« La loi du Seigneur est parfaite, qui redonne vie ;
la charte du Seigneur est sûre, qui rend sages les simples »
(Psaume 19,8)
L’esprit pour tous (Livre des Nombres 11,25-29)
Le Seigneur descendit dans la nuée et parla à Moïse. Il prit une part de l’esprit qui reposait sur celui-ci, et le mit sur chacun des 70 anciens. Dès que l’esprit reposa sur eux, ils se mirent à prophétiser, mais cela ne dura pas. Or, deux hommes étaient restés dans le camp ; l’un s’appelait Eldad, et l’autre Médad. L’esprit reposa sur eux ; ils étaient parmi les inscrits, mais ils n’étaient pas sortis pour aller à la Tente, et ils se mirent à prophétiser dans le camp. Un garçon courut annoncer à Moïse : « Eldad et Médad prophétisent dans le camp ! » Josué, fils de Noun, auxiliaire de Moïse depuis sa jeunesse, prit la parole et dit : « Moïse, mon maître, arrête-les ! » Moïse lui dit : « Es-tu jaloux pour moi ? Ah ! Si tout le peuple du Seigneur pouvait être des prophètes ! Si le Seigneur pouvait mettre son esprit sur eux ! »
Du chapitre 11 du livre des Nombres, on n’a gardé que ce qui fait écho au début de l’évangile du jour. Dommage, car le contexte dans lequel l’esprit de Moïse est donné à 70 anciens offre un bon éclairage sur ce don. Au départ, il y a une plainte du peuple. Au cours de sa marche dans le désert, il réclame de la viande, se rappelant avec regret la nourriture riche qu’il mangeait en Égypte alors qu’il est contraint à se contenter de manne. Quand Moïse prête attention à ces gens qui pleurent, le Seigneur se met en colère. Cela fâche Moïse qui lui adresse des reproches (v. 11-15) :
Pourquoi fais-tu du mal à ton serviteur ? Pourquoi n’ai-je pas trouvé grâce à tes yeux pour que tu m’imposes le fardeau de tout ce peuple ? Est-ce moi qui ai conçu tout ce peuple, est-ce moi qui l’ai enfanté, pour que tu me dises : “Porte-le contre toi comme une nourrice porte un nourrisson, jusqu’au pays que j’ai juré à tes pères (de donner)” ? D’où prendrais-je de la viande à donner à tout ce peuple, quand ils pleurent près de moi en disant : “Donne-nous de la viande à manger” ? Je ne suis pas capable, à moi seul, de porter tout ce peuple : c’est trop lourd pour moi. Si c’est ainsi que tu me traites, tue-moi, je t’en prie, tue-moi, si j’ai trouvé grâce à tes yeux, et que je ne voie pas mon malheur ! »
Quelle franchise dans les mots de Moïse ! Quelle justesse dans ses reproches ! Quelle habileté aussi dans sa conclusion : en mettant en jeu sa présence au sein du peuple, il sait que Dieu va « craquer » et lui donner satisfaction. Et de fait, il répond immédiatement aux deux problèmes qui ressortent des propos de Moïse. D’une part, il annonce qu’il va le décharger d’une partie de sa trop lourde tâche en donnant à des anciens fiables une partie de l’esprit qui repose sur lui, « afin qu’ils portent la charge du peuple et que tu n’aies plus à la porter à toi seul » (v. 17). D’autre part, il répond aux pleurs du peuple en annonçant qu’il donnera la viande qu’il réclame – il en donnera même une telle quantité qu’ils finiront par en être dégoûtés. (Pas facile de changer Dieu quand il prend la mouche ![1])
Moïse transmet au peuple ce que le Seigneur lui a dit, puis il rassemble 70 anciens autour du sanctuaire portatif où Dieu se manifeste – on apprend plus loin qu’ils ont été inscrits sur une liste. C’est alors que le Seigneur fait ce qu’il a annoncé : il descend, parle à Moïse, prend de son esprit et le donne aux anciens qui se mettent à « prophétiser », c’est-à-dire à entrer dans une transe (transitoire), signe que l’esprit divin repose désormais sur eux. Mais au fond, quel est cet esprit qui investit ceux qui assisteront Moïse dans sa tâche de guide ? C’est un esprit qui doit leur permettre de « porter » le peuple, de le « supporter » – et de l’« élever », selon les sens possibles du verbe utilisé aux versets 12 et 14 (cités ci-dessus). Une phrase de Moïse est essentielle à ce propos : « Porte-le contre toi comme une nourrice porte un nourrisson, jusqu’au pays que j’ai juré à tes pères ». Ces mots que Moïse prête à Dieu évoquent les deux moments extrêmes de sa tâche de leader, à travers deux images hétérogènes mais complémentaires : au départ, il est comme la nourrice qui « porte » le bébé sur son sein ; au terme, il doit l’avoir amené dans le « pays » où il sera autonome et se prendra lui-même en charge. Et cela, non pas de sa propre autorité, mais sous celle de Dieu, le vrai « père » ou la vraie « mère » du peuple.
L’incident impliquant Eldad et Médad est intéressant pour les réactions qu’il provoque chez Josué et Moïse. Le premier dit à son maître d’intervenir pour empêcher ce qu’il voit comme un désordre. Il semble avoir peur de ce qui ne se contrôle pas, comme un homme jaloux. C’est d’ailleurs ce reproche que Moïse lui fait, non sans ironie : le disciple prétend-il que son maître garde l’exclusivité de l’esprit ou, à défaut, la maîtrise sur ceux qui le partagent avec lui ? Réaction très ecclésiastique, au fond ! Celle de Moïse est bien différente. Pourtant, il n’a pas demandé d’avoir des assistants. Il s’est juste plaint de ce que la tâche était trop lourde et que, si cela devait durer, il préférait mourir ! Mais son discours n’était-il pas de la rhétorique destinée à faire pression sur Dieu pour qu’il satisfasse le peuple ? Dans ce cas, Moïse aurait mal pris que Dieu décide de lui ôter une part de son esprit pour la donner à 70 anciens avec qui il devrait composer ensuite ! Mais ce n’est pas ainsi qu’il prend les choses. Au contraire : l’idéal, pour lui, ce serait que tous les membres du peuple soient revêtus de cet esprit pour se « porter » mutuellement, pour prendre soin les uns les autres et se conduire réciproquement à l’autonomie d’êtres libres dans la terre donnée par le Seigneur.
Trébuchements… (Marc 9,38-43.45.47-48)
Jean [un des Douze] dit à Jésus : « Maître, nous avons vu quelqu’un expulser les démons en ton nom ; nous l’en avons empêché, car il ne nous suit pas. » Jésus dit : « Ne l’en empêchez pas, car celui qui fait un miracle en mon nom ne peut pas, aussitôt après, mal parler de moi ; celui qui n’est pas contre nous est pour nous. Et celui qui vous donnera un verre d’eau au nom de votre appartenance au Christ, amen, je vous dis qu’il ne perdra pas sa récompense.
Celui qui fera trébucher un seul de ces petits qui croient en moi, mieux vaudrait pour lui qu’on lui attache au cou une meule que tournent les ânes, et qu’on le jette à la mer. Et si ta main te fait trébucher, coupe-la. Mieux vaut pour toi entrer manchot dans la vie qu’être jeté dans la géhenne [2] avec tes deux mains, là où le feu ne s’éteint pas. Si ton pied te fait trébucher, coupe-le. Mieux vaut pour toi entrer estropié dans la vie qu’être jeté dans la géhenne avec tes deux pieds. Si ton œil te fait trébucher, arrache-le. Mieux vaut pour toi entrer borgne dans le royaume de Dieu qu’avoir tes deux yeux et être jeté dans la géhenne, où le ver ne meurt pas et où le feu ne s’éteint pas. »
Le début de la scène ressemble à ce qui est raconté de Josué et Moïse. Ici, c’est Jean qui pense que seuls des membres de leur groupe peuvent lutter contre le mal en expulsant les démons. Sa logique est celle de l’enfermement dans un club restreint qui doit défendre ce qu’il estime être ses prérogatives. C’est là une logique de concurrence, de jalousie qui peut se résumer comme ceci : « Qui n’est pas avec nous est contre nous ». Face à cette logique spontanée, Jésus explique que c’est l’inverse qui est vrai : « Qui n’est pas contre nous est pour nous ». Quand il s’agit de faire reculer le mal, toutes et tous sont des alliés potentiels pourvu qu’ils œuvrent en faveur de la vie (c’est le « miracle », plus exactement le « geste de puissance », dont parle Jésus). Il ne s’agit donc pas de protéger les frontières d’un groupe restreint et de réclamer une adhésion formelle. Il s’agit de considérer comme allié quiconque contribue, par son action concrète, à œuvrer dans le même sens. Et quiconque se fait solidaire des disciples du Seigneur, même avec simple verre d’eau, sera reconnu par Dieu, qui le lui rendra.
Le décalage entre la seconde partie du discours de Jésus et le début de ses propos est apparemment complet (les bibles courantes insèrent ici un sous-titre pour marquer le changement de thème). Il n’est pourtant pas impossible que « celui qui fait trébucher [3] » les simples croyants – celui qui est pour eux une occasion de chute – soit un disciple à l’image de Jean. Car la logique de ce dernier est un obstacle qui peut faire tomber les croyants : pour lui, en effet, l’essentiel n’est pas de lutter contre le mal pour lui faire échec, mais d’adhérer au groupe auquel il appartient, groupe compact centré autour de son maître. Risquer de détourner les autres croyants de l’essentiel, dans un esprit de supériorité jalouse, est grave. C’est ce que l’avertissement sévère de Jésus fait sentir. Si ses propos sont exagérément durs, c’est pour insister sur la gravité de ce qui est en jeu.
Mais pourquoi Jésus passe-t-il de « faire trébucher » les petits qui croient en lui à « trébucher soi-même » à cause de la main, du pied ou des yeux ? Peut-être parce qu’il sait que celui qui met des obstacles qui font trébucher les autres est lui-même tombé. À l’image de Jean qui prétend défendre Jésus et son groupe, il pense bien faire. Pourtant, il est en porte-à-faux complet avec ce que Jésus prêche. En parlant successivement de la main, du pied et de l’œil, Jésus répète trois fois la même chose pour inviter ses disciples à traquer sans relâche en eux-mêmes ce qui peut les faire tomber, ce qui peut entraver leur marche à sa suite dans l’esprit de l’Évangile. L’enjeu de cette lutte, c’est trouver la vie en évitant de se laisser enfermer dans une mort qui ravage tout. C’est pour souligner la gravité d’un tel enjeu que le ton de ces phrases est aussi menaçant.
André Wénin
[1] Voir la fin du chapitre (v. 31-34) dont je ne parlerai pas, même si cela en vaudrait la peine. Cette partie n’est d’ailleurs jamais lue dans la liturgie (pas même en semaine) : on ne va tout de même pas lire à la messe que Dieu a donné une telle quantité de cailles que le peuple s’est jeté dessus et en s’en est goinfré au point que certains sont morts d’indigestion… signe qu’au fond, c’était la convoitise qui les animait quand ils se plaignaient et pleuraient pour de la viande. Le Seigneur avait perçu cela, bien entendu. Il a dès lors décidé de donner une leçon à Israël : céder à la convoitise, c’est aller à la mort. Le lieu en a d’ailleurs gardé la trace, puisqu’il est appelé « Tombes de la convoitise » (Qivrôt-taava, v. 34).
[2] « de l’hébreu gê ben-hinnôm (“ravin de Ben-Hinnom”) transformé en “ravin de la tuerie” selon Jr 7,32. Dans l’imaginaire, c’est devenu une fournaise, un lieu de détresse à l’opposé du jardin des délices » (C. Focant).
[3] En grec, le verbe utilisé est skandalizein qui, au sens premier est « faire faire un faux pas », d’où offenser ou causer du scandale.