« Si donc quelqu’un est dans le Christ, il est une créature nouvelle.
Le monde ancien s’en est allé, un monde nouveau est déjà né. »
(2e lettre aux Corinthiens, 5,17)
Ça souffle, ce dimanche ! Trois lectures parlent de tempêtes en mer… heureusement apaisées. Ces tempêtes sont présentées à partir de trois points de vue différents pour déployer de riches symboliques. Pour les saisir, un préalable s’impose : pour les Israélites des temps bibliques, la mer est la force de mort par excellence : y tomber, c’est y être englouti et disparaître irrémédiablement. Elle est d’ailleurs figurée comme un monstre à la gueule ouverte, qui épouvante et provoque un mouvement de recul, une fuite. La suite de la 1re lecture le dit de façon poétique : « les sources de la mer », « les profondeurs des gouffres » marins, ce sont « les portes de la mort », « de la mort ténébreuse » (Job 38,16-17).
Première tempête (Job 38,1.8-11)
Le Seigneur s’adressa à Job du milieu de la tempête et dit : « Qui donc a retenu la mer avec des portes, quand elle jaillit du sein primordial ; quand je lui mis pour vêtement la nuée, en guise de langes le nuage sombre ; quand je lui imposai ma limite, et que je disposai verrou et portes ? Et je dis : “Tu viendras jusqu’ici ! tu n’iras pas plus loin, ici s’arrêtera l’orgueil de tes flots !” ».
Encore une fois, le texte biblique a été détourné de son sens pour « coller » à l’évangile. Sans épiloguer, voyons ce qu’il dit. Après de longs discours de Job et de quatre amis, Dieu prend enfin la parole pour « répondre » à Job qui l’a souvent interpellé du fond de sa souffrance et de sa révolte. Sa réponse consiste à inviter Job à relativiser son point de vue : comme à tous les humains, l’essentiel du monde et de la vie lui échappe, et la perception étroite qu’il a de la réalité ne l’autorise pas à se poser en juge de l’action de Dieu. Le long discours divin a pour but d’amener Job à prendre conscience à la fois des limites immenses du savoir et du pouvoir humains sur les réalités du monde, et de la maîtrise tout aussi immense de Dieu… Ses premiers mots sont révélateurs : « Qui obscurcit mes plans par des discours dépourvus de savoir ? » (38,2).
Dieu commence par évoquer la création de l’espace où vivent les humains, la terre (38,5-7) : selon la vision de cette époque, celle-ci repose sur les eaux de l’océan par la volonté de Dieu – une façon de suggérer que la vie sur terre est un miracle, une victoire permanente sur la mort qui menace, le don d’un dieu qui manifeste ainsi son désir le plus profond. Quand Dieu a créé cet espace de vie, où était l’être humain ? Que sait-il donc de ce que Dieu a fait ? Il peut seulement admirer le résultat et en profiter ! (Ici intervient l’extrait retenu pour la liturgie : il relève d’une vision quasiment mythologique.) Quand le créateur a établi la terre sur l’océan, celui-ci ne s’est pas laissé faire. Il s’est éveillé comme un petit être à peine né qui sort du sein maternel et s’agite quand on lui met des langes. Alors, aussitôt, Dieu lui pose une limite avec un ordre formel qui garantit un espace de vie, la terre. De façon poétique, le poète évoque ainsi le rivage de la mer où les flots viennent mourir, comme s’ils obéissaient à l’ordre divin.
Telle est la puissance de Dieu qui garantit la vie face aux puissances de la mort. Dans un autre langage, le fameux récit de la création du 1er chapitre de la Genèse ne dit pas autre chose quand il évoque la façon dont Dieu aménage l’espace de l’univers (Gn 1,6-10). Croire que Dieu est créateur, c’est croire qu’il veut la vie et qu’il fait tout pour la garder de la mort – moins peut-être la mort qui vient de toute façon au terme, mais celle qui consiste à ne pas naître à soi-même pour vivre dans son propre espace.
Deuxième tempête (Psaume 107,23-32 [1])
Certains, embarqués sur des navires, occupés à leur travail en haute mer,
ont vu les œuvres du Seigneur et ses merveilles parmi les océans.
Il parle, et provoque la tempête, un vent qui soulève les vagues :
portés jusqu’au ciel, retombant aux abîmes, ils étaient malades à rendre l’âme ;
ils tournoyaient, titubaient comme des ivrognes : leur savoir-faire était englouti.
Dans leur angoisse, ils ont crié vers le Seigneur, et lui les a tirés de la détresse,
réduisant la tempête au silence, faisant taire les vagues.
Ils se réjouissent de les voir s’apaiser, d’être conduits au port qu’ils désiraient.
Qu’ils rendent grâce au Seigneur de son amour, de ses merveilles pour les hommes ;
qu’ils l’exaltent à l’assemblée du peuple et le chantent parmi les anciens !
Après le point de vue de Dieu (dans le livre de Job), voici celui de marins, exprimé sur un mode poétique. Logiquement, selon la conception décrite ci-dessus, s’ils essuient une tempête, c’est parce que Dieu la déclenche. Et le poète d’évoquer l’état de ceux que les flots de la mer ballottent sur leur coquille de noix, les effets ravageurs de la tempête sur les corps et les têtes. Même les réflexes de marins expérimentés laissent place à l’angoisse devant la mort qui semble inéluctable. Il ne reste qu’à pousser un cri désespéré vers celui qui maîtrise sur la mer. Car si ces gens voient dans la tempête une manifestation de la puissance de Dieu, ils font aussi l’expérience du salut qu’il accorde en réponse à leur cri, avant de les mener à bon port. Le cri alors se change en cantique de louange, manifestation de la vie sauvée de la mort. Chaque fois que la mort l’emporte sur la vie, l’Israélite voit un effet de la puissance créatrice de Dieu, source de louange sans cesse renouvelée.
Troisième tempête (Marc 4,35-41)
Le soir venu, Jésus dit à ses disciples : « Passons sur l’autre rive. » Quittant la foule, ils emmenèrent Jésus, comme il était, dans la barque, et d’autres barques l’accompagnaient. Survient une violente tempête. Les vagues se jetaient sur la barque, si bien que déjà elle se remplissait. Lui dormait sur le coussin à l’arrière. Les disciples le réveillent et lui disent : « Maître, nous sommes perdus ; cela ne te fait rien ? » Réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : « Silence, tais-toi ! » Le vent tomba, et il se fit un grand calme. Jésus leur dit : « Pourquoi êtes-vous si craintifs ? N’avez-vous pas encore de foi ? » Saisis d’une grande crainte, ils se disaient entre eux : « Qui est-il donc, celui-ci, pour que même le vent et la mer lui obéissent ? »
Sur l’arrière-plan des deux textes de l’Ancien Testament, le fameux épisode de la « tempête apaisée » prend un autre relief. Jésus a parlé toute la journée à la foule, assis dans une barque. Le soir, il décide de passer de l’autre côté de la « mer » (en réalité, le lac de Tibériade, sujet en effet à de violentes bourrasques). Sur la mer, dans le noir, les flots soulevés par un vent de tempête : trois éléments qui renvoient au chaos qui précède la création en Genèse 1,2 où les eaux abyssales plongées dans les ténèbres sont agitées par un « vent de Dieu » – en réalité un vent de tous les diables (ou une tempête de Dieu le Père – l’image est reprise peu ou prou dans le passage de Job). Ainsi, les disciples sont aux prises avec un chaos où leur vie est menacée. Ils le disent eux-mêmes à Jésus quand ils le secouent : « nous sommes perdus ! ». Une fois réveillé, Jésus parle avec autorité au vent et à la mer qui se calment, puis il parle aux disciples pour apaiser leur peur et les inviter à la confiance, posant une question qui peut résonner comme un reproche.
La réaction des disciples est une « grande crainte » qui s’exprime par une question : « qui est-il, celui-là qui fait ce que les Écritures disent que Dieu fait ? ». Leur crainte est donc leur réaction devant un mystère qui dépasse leur entendement : une parole qui réussit à imposer sa loi à la mort, qui éloigne la menace qu’elle fait planer sur la vie.
Cette grande crainte des disciples rappelle un passage de l’Ancien Testament où la crainte s’empare des Israélites que Dieu vient de sauver de l’armée des Égyptiens qui a sombré dans la mer. Comme les disciples dans le passage de Marc, ils se sont retrouvés au cœur des ténèbres de la nuit « au milieu de la mer » repoussée par un vent puissant, et l’intervention conjuguée de Dieu et de Moïse les a libérés de la mort et de l’esclavage. Voyant ce que Dieu a fait, « le peuple craignit le Seigneur et il mit sa foi dans le Seigneur et en Moïse son serviteur » (Exode 14,31b), puis il se mit à chanter le dieu de vie qui l’a délivré de la menace d’une mort imminente. L’expérience des disciples avec Jésus est de même nature, bien qu’ils « n’ont pas encore de foi ».
Mais l’histoire n’est pas finie. En effet, la scène de la tempête en anticipe une autre qui, à la fin de l’évangile, sera comme un appel à la foi pour les disciples. C’est le récit de la passion et de la résurrection : le soir de la Cène, les disciples sont emportés par le tourbillon qui va enlever Jésus. Même si le récit de Marc ne dit quasiment rien de ce que vivent les disciples, pour centrer toute l’attention sur Jésus, on imagine sans peine ce que traversent les disciples après avoir abandonné leur maître et s’être enfuis (Marc 14,50). Quant à Jésus, il s’est endormi dans la mort, mais il a été réveillé (le verbe est le même dans les deux textes). La scène de la tempête apaisée évoque ainsi de façon discrète la victoire de Dieu sur la mort en Jésus, gage que la nouvelle création est offerte à tous. En ce sens, le récit évangélique rejoint les deux textes de l’Ancien Testament pour affirmer que la volonté de Dieu est la vie, une volonté sur laquelle la résurrection de Jésus viendra apposer un sceau décisif.
André Wénin
[1] Plutôt que la dentelle proposée par le lectionnaire (versets 21a.22a.24-26a.27b-31), je reprends la strophe entière.