Le Christ a aimé l’Église, il s’est livré lui-même pour elle,
afin de la rendre sainte.
(Lettre aux Éphésiens 5,25)
Les deux lectures retenues pour ce dimanche relatent des choix cruciaux : deux groupes, le peuple d’Israël et les Douze y déclarent opter pour Dieu ou Jésus. Mais dans les deux textes, il apparaît qu’un tel choix n’est pas simple…
Un serment d’allégeance (Josué 24,1-2a.15-17.18b)
Josué réunit toutes les tribus d’Israël à Sichem ; puis il appela les anciens d’Israël, avec les chefs, les juges et les officiers et ils se tinrent devant Dieu. Josué dit alors à tout le peuple :
« […] Si, à vos yeux, il est mauvais de servir le Seigneur, choisissez aujourd’hui qui vous voulez servir : les dieux que vos pères servaient au-delà de l’Euphrate, ou les dieux des Amorites [= Cananéens] dont vous habitez le pays. Moi et ma maison, nous servirons le Seigneur. » Le peuple répondit et dit : « Loin de nous d’abandonner le Seigneur pour servir d’autres dieux ! C’est le Seigneur notre Dieu qui nous a fait monter, nous et nos pères, du pays d’Égypte, cette maison d’esclavage, et qui, sous nos yeux, a accompli ces grands prodiges et nous a protégés tout le long du chemin que nous avons parcouru, chez tous les peuples au milieu desquels nous sommes passés. […] Nous aussi, nous servirons le Seigneur, car c’est lui notre Dieu. »
Quelques mots pour situer cette scène abrégée. Le livre de Josué relate l’entrée du peuple d’Israël dans la terre que Dieu a promise à ses ancêtres. À la faveur de batailles victorieuses, souvent provoquées par les autochtones et suivies de massacres peu reluisants, il a pris possession peu à peu du pays. Ensuite, Josué a tiré au sort la part que chaque tribu recevrait. Au terme du processus, il rassemble les tribus une dernière fois pour faire le bilan de l’histoire passée et inviter les Israélites à décider de rester, à l’avenir, fidèles au Seigneur et à son alliance.
La première partie du texte a été « oubliée ». C’est bien dommage car elle synthétise de belle façon l’histoire d’Israël depuis le père d’Abraham jusqu’au don du pays de Canaan. Les ancêtres d’Abraham, dit-il, étaient des fidèles d’autres dieux, ceux de la Mésopotamie. Mais le Seigneur a choisi Abraham qui a quitté ce pays et est venu en Canaan. Dieu a tenu la promesse qu’il lui avait faite de lui donner une descendance : lui est né Isaac qui a lui-même eu Ésaü et Jacob. Ce dernier, avec ses fils, est descendu en Égypte. Là, le Seigneur a envoyé Moïse et Aaron, il a réalisé des prodiges puis il a fait sortir les Israélites de ce pays. Quand l’armée des Égyptiens s’est lancé à leur poursuite, il a répondu à leur cri et les a protégés avant de précipiter l’armée dans la mer sous leurs yeux. Après un long séjour au désert, Dieu leur a donné peu à peu le pays, d’abord en Transjordanie puis en Cisjordanie, y neutralisant leurs ennemis qui les combattaient. Tout le mérite en revient au Seigneur car « ce n’était pas grâce à ton épée ni à ton arc » ! Et il ajoute : « Je vous ai donné un pays que vous n’avez pas cultivé, des villes que vous n’avez pas construites et que vous habitez, des vignes et des oliviers que vous n’avez pas plantés et dont vous vous nourrissez » (v. 13).
Après avoir ainsi rappelé ces grandes étapes de l’histoire passée, où l’action du Seigneur a été décisive pour qu’Israël devienne ce qu’il est à présent, Josué invite Israël à renouveler l’alliance avec leur dieu qui, de son côté, a largement tenu ses engagements. À eux à présent de faire de même. Mais contrairement à ce que laisse penser l’extrait retenu pour la liturgie, le premier choix que Josué offre aux tribus est positif (v. 14) : « Et maintenant, craignez le Seigneur et servez-le avec intégrité et fidélité. Écartez les dieux que vos ancêtres ont servis au-delà de l’Euphrate et en Égypte, et servez le Seigneur ». Il ajoute ensuite que, si cela ne leur plaît pas, ils peuvent choisir d’autres dieux… Mais si c’est là leur choix, lui-même ne les suivra pas : avec sa maisonnée, il a décidé de rester fidèle au dieu qui s’est montré fidèle. La rhétorique du vieux leader est efficace : le peuple opte lui aussi pour son Seigneur, en rappelant les dernières phases de l’histoire dont ils ont été les témoins oculaires. Le demi-verset censuré dans la liturgie (v. 18a) précise : « Le Seigneur a chassé devant nous tous les peuples, les Amorites qui habitaient le pays ». C’est là le dernier prodige au moyen duquel Dieu achève de réaliser la promesse de donner aux descendants des patriarches le pays où ils ont séjourné jadis. En remémorant ainsi ce qu’ils ont vu de leur dieu de leur vivant, ils manifestent que c’est la conscience de l’absolue fidélité de Dieu qui les amène à renouveler l’alliance avec lui.
Plutôt que de servir le Seigneur (d’être ses « vassaux » liés à lui par alliance), Josué leur proposait deux autres possibilités : les dieux des ancêtres d’Abraham ou ceux des habitants de Canaan. Qui sont ces « autres dieux » ? Il est important de se poser cette question pour comprendre le choix que Josué les invite à poser.
La Bible ne nous renseigne guère sur les dieux mésopotamiens, mais un midrash (un commentaire juif ancien) raconte que le père d’Abraham était un fabriquant d’idoles et qu’il vendait ses statuettes. Un jour qu’il doit s’absenter, il confie sa boutique à Abraham, qui s’est converti au dieu unique. À peine seul, Abraham se met à casser toutes les statuettes à l’exception de la plus grande, puis il met un bâton dans la main de cette dernière. Quand le père lui demande ce qui s’est passé, Abraham raconte que, quand il avait le dos tourné, la plus grande idole a pris un bâton avec lequel elle a fracassé toutes les autres. À quoi le père répond que ce n’est pas possible – avouant ainsi que les idoles ne sont bonnes à rien. Abraham est alors condamné par le roi à être brûlé dans une fournaise s’il n’abjure pas sa foi. Le frère d’Abram se demande quoi faire. Il finit par décider en lui-même que si son frère aîné s’en sort, il tiendra avec lui ; dans le cas contraire, il se sera fidèle au roi. Abraham une fois sauvé de la fournaise, on demande à son frère pour qui il est. Il choisit donc Abraham. On le jette alors dans le feu où il meurt… Cette historiette est révélatrice de ce que sont les idoles : pour les uns, qui sont conscients de leur vanité, elles sont une source de profit ; pour Abraham, elles incarnent la loi du plus fort qui écrase les autres et les soumet à sa loi ; pour le narrateur, elles produisent des suiveurs qui n'osent pas être eux-mêmes. Ces idoles entretiennent ce que l’humain a de moins bon et l’y enferment : le désir de profit, la volonté d’être le plus fort, la peur d’être soi-même. En choisissant le Seigneur, c’est à cela qu’Israël renonce…
Quant aux « dieux des Amorites dont vous habitez le pays », ce sont les Baals dont la Bible parle abondamment. Baal est le dieu de la pluie et donc de la fécondité que les humains espèrent ; c’est aussi le dieu de l’orage dont on redoute les frappes aussi arbitraires que mortelles. D’une part, Baal est censé combler les besoins, calmer les peurs de manquer. D’autre part, il demande à être amadoué de peur d’être victime de sa colère imprévisible. Bref, c’est un dieu que l’on sert pour le profit que l’on en tire, un dieu devant qui on rampe pour qu’il ne se fâche pas. Avec lui, l’humain reste centré sur lui-même, sur son désir d’avoir tout ce qu’il lui faut et d’être en sécurité, ou sur sa peur de manquer de quelque chose ou de devoir prendre des risques. Bref, Baal est un dieu qui rétrécit la vie de l’être humain en le rendant esclave de ses désirs ou de ses angoisses…
Le Seigneur n’est pas un dieu comme ceux-là. Dans la présentation qu’en fait Josué et dans le souvenir du peuple, c’est un dieu qui libère de l’esclavage – dont celui des idoles –, qui fait naître Israël à lui-même et ouvre devant lui un chemin où vivre sa propre existence. C’est un dieu qui pousse le peuple en avant et accompagne le chemin de ceux qui acceptent de prendre le risque de la vie, osent s’aventurer dans les déserts et n’ont pas peur de l’adversité. C’est un dieu avec qui vivre une histoire d’alliance, pleine d’imprévus qui sont autant de risques d’infidélité, une histoire habitée par une parole qui invite à la confiance. Adhérer à un dieu comme le Seigneur, c’est ainsi choisir la liberté et le risque de la vie. La suite de la conversation entre Josué et le peuple (qui suit la lecture) soulignera la difficulté de persister dans ce choix qui suppose une fidélité de tous les jours : s’ajuster à un dieu si différent des autres, mais aussi si différent des attentes spontanées des humains n’a rien d’une sinécure. Abraham qui a choisi le Seigneur en premier en a fait la dure expérience…
Le choix des Douze (Jean 6,60-69)
[Jésus avait donné un enseignement dans la synagogue de Capharnaüm]. Beaucoup de ses disciples, qui avaient entendu, déclarèrent : « Cette parole est rude ! Qui peut l’entendre ? » Jésus savait en lui-même que ses disciples récriminaient à son sujet. Il leur dit : « Cela vous scandalise ? Et quand vous verrez le Fils de l’homme monter là où il était auparavant !... C’est l’esprit qui fait vivre, la chair n’est capable de rien. Les paroles que je vous ai dites sont esprit et elles sont vie. Mais il y en a parmi vous qui ne croient pas. » Jésus savait en effet depuis le commencement quels étaient ceux qui ne croyaient pas, et qui était celui qui le livrerait. Il ajouta : « Voilà pourquoi je vous ai dit que personne ne peut venir à moi si cela ne lui est pas donné par le Père. » À partir de ce moment, beaucoup de ses disciples s’en retournèrent et cessèrent de l’accompagner. Alors Jésus dit aux Douze : « Voulez-vous partir, vous aussi ? » Simon-Pierre lui répondit : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. Quant à nous, nous croyons, et nous savons que tu es le Saint de Dieu. »
Un rapide commentaire, seulement. « Jésus avait donné un enseignement », résume le liturgiste de service. Mais quel enseignement ? Celui qui a scandalisé les Judéens quand Jésus s’est présenté comme le pain de vie, l’authentique parole nourrissante de Dieu, puis quand il a dit que, pour vivre à jamais, il faut « manger sa chair et boire son sang ». Dans un livre déjà ancien, j’explique brièvement ce que je comprends. « D’une part, il faut “manger”, c’est-à-dire détruire en soi – tuer, broyer et engloutir jusqu’à ce qu’il n’en reste rien – la convoitise, la violence et le meurtre dont la chair et le sang du Crucifié portent la marque sanglante. OUI : manger cela et le transformer au travers de la volonté de vie qui porte à cette violence. Mais d’autre part, il faut aussi “manger et boire”, c’est-à-dire accueillir en soi – s’approprier, faire sien, assimiler – la douce puissance de cet être humain authentique [Jésus] qui se donne librement par amour. C’est se pénétrer de son désir, pour faire grandir en soi une manière de vivre semblable à la sienne. » (Pas seulement de pain. Violence et alliance dans la Bible, 1998, p. 174).
Les Judéens ont été scandalisés, mais de nombreux disciples de Jésus trouvent aussi son discours un peu fort de café et n’arrivent pas à l’avaler. C’est qu’ils sont incapables de faire confiance à celui qui parle ainsi, ils n’entrent pas dans son état d’esprit et s’en tiennent aux évidences humaines. La parole que Dieu (« le Père ») a adressée à Israël tout au long de son histoire (l’Ancien Testament) ne les a pas touchés au point de les amener à croire que Jésus est sa parole au milieu d’eux. Ils lui tournent dès lors le dos. Interpellés à leur tour, les Douze n’ont pas la même attitude : ils croient que la parole de Jésus est celle qui nourrit la vie pour lui permettre de traverser la mort. En lui, ils reconnaissent le « saint de Dieu », celui que Dieu rend différent (« saint »), au point que ceux qui croient connaître Dieu ne peuvent le reconnaître comme sa Parole de vie authentique et définitive. Mais s’attacher à Jésus ne se fait pas une fois pour toutes. Jésus ajoutera en effet : « l’un de vous [les Douze] est un diable » (v. 70 – pourquoi l’a-t-on coupé ? Mystère…). Adhérer à la Parole, ce sera aussi traverser l’épreuve de la Passion et de la mort !
André Wénin