« Le Seigneur m’a dit : “Ma grâce te suffit,
car ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse”. »
(2e lettre aux Corinthiens 12,9)
La Bible tout entière exprime une conviction forte : Dieu parle aux humains, il s’adresse à eux en vue d’engager un dialogue, de créer la rencontre. Pour se faire entendre, il emprunte ordinairement la bouche d’êtres humains, comme les prophètes ou Jésus. Mais pour que la parole atteigne son but, il faut des oreilles pour l’entendre, un cœur pour l’accueillir… C’est de cela qu’il est question dans les deux textes de ce dimanche.
Prophète (Ézéchiel 2,2-5)
Pendant que Dieu me parlait, l’esprit vint en moi et me fit tenir sur mes pieds. J’écoutai celui qui me parlait. Il me dit : « Fils d’homme, je t’envoie vers les fils d’Israël, vers des gens rebelles qui se sont rebellés contre moi. Jusqu’à ce jour, eux et leurs pères se sont révoltés contre moi. Les fils ont le visage dur, et le cœur obstiné : je t’envoie vers eux. Tu leur diras : ‘Ainsi parle le Seigneur Dieu...’ Alors, qu’ils écoutent ou qu’ils refusent – car c’est une maison de rebelles ! – ils sauront qu’il y a un prophète au milieu d’eux. »
Quand Dieu investit Ézéchiel pour qu’il devienne son porte-parole, celui-ci est en exil, parmi ceux qui ont été déportés en Babylonie. S’ils sont là, c’est parce qu’Israël a rompu son alliance avec le Seigneur et qu’il s’est rebellé, se montrant infidèle à la parole donnée. Et cette rébellion ne date pas d’hier : les ancêtres (les « pères ») des déportés s’étaient déjà révoltés, au point que leurs fils sont devenus insensibles à leur dieu (« visage dur »), et ont persisté dans leur refus délibéré d’être encore liés à lui (« cœur obstiné »). Dans ces conditions, l’exil qu’ils connaissent est le signe que, loin de se voiler les yeux, Dieu prend ce refus au sérieux.
Pourtant, au-delà du rejet dont il est l’objet de la part de son partenaire rebelle, le Seigneur continue à le relancer. C’est ainsi qu’il envoie un homme comme les autres, un « fils d’humain », pour être son porte-parole. Sa seule présence est le signe que Dieu ne se décourage pas, qu’il ne se résigne pas à voir échouer le projet qui a présidé à l’alliance avec Israël : faire vivre un peuple loyal dont le témoignage fidèle amènerait toutes les nations à lui. Mais dans son espoir, le Seigneur reste réaliste : obstinés comme ils sont, les exilés refuseront sans doute d’écouter la parole qu’il leur adresse par la bouche du prophète. Celui-ci doit donc se préparer à rencontrer l’hostilité. Mais qu’à cela ne tienne : même si ces gens se murent dans leur refus d’écouter, la voix du prophète leur fera savoir que Dieu continue à s’intéresser à eux, qu’ils gardent donc une chance de sortir du malheur mais qu’il dépend d’eux que cette possibilité devienne réalité. Dieu persiste à croire dans le pouvoir de la parole persévérante, inlassable : peut-être finira-t-elle par trouver la faille et donnera la vie à ceux qui s’obstinent dans leurs choix mortifères.
Le prophète devient ainsi témoin d’un dieu à l’espoir increvable, à la fidélité inlassable et à la miséricorde toujours offerte.
La vie est plus forte (Marc 6,1-6)
Jésus (…) se rendit dans son lieu d’origine, et ses disciples le suivent. Le jour du sabbat, il se mit à enseigner dans la synagogue, et de nombreux auditeurs étaient frappés d’étonnement et disaient : « D’où cela lui vient-il ? Quelle est cette sagesse qui lui a été donnée, et de tels miracles qui arrivent par ses mains ? N’est-il pas le charpentier, le fils de Marie et le frère de Jacques, de José, de Jude et de Simon ? Ses sœurs ne sont-elles pas ici chez nous ? » Et ils étaient profondément choqués à son sujet. Jésus leur disait : « Un prophète n’est méprisé que dans son lieu d’origine, dans sa parenté et dans sa maison. » Et là il ne pouvait faire aucun miracle ; il guérit seulement quelques malades en leur imposant les mains. Et il s’étonnait de leur manque de foi. Alors, Jésus parcourait les villages d’alentour en enseignant.
Cette brève scène fait suite au double récit de miracle lu dimanche dernier (13e B). La guérison de la femme perdant son sang et le réveil de la jeune fille décédée étaient liés tous deux à la grande confiance des protagonistes envers Jésus. Cette thématique est reprise ici, à la fin de la scène : la méfiance envers Jésus a sur lui un effet largement paralysant puisqu’il ne peut guérir que l’un ou l’autre malade. Mais quelle est la nature de ce manque de confiance en lui ? C’est ce que le passage met en scène.
Lorsque les concitoyens de Jésus l’entendent enseigner dans leur synagogue, leur première réaction est un profond étonnement. Ils perçoivent clairement que ce qu’il dit est plein de sagesse, de même qu’ils ont eu vent des miracles « qui arrivent par ses mains ». La question étonnée qui est la leur est tout à fait pertinente : d’où lui viennent la sagesse de sa parole et la puissance de son agir ? Sous-entendu : ce n’est plus l’homme que nous connaissons, qui nous l’a donc changé à ce point ? Voilà qui pourrait les mettre sur la piste de l’origine de ces qualités qui les stupéfient. Car, selon leurs Écritures, qui est à l’origine de la sagesse et de la vie que Jésus rend avec puissance ?
Mais plutôt que de les pousser à s’interroger plus avant sur ce qui reste un mystère à leurs yeux, plutôt que de les amener à admettre que Dieu est à l’œuvre en Jésus, leur étonnement les ramène au passé, à ce qu’il était quand il vivait avec eux : ce charpentier est le fils de Marie, et toute sa famille est restée sagement au village. (Cette famille, mère en tête, a tenté en vain d’aller chercher, pour le ramener de force chez eux, ce fils qui « a perdu la raison », voir Marc 3,22 et 31-35.) Ce qu’ils savent – croient savoir – de Jésus est d’une telle évidence à leurs yeux qu’ils en sont aveuglés, incapables de deviner ce qui se cache en lui et qui est à l’origine de sa sagesse et de sa puissance. Comme le dit Marc, voir leur charpentier sortir du lot et se révéler différent de ce qu’il était auparavant les choque, les scandalise : au lieu de se laisser bousculer par la nouveauté, ils préfèrent le mettre en cause, lui !
L’attitude des concitoyens de Jésus illustre la difficulté bien connue à reconnaître l’étranger qui se cache au creux du familier, à accepter que quelqu’un de connu surprenne par une facette inédite de sa personnalité, à se laisser surprendre par l’inattendu, la nouveauté qui oblige à sortir des cadres rassurants, à perturber ce qui est en ordre, en apparence du moins. Mais, comme le souligne la répartie de Jésus, rester dans cette attitude, c’est laisser passer la chance du renouvellement de la vie qu’amène la présence d’un prophète ! En disant cela, Jésus suggère en réalité une réponse aux questions restées sans réponse : la sagesse et la puissance de vie qui l’habitent sont les signes qu’il est un « prophète ». Il est un envoyé à travers qui Dieu invite à un changement de regard et de comportement de sorte que la vie quitte les ornières où la routine l’enferme si aisément. Un envoyé, aussi, dont la parole et l’agir ne peuvent avoir d’efficacité que là où il est accueilli dans la confiance.
À l’opposé, les concitoyens de Jésus se montrent incapables de se réjouir d’autre chose que de ce qui leur ressemble et les rassure en les protégeant de la nouveauté… Comme s’il était impossible pour eux de considérer que c’est une chance que Jésus soit différent et les « dépayse ». Ils ignorent qu’en laissant leur étonnement tourner au vinaigre, ils se privent eux-mêmes de sa fécondité, de sa sagesse et des merveilles qui « arrivent par ses mains » – bref, de ce qui les a d’abord frappés.
André Wénin