17ème dimanche ordinaire

Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique: B
Date : 25 juillet 2021
Auteur: André Wénin


Ayez beaucoup d’humilité, de douceur et de patience, supportez-vous les uns les autres avec amour.

(Lettre aux Éphésiens 4,2)

Un don fécond (2e livre des Rois 4,42-44)

Un homme arriva de Baal-Shalisha et il apporta à l’homme de Dieu [Élisée] du pain de prémices : vingt pains d’orge et du grain frais dans son sac. Élisée dit alors : « Donne-le à ces gens pour qu’ils mangent. » Son serviteur dit : « Comment donner cela à cent personnes ? » Et il dit : « Donne-le à ces gens pour qu’ils mangent, car ainsi parle le Seigneur : ‘On mangera, et il y aura du surplus.’ » Alors, il le leur donna, ils mangèrent, et il y eut du surplus, selon la parole du Seigneur.

Jésus le Prophète (Jean 6,1-15)

Après cela, Jésus s’en alla de l’autre côté de la mer de Galilée, le lac de Tibériade. Une grande foule le suivait, parce qu’elle avait vu les signes qu’il accomplissait sur les malades. Jésus monta sur la montagne, et là, il était assis avec ses disciples. Or, la Pâque, la fête des Juifs, était proche. Jésus, donc, levant les yeux et voyant qu’une foule nombreuse venait à lui, dit à Philippe : « Où pourrions-nous acheter du pain pour qu’ils puissent manger ? » Il disait cela pour le mettre à l’épreuve, car il savait bien, lui, ce qu’il allait faire. Philippe lui répondit : « Des pains pour 200 deniers ne suffiront pas pour que chacun en reçoive un peu. » Un de ses disciples, André, le frère de Simon-Pierre, lui dit : « Il y a ici un jeune garçon qui a cinq pains d’orge et deux poissons, mais qu’est-ce que cela pour tant de monde ! » Jésus dit : « Faites asseoir les gens. » Il y avait beaucoup d’herbe à cet endroit. Ils s’assirent donc, au nombre d’environ cinq mille hommes. Alors Jésus reçut les pains et, ayant rendu grâce, il les distribua à ceux qui étaient là ; il leur donna aussi du poisson, autant qu’ils voulaient. Quand ils furent rassasiés, il dit à ses disciples : « Rassemblez les morceaux en surplus, pour que rien ne se perde ». Ils les rassemblèrent donc, et ils remplirent douze paniers avec les morceaux des cinq pains d’orge restés en surplus de ceux qui s’étaient rassasiés. Voyant le signe que Jésus avait accompli, les gens disaient : « C’est vraiment lui le Prophète qui vient dans le monde. » Mais Jésus, sachant qu’ils étaient sur le point de l’enlever pour le faire roi, se retira de nouveau seul dans la montagne.

Les deux lectures de ce dimanche – j’ignore volontairement les extraits des lettres de Paul toujours décalés par rapport aux deux autres textes – relatent des « multiplications des pains », selon le titre qu’on leur donne habituellement. Ce titre met sur une fausse piste. Nulle part, en effet, il n’est question de « multiplier les pains » : non seulement le verbe n’est pas employé, mais aucun des deux récits ne raconte le processus à la faveur duquel un peu de nourriture suffit à nourrir un nombre important de personnes ; aucune mise en scène du thaumaturge en train de mettre en œuvre une quelconque puissance ; aucune insistance sur le caractère exceptionnel de l’événement. Bref, tout l’inverse de ce que l’on attendrait d’un récit de miracle. En ce qui concerne le texte de l’évangile, la scène a quelque chose d’exceptionnel : elle est racontée pas moins de 6 fois dans les 4 évangiles, Marc et Matthieu dédoublant le récit en variant les bénéficiaires du pain partagé (les juifs d’une part, les païens de l’autre)[1]. Cette répétition attire l’attention : la scène doit être particulièrement significative de la mission de Jésus, ce que confirme la finale du récit dans le 4e évangile : Jésus est pris pour le Prophète annoncé – un personnage aussi grand que Moïse (voir Deutéronome 18,18) – et la foule veut même faire de lui son roi ! Une initiative intempestive à laquelle Jésus se dérobe, bien qu’il soit en effet « le Roi d’Israël » (voir Jean 1,49 ; 12,15 ; 19,19).

Pour comprendre l’importance du signe des pains, l’Ancien Testament est plus que jamais précieux – qui l’eût cru ? Au psaume 145 (v. 15-18), proposé pour la méditation après la 1re lecture, le priant bénit Dieu en disant :

Les yeux vers toi, tous, ils espèrent : tu leur donnes leur nourriture en temps voulu.
Tu ouvres ta main : tu rassasies tout ce qui vit de ta faveur.
Le Seigneur est juste en toutes ses voies, fidèle en toutes ses œuvres…

Référence est faite ici aux deux récits de la création (Genèse 1 et 2) qui culminent l’un et l’autre dans un don de nourriture par Dieu qui accompagne ce don d’une instruction en vue de son bon usage – signe que l’être humain ne vit pas que de pain. En Genèse 1, c’est à tous les vivants que le créateur accorde généreusement leur nourriture (1,29-30) ; au chapitre 2, il donne « tous les arbres beaux à voir et bons à manger » à l’humain qu’il a placé dans le jardin d’Éden (2,15-17). Mais une autre référence est tout aussi importante : le premier don que le Seigneur fait au peuple libéré d’Égypte, c’est l’eau et la nourriture (Exode 15,22-27 et 16), un don qui ne cessera pas jusqu’à l’arrivée d’Israël dans la terre promise (Josué 5,12). Là, c’est encore de Dieu que le peuple recevra sa nourriture en la tirant du sol qu’il cultivera : il est d’ailleurs invité à le reconnaître chaque année dans un rite, l’offrande des prémices (voir Deutéronome 26,1-10).

Ce don permanent n’échappe cependant pas aux aléas de la vie. Ainsi, la communauté dont le prophète Élisée est le « père » est confrontée à une famine qui accable le pays (2 Rois 4,38). Certes, la terre produit encore, mais sans doute plus assez pour que tous aient à manger. En effet, l’homme qui arrive auprès d’Élisée vient de terminer la moisson. Il en amène même les primeurs à Élisée, geste particulièrement généreux en temps de disette, mais aussi reconnaissance du lien qui lie « l’homme de Dieu » au Seigneur d’Israël. Sans même accepter le don, Élisée ordonne à cet homme de nourrir les gens qui sont là et souffrent de la faim. Quand son serviteur souligne l’absurdité d’un tel ordre, le prophète le répète mot à mot, précisant qu’il émane d’un dieu qui se montre généreux à l’excès quand les humains savent l’être à leur niveau. C’est par lui que le don de celui qui a offert la nourriture surabonde quand il est partagé selon le désir de l’homme de Dieu. Perceptible au surplus qui en signale l’excès, la générosité de Dieu est rendue possible par celle des hommes et par la foi en sa parole.

Dans le récit du 4e évangile, le miracle des pains est situé aux environs de la Pâque (juive), une période où Israël célèbre le salut dont Dieu l’a gratifié au début de son histoire, lors de l’exode d’Égypte, mais aussi tout au long de cette histoire. Ici, à la différence des récits parallèles dans les Synoptiques où la question de nourrir les gens intervient en fin de journée au moment de les renvoyer chez eux à jeun, Jésus soulève le problème dès qu’il pose le regard sur la foule qui vient à lui. Il ne réagit donc pas à une situation critique. C’est sa générosité qui parle, son souci de nourrir la vie. Et bien qu’il sache quoi faire pour nourrir les gens – un trait caractéristique du personnage dans l’évangile de Jean –, il profite de la situation pour tester un disciple, Philippe en l’occurrence : va-t-il croire que Jésus peut faire mieux qu’Élisée ? Pense-t-il qu’il peut donner le véritable pain qui nourrit la vie, et cela « gratuitement, sans rien payer », comme le dit Isaïe (55,1) ? Cela permet aussi à l’évangéliste de souligner l’énorme quantité de nourriture nécessaire pour une telle foule (l’équi­valent de 200 journées de travail d’un ouvrier) et donc l’impossibilité de se la procurer – ce à quoi Jésus semble penser quand il demande à quel endroit il est possible d’aller en acheter.

Avec André, une solution se présente : un « jeune garçon » est là (le même mot sert à désigner le serviteur d’Élisée dans la version grecque du livre des Rois), et il semble prêt à partager son casse-croûte… mais c’est de la foule que le disciple se préoccupe : les cinq pistolets et deux sardines sont donc bien dérisoires. Pas plus que Philippe, André ne semble penser qu’avec Jésus, une issue est possible. Plutôt que de leur répondre, Jésus passe à l’action. Il invite les gens à s’asseoir pour manger ; puis il accepte les pains qui lui sont proposés ; en rendant grâce (en grec, eucharistein), il reconnaît en ce pain le don de Dieu pour la vie de tous, ce qu’il manifeste en le distribuant à tous à profusion (chez les Synoptiques, ce sont les disciples qui distribuent). La collecte des morceaux qui restent une fois les gens rassasiés est – encore comme dans le récit d’Élisée – une façon d’insister sur la surabondance du don, mais aussi sur la présence agissante, en Jésus, du dieu créateur et nourricier de son peuple. Reste que, comme dans le livre des Rois, c’est le don préalable d’un être humain qui permet que tous mangent à leur faim.

La réaction des gens fait l’objet de la fin du récit. Ils reconnaissent en Jésus le Prophète – une façon de parler de celui qui, tel un nouveau Moïse, est à même de rassasier le peuple par une nourriture abondante après l’avoir libéré de l’esclavage. Mais dans l’Écriture, la nourriture que dispensera ce « Prophète semblable à Moïse », c’est celle de la parole du Seigneur : « Je mettrai mes paroles dans sa bouche – dit Dieu – et il dira tout ce que je lui ordonnerai. Et la personne qui n’écoutera pas ma parole qu’il prononcera en mon nom, je lui en demanderai compte moi-même » (Deutéronome 18,18-19). Apparemment, ce n’est pas ainsi que les gens comprennent l’annonce de la venue de ce prophète. En effet, dans la foulée, ils veulent transformer ce porte-parole en roi, et pour cela, ils ont l’intention de l’« enlever », de l’arracher à sa tâche prophétique pour faire de lui le leader qu’ils attendent, conforme à leur désir. Ils ont certes vu un « signe », mais ne l’ont pas vu comme un signe. Car, par définition, un signe renvoie à une autre réalité. Or ces gens n’ont pas décodé son véritable message. Ils sont restés à la surface pour n’y voir qu’un acte de puissance digne d’un roi…

Cette incompréhension prépare la suite du récit. Quand les gens se seront aperçus que Jésus a disparu (en réalité, il a retraversé le lac avec ses disciples de nuit), ils se mettront à sa recherche. Quand ils l’auront trouvé, Jésus leur dira : « Ce n’est pas parce que vous avez vu des signes que vous me cherchez, mais parce que vous vous êtes rassasiés de pain » (Jean 6,26). Il engage ainsi une conversation au cours de laquelle il va décoder pour eux la signification du signe qu’ils ont vu…

André Wénin


[1] Voici les références des récits dans les Synoptiques : Mt 14,13-21 ; 15,32-39 ; Mc 6,30-44 ; 8,1-10 ; Lc 9,10-17.

Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin