« Le Seigneur Jésus Christ, lui qui est riche, s’est fait pauvre à cause de vous,
pour que vous deveniez riches par sa pauvreté. »
(2e lettre aux Corinthiens, 8,9)
Une fois n’est pas coutume : je vais imiter ici le texte d’évangile. Celui-ci est un sandwich (comme disent les exégètes) : Marc insère un récit de miracle (la guérison de la femme affectée de pertes de sang = le jambon-fromage) à l’intérieur d’un autre récit du même genre (la résurrection de la fille de Jaïre = le pain beurré). Je servirai moi aussi un sandwich, encadrant le commentaire du passage évangélique par deux commentaires sur la 1re lecture. Pourquoi ? Parce que cette lecture est un copié-collé de deux passages distants l’un de l’autre (1,13-15 et 2,23-24) qui ont l’air de dire la même chose. Voici le début du texte (traduction corrigée) :
Dieu n’a pas fait la mort (Livre de la Sagesse 1,13-15)
Dieu n’a pas fait la mort, il ne prend pas plaisir à voir périr les êtres vivants : il a créé pour que tous subsistent. Ce qui, dans le monde, donne naissance est porteur de salut et on n’y trouve pas de poison destructeur. La puissance de la Mort ne règne pas sur la terre, car la justice est immortelle. […]
Dans le premier passage extrait du livre appelé parfois « Sagesse de Salomon », l’auteur réagit à une conception dualiste du monde, selon laquelle celui-ci serait géré par deux principes concurrents : d’un côté, le Bien et la vie ; de l’autre, le Mal et la mort. En se fondant sur le récit de la création au début de la Genèse, l’auteur affirme au contraire que le monde est régi par la sagesse d’un dieu unique, résolument du côté de la vie et du bien. Selon le récit de la création, en effet, Dieu suscite les vivants pour qu’ils s’inscrivent dans la durée (il leur donne l’ordre de fructifier et de se multiplier : 1,22.28). Il fait en sorte que tout soit bon, porteur de salut et de vie, signe de sa propre bienveillance (« Et Dieu vit : que c’est bien ! », 7 fois). Aussi, rien de ce qui donne naissance dans le monde n’inocule de poison mortel (le récit de Genèse 1 ne contient aucune négation et n’évoque jamais la mort – même s’il va de soi que le terme de la vie individuelle fait partie de la vie). En cela, ce qui régit le monde, son roi, ce n’est pas la Mort (en grec, l’Hadès, figure personnalisée de la Mort mise en balance avec Dieu selon les dualistes). Au contraire, quelque chose est plus fort qu’elle : la justice qui met les humains au diapason de Dieu.
C’est cette volonté de vie de Dieu qui est mise en œuvre à travers la présence et l’action de Jésus dans le passage évangélique proposé pour ce dimanche. En Jésus, Dieu renoue avec son geste créateur.
La vie est plus forte (Marc 5,21-43)
Jésus regagna en barque l’autre rive, et une grande foule s’assembla autour de lui. Il était au bord de la mer. Arrive un des chefs de synagogue, nommé Jaïre. Voyant Jésus, il tombe à ses pieds et le supplie avec insistance : « Ma petite fille est à la dernière extrémité. Viens lui imposer les mains pour qu’elle soit sauvée et qu’elle vive. » Jésus partit avec lui. Et une foule nombreuse le suivait et le pressait de tous côtés.
Or, une femme, qui avait des pertes de sang depuis douze ans… – elle avait beaucoup souffert sous les mains de nombreux médecins, et elle avait dépensé tous ce qu’elle avait sans avoir la moindre amélioration ; au contraire, son état avait plutôt empiré – … cette femme donc, ayant entendu ce qu’on disait de Jésus, vint par-derrière dans la foule et toucha son vêtement. Elle se disait en effet : « Si je parviens à toucher ne fût-ce que son vêtement, je serai sauvée. » Aussitôt, son hémorragie s’arrêta, et elle sentit dans son corps qu’elle était guérie de son mal. Aussitôt, se rendant compte qu’une force était sortie de lui, Jésus se retourna dans la foule, et disait : « Qui m’a touché les vêtements ? » Ses disciples lui disaient : « Tu vois bien la foule qui te presse de partout, et tu dis : “Qui m’a touché ?” » Mais lui regardait tout autour pour voir celle qui avait fait cela. Alors la femme, apeurée et toute tremblante, sachant ce qui lui était arrivé, vint se jeter à ses pieds et lui dit toute la vérité. Jésus lui dit : « Ma fille, ta foi t’a sauvée. Va en paix et sois guérie de ton mal. »
Comme il parlait encore, des gens arrivent de chez le chef de synagogue en disant : « Ta fille est morte. Pourquoi déranges-tu encore le maître ? » Jésus, surprenant ces mots, dit au chef de synagogue : « N’aie pas peur, crois seulement. » Il ne laissa personne l’accompagner, sauf Pierre, Jacques, et Jean, le frère de Jacques. Ils arrivent à la maison du chef de synagogue et il voit l’agitation, et des gens qui pleurent et poussent de grands cris. Il entre et leur dit : « Pourquoi vous agiter et pleurer ? L’enfant n’est pas morte, mais elle dort. » Et ils se moquaient de lui. Alors il met tout le monde dehors, prend avec lui le père et la mère de l’enfant, et ceux qui étaient avec lui, et pénètre là où était l’enfant. Saisissant la main de l’enfant, il lui dit : « Talitha koum », ce qui signifie : « Jeune fille, je te le dis, lève-toi! » Aussitôt la jeune fille se leva et se mit à marcher – elle avait en effet douze ans. Ils furent stupéfaits d’une grande stupeur. Et il leur ordonna fermement de ne le faire savoir à personne ; puis il leur dit de lui donner à manger.
Les deux récits concernent des femmes : une adulte et une enfant, marquées l’une et l’autre par la mort : l’une voyant sa vie (son sang) s’échapper lentement depuis 12 ans, l’autre brutalement arrachée à la vie à 12 ans. Mais toutes deux reçoivent à nouveau la vie grâce à une démarche pleine de confiance envers Jésus, reconnu comme capable de faire vivre. Un Jésus qui ne dévie pas de sa route quand certains trouvent ses propos déplacés ou ridicules : les disciples qui ne comprennent pas qu’il demande qui l’a touché, les pleureurs qui se rient de lui parce qu’il dit que la fillette dort…
Au-delà de ces points communs, les récits présentent des différences qui les rendent complémentaires. La femme affectée de perte de sang (on disait jadis l’hémorroïsse) est désespérée. Non seulement sa vie s’en va lentement, goutte à goutte, si je puis dire, mais cet écoulement la rend impure en permanence, l’éloignant irrémédiablement de la société et de Dieu. Voilà pourquoi, sans doute, elle a hanté les cabinets médicaux, y laissant tous ses biens dans l’espoir d’un retour à la vie, mais tout en la saignant (de ses avoirs), les médecins ont fait pire que bien ! Ce qu’elle entend dire de Jésus lui redonne de l’espoir. Juste toucher son vêtement… ni vu ni connu, ce qui montre combien sa détresse est due aussi à la honte, à la peur d’être remarquée.
Le récit y insiste : tout est dans la démarche de la femme. Jésus ne fait rien, c’est une force qui sort de lui pour arrêter le flux de sang. Il s’en rend compte : quelqu’un a touché ses vêtements (pas sa personne, comme le diront les disciples). Mais qui, dans cette foule qui l’écrase… ? Il pose donc la question – au risque de se ridiculiser –, cherche du regard, tente de créer le contact. Si quelqu’un l’a approché pour toucher délibérément son vêtement, c’est qu’il attend quelque chose. Mais Jésus lui aussi espère quelque chose : que le contact fugace fasse place à une rencontre, à un échange de parole. Comme prise en défaut, la femme guérie s’avance, effrayée de devoir quitter son anonymat, peut-être d’être privée de cette guérison volée en quelque sorte. Alors, elle s’humilie et avoue tout, comme une coupable. Mais Jésus rectifie : ce qu’il lit dans sa démarche, c’est une immense confiance. Voilà ce qui, au-delà de la guérison physique, la sauve à présent en lui rendant la paix, en lui redonnant la possibilité de vivre à nouveau un authentique bien-être avec elle-même et les autres. Car elle n’aura plus à choisir entre, d’une part, se cacher et se tenir à l’écart et, d’autre part, mentir sur son état qui la rend impure pour avoir un minimum de vie sociale. Désormais, comme devant Jésus, elle pourra vivre en vérité. Une dimension essentielle du salut dont Jésus parle.
Cette scène aura eu un témoin privilégié, Jaïre, le chef de synagogue qui a fait appel à Jésus quand sa fille était sur le point de mourir. Mais à présent, tout est fini. La requête urgente n’a plus lieu d’être : l’espoir s’est envolé avec la vie. Cette vie que Jaïre espérait voir renaître quand Jésus lui imposerait les mains. Cette vie qui s’est éteinte tandis que la foule entravait le déplacement de Jésus et que la femme malade l’obligeait à s’arrêter… C’est alors que, sans laisser le chef de synagogue réagir à ce qu’il vient d’entendre – on l’imagine écrasé par la nouvelle qu’on lui communique sans aucun ménagement – Jésus l’invite à faire sienne la confiance de la femme : « ne pas avoir peur » comme quand elle s’est risquée à venir toucher son vêtement, « faire confiance » comme quand elle est venue tout dire. La confiance qui a poussé Jaïre à venir « déranger » Jésus au début sera-t-elle assez grande pour croire que sa fille peut vivre ?
Pour ce qui est de Jésus, aucun obstacle ne l’arrête. Avec autorité, il ne tient pas compte de ce qu’ont dit les messagers, se débarrasse de la foule qui l’accapare, fait taire les pleureurs qui s’agitent près de la mortuaire et qui se moquent de lui quand il affirme que l’enfant n’est pas morte. En réalité, en parlant ainsi, c’est lui-même qui se moque de la mort, signe qu’il ne se laisse pas plus arrêter par elle que par un sommeil dont on peut se réveiller : il croit que la puissance de la Mort ne règne pas dans le monde, comme l’affirme le livre de la Sagesse. Et cette foi se traduit par des gestes. Mais en petit comité, de façon à éviter toute publicité (ce qu’il recommandera ensuite explicitement) qui ne pourrait créer que de la mécompréhension. Seuls les parents et les trois disciples qu’il prendra avec lui lors de la transfiguration et quand il s’isolera à Gethsémani sont témoins de ses gestes et de ses paroles : il prend la fille par la main et lui dit de se lever, de se réveiller – un verbe qui servira aussi à parler de sa résurrection. C’est là le signe de la puissance de vie de Jésus, certes, mais aussi le signe que c’est la confiance mise en lui qui lui permet de la mobiliser pour faire vivre.
Dieu n’a pas fait la mort (Livre de la Sagesse 2,23-24)
Dieu a créé l’être humain pour l’incorruptibilité, il a fait de lui une image de sa propre éternité. Mais par la jalousie du diable la mort est entrée dans le monde ; ils en font l’expérience, ceux qui prennent son parti.
Que ces miracles sont des signes apparaît à la lumière de cette évidence : la femme guérie et la fillette réveillée de son sommeil mourront un jour… C’est ici que l’on peut reprendre le second passage de la Sagesse qui affirme que Dieu a fait l’être humain à l’image de son éternité. Deux formes de mort s’opposent ici. Il y a celle qui vient au terme de toute vie sur cette terre, limite inévitable qui, pour bon nombre de croyants, constitue un passage, une transformation de la vie en éternité. Puis il y a celle qui corrompt l’être humain créé « pour être incorruptible ». Ici, il ne s’agit plus de mort biologique, de retour à la poussière (cf. Genèse 3,19), mais d’une façon d’être qui empoisonne la vie, la pollue à sa source au point de l’empêcher de s’épanouir pleinement. Cette mort-là, elle est « entrée dans le monde par l’envie du diable », référence évidente au récit du chapitre 3 de la Genèse. Ce diabolos est moins un être maléfique que ce que figure le serpent du jardin d’Éden : l’envie, la convoitise qui divise (en grec, diaballô « mettre en travers »), qui empêche l’harmonie que l’alliance rend possible. À cette mort, l’être humain ouvre lui-même la porte quand il se laisse faire par son désir du « tout, tout de suite ». Car une telle dynamique ne laisse aucun espace pour un autre, pour son désir, pour la rencontre entre deux sujets qui se respectent eux-mêmes et mutuellement. Cette attitude rend l’être incapable de vivre ce qui permet à la vie de grandir et de s’épanouir : des relations justes.
Non, la Mort ne règne pas dans ce monde, pour ceux qui « aiment la justice » (Sagesse 1,1). Mais il est une façon d’être qui donne à la mort le pouvoir de corrompre la vie à la racine, car « l’esprit saint est mis en échec quand survient l’injustice » (Sagesse 1,5).
André Wénin