nom. Dans toute cette histoire, Joseph est resté dans la position d’un serviteur. Le pharaon a reconnu en lui un sage et un juste ; son père a vu en lui un porteur de bénédiction.
Difficile d’être serviteur… (Marc 10,35-45)
Jacques et Jean, les fils de Zébédée, s’approchent de Jésus et lui disent : « Maître, ce que nous allons te demander, nous voudrions que tu le fasses pour nous. » Il leur dit : « Que voulez-vous que je fasse pour vous ? » Ils lui répondirent : « Donne-nous de siéger, l’un à ta droite et l’autre à ta gauche, dans ta gloire. » Jésus leur dit : « Vous ne savez pas ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire, être baptisés du baptême dans lequel je vais être plongé ? » Ils lui dirent : « Nous le pouvons. » Jésus leur dit : « La coupe que je vais boire, vous la boirez ; et vous serez baptisés du baptême dans lequel je vais être plongé. Quant à siéger à ma droite ou à ma gauche, ce n’est pas à moi de l’accorder ; il y a ceux pour qui cela est préparé. »
Les dix autres, qui avaient entendu, se mirent à s’indigner contre Jacques et Jean. Jésus les appela et leur dit : « Vous le savez : ceux que l’on regarde comme chefs des nations les commandent en maîtres ; les grands leur font sentir leur pouvoir. Parmi vous, il ne doit pas en être ainsi. Celui qui veut devenir grand parmi vous sera votre serviteur. Celui qui veut être parmi vous le premier sera l’esclave de tous : car le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie comme instrument de libération [2] pour la multitude. »
Cette scène double montre combien il est difficile de faire siens l’esprit et la position de serviteur. Tant Jacques et Jean que les dix autres illustrent cette difficulté. Les premiers ambitionnent les premières places, les seconds s’indignent de la prétention qu’ils affichent… sans doute parce que leur ambition secrète est la même ! La réponse de Jésus renverse les évidences des disciples. Pour lui, le plus grand est celui qui sert, le premier est comme le dernier des esclaves. Par son côté exagéré, cette déclaration vise à casser le modèle que les disciples ont en tête et qui ne cesse de refaire surface, même quand Jésus parle des sévices et des humiliations qui l’attendent à Jérusalem (ce sont les v. 33-34 qui précèdent immédiatement l’extrait retenu). Dans l’évangile de Luc, Jésus répond par une parabole à ceux qu’il voit en train de choisir les meilleures places à table : à ses yeux, la dernière place est la véritable place d’honneur…
En disant à ses disciples que, parmi eux, la logique doit être celle du service, Jésus ne fait que recommander l’attitude qui est la sienne propre. Il parle de lui comme du « fils de l’humain » – c’est-à-dire l’être humain selon le désir de Dieu, celui qui, selon le prophète Daniel, est établi par Dieu comme juge suprême et qui, à ce titre peut légitimement prétendre à la première place. Et pourquoi vient ce fils de l’humain ? Non pour être servi à l’image des chefs que tous doivent servir en se pliant à leurs ordres, ou à l’image des grands de ce monde qui imposent leur pouvoir à tous. C’est plutôt un contre-modèle qu’il donne, en servant jusqu’à donner sa vie, comme le Serviteur, afin que tous (« la multitude ») soit délivrée de ce qui les rend esclaves… Comme par exemple la course aux honneurs, à la première place ou encore le désir d’être le plus grand… C’est à cet esclavage que Jésus propose ici un antidote.
André Wénin
[1] En fait, dans la Bible de la liturgie, une note e bas de page rectifie la traduction à lire ! C’est un comble : on est conscient de détourner le texte, mais on le fait quand même pour éviter de choquer les oreilles pieuses et d’imposer aux prédicateurs un effort de compréhension et d’explication.
[2] Classiquement traduit par « rançon », mais pas au sens du mot en français ! Le terme grec lutron signifie « moyen ou instrument par lequel la libération ou la délivrance est rendue possible ».