« Qu’il est bon de rendre grâce au Seigneur,
de chanter pour ton nom, Dieu Très-Haut,
d’annoncer dès le matin ton amour, ta fidélité, au long des nuits. »
(Psaume 92,2-3)
Énigme prophétique (Ézéchiel 17,22-24)
Ainsi parle le Seigneur Dieu : « De la cime du grand cèdre, je prendrai moi-même une tige ; du sommet de sa ramure, j’en cueillerai une toute jeune, et je la planterai moi-même sur une hauteur très élevée. Sur la haute montagne d’Israël je la planterai. Elle portera des rameaux, et produira du fruit, elle deviendra un cèdre magnifique. En dessous d’elle nicheront tous les passereaux et toutes sortes d’oiseaux, à l’ombre de ses branches ils nicheront. Alors tous les arbres de la campagne sauront que je suis le Seigneur : j’abaisse l’arbre élevé et j’élève l’arbre bas, je fais sécher l’arbre vert et fais fleurir l’arbre sec. C’est moi le Seigneur. J’ai parlé et j’agirai. »
Ceux qui ont choisi ce bref extrait du livre d’Ézéchiel ont dû le faire parce qu’ils y voyaient une anticipation de la parabole évangélique de la graine de moutarde qui devient un arbre où nichent les oiseaux. Ce qui n’est sans doute pas faux. Mais isolée de son contexte et donc de ce qui fournit sa clé de compréhension, la parabole n’a guère de sens (mais depuis quand un texte de l’Ancien Testament devrait-il avoir du sens ?).
Le chapitre 17 d’Ézéchiel commence et se termine par des paraboles qui s’enchaînent. Elles sont interrompues, aux versets 11-21, par un décodage de la première parabole, qui fournit aussi la clé de celle qui suit. La première parabole est en réalité une allégorie assez étrange impliquant des aigles et des arbres. Le premier de ces arbres est un cèdre, l’arbre le plus majestueux de la région. Sa cime vient à être arrachée par un grand aigle qui l’emporte dans son pays. Cet aigle replante alors une pousse qui devient une vigne florissante. Survient un second grand aigle et, en le voyant, la vigne tend vers lui ses sarments pour qu’il les arrose. Mais ce mouvement va sceller la ruine de la vigne : le vent d’orient la dessèche et, au lieu de s’épanouir, elle mourra. En elle-même, l’allégorie est énigmatique, et c’est voulu : en entendant le prophète parler, ses interlocuteurs ne peuvent que s’interroger sur le sens de son histoire surréaliste (Ézéchiel est le plus belge des prophètes…) et se rendre ainsi attentifs à ce qu’il va dire ensuite.
Quand il éclaire la signification de l’énigme, Ézéchiel révèle que les arbres figurent les deux derniers rois de Jérusalem. Le premier grand aigle, c’est Nabuchodonosor, roi de Babylone. Il arrache la cime du cèdre, une façon de dire qu’il capture le roi de Jérusalem (Yoyakîn) et le déporte dans son pays en même temps que les notables du peuple. Puis, pour empêcher les habitants de Judée de se révolter, le Babylonien installe un autre roi (Sédécias) dont il fait son vassal : c’est la vigne de l’allégorie. Mais Sédécias se rebelle et se tourne vers l’Égypte, l’autre grand aigle, dont il espère recevoir une aide militaire conséquente. Pour Ézéchiel, cette stratégie est suicidaire ! Rompre un pacte de vassalité ne peut qu’attirer la fureur du suzerain : « c’est dans le pays du roi qui l’a fait régner (Nabuchodonosor), envers qui il a été parjure et dont il a rompu l’alliance, c’est chez lui, en pleine Babylone, que Sédécias mourra », et l’Égypte ne pourra pas lui porter secours (versets 16-18). Par son attitude irresponsable, le roi Sédécias précipitera le malheur de son peuple (verset 21). C’est ainsi que la vigne florissante séchera inexorablement.
Aux yeux du prophète, refuser d’être loyal envers Babylone, c’est refuser le jugement de Dieu qui, à travers Nabuchodonosor, a châtié son peuple pour ses multiples infidélités à l’alliance. Voilà pourquoi le peuple connaît la déportation, la dispersion. Mais ce n’est pas là le dernier mot de Dieu. C’est ce que le prophète suggère à travers la parabole qui termine le chapitre 17 (la lecture de ce dimanche). Du grand cèdre – figure de la maison royale déportée par Nabuchodonosor –, il va prélever une pousse qu’il replantera « sur la haute montagne d’Israël », c’est-à-dire à Jérusalem. Vu le décodage de la première parabole, on comprend sans difficulté que le prophète annonce qu’après la catastrophe, Dieu n’en restera pas là : il reprendra sur une autre base l’histoire interrompue par la faute du peuple et de ses rois. Il choisira un nouveau David qui saura restaurer la grandeur du peuple de Dieu et offrir sa protection largement à ceux et celles qui, comme des oiseaux, seront revenus de la déportation.
Le but de Dieu n’est cependant pas seulement d’offrir une nouvelle chance à Israël, mais de réaliser ce pour quoi il a choisi (élu) ce peuple : se faire connaître de toutes les nations (« tous les arbres de la campagne », selon l’image de la parabole). Le dernier verset est à lire en fonction des paraboles qui précèdent. Il ne signifie pas, en effet, que Dieu exerce sa puissance de façon arbitraire, voire capricieuse. À la lumière de la première allégorie évoquant l’échec des rois de Jérusalem et de la seconde annonçant la renaissance d’Israël, on comprend que l’histoire ainsi évoquée révèle qu’il est un dieu juste et miséricordieux à la fois. Il est juste car il combat le mal qui peut se cacher derrière la réussite, la force et l’opulence (il abaisse l’arbre élevé et fait sécher l’arbre vert – ce sont les deux premiers rois). Il est tout aussi miséricordieux car il fait revivre et refleurir ce qui est mort pour s’être éloigné de la source de vie (il élève l’arbre bas et fait germer l’arbre sec). Et dans le texte, c’est la vie qui vient en dernier lieu. Juste avant le dernier mot : Dieu ne se contente pas de paroles : ce sont ses actes qui révèlent qu’il est le Seigneur.
Quant au prophète, il est celui dont la parole éclaire de façon originale le tragique de l’histoire où il discerne la trace d’un dieu qui œuvre à la victoire de la vie. En cela, il est homme d’espérance.
Un Royaume en paraboles (Marc 4,26-34)
Jésus disait : « Il en est du règne de Dieu comme d’un homme qui jette en terre la semence : nuit et jour, qu’il dorme ou qu’il se lève, la semence germe et grandit, il ne sait comment. D’elle-même, la terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, enfin du blé plein l’épi. Et dès que le blé est mûr, il y met la faucille, puisque le temps de la moisson est arrivé. »
Il disait encore : « À quoi allons-nous comparer le règne de Dieu ? Par quelle parabole pouvons-nous le représenter ? Il est comme une graine de moutarde : quand on la sème en terre, elle est la plus petite de toutes les semences. Mais quand on l’a semée, elle grandit et dépasse toutes les plantes potagères ; et elle étend de longues branches, si bien que les oiseaux du ciel peuvent faire leur nid à son ombre. »
Par de nombreuses paraboles semblables, Jésus leur annonçait la Parole, dans la mesure où ils étaient capables de l’entendre. Il ne leur disait rien sans parabole, mais il expliquait tout à ses disciples en privé.
Dans les évangiles, on ne trouvera nulle part une définition du « règne de Dieu ». C’est par des paraboles que Jésus évoque une réalité en croissance : celle d’un dieu qui travaille l’humanité de l’intérieur pour que chaque génération épouse au mieux son intense désir de vie pour tous.
L’historiette de la semence qui se développe sans intervention humaine évoque un aspect de ce règne. Sans doute faut-il voir dans la semence la parole de Jésus, comme c’est le cas dans la parabole du semeur (Marc 4,3-8 et l’explication aux v. 14-21). Une fois semée, elle prend son temps, en silence, cachée au creux de la terre quoi que fasse le semeur. Celui-ci ne reviendra que pour la moisson, au terme du processus qui va de la germination au fruit abondant. La terre en effet s’occupe du reste. La croissance du règne de Dieu prend le temps qu’il faut. Inutile de vouloir hâter la moisson. C’est ainsi que Dieu épouse le rythme de toute croissance humaine : « patience et longueur de temps… » Un antidote à la course permanente ? Une invitation à se respecter ?
L’autre historiette commence par des questions en « nous ». Non, le Jésus de Marc ne se parle pas à lui-même : il implique ses interlocuteurs. Car sans eux, sans elles, la « parabole » (l’énigme ?) restera stérile, sans signification. À eux, à elles de collaborer au récit du règne de Dieu. Pour les y inviter, Jésus joue sur un autre registre, toujours extrait du monde agricole et peut-être inspiré du passage d’Ézéchiel. Ce registre est celui du contraste entre, d’une part, la petitesse de la graine de moutarde et, d’autre part, la grandeur de la plante, qui en sort et qui peut même accueillir des nids. Voilà ce que la terre permet, la « bonne » terre de quiconque sait écouter et se laisse transformer par ce qu’il écoute. Si les débuts du règne de Dieu en Jésus sont plus que modestes, la bonne terre lui offrira de quoi se développer au-delà de tout ce que laisse espérer une graine aussi infime.
La finale de l’extrait retenu pour ce dimanche est la conclusion du « discours des paraboles » qui occupe tout le chapitre 4 de l’évangile de Marc. Elle souligne ce que les questions posées par Jésus au début de la parabole du grain de moutarde suggéraient déjà : les paraboles sollicitent la capacité d’écoute des auditrices et auditeurs et les mettent en mouvement, chacune et chacun en fonction de ce qu’il est et de sa capacité d’écoute. C’est peut-être une manière de suggérer que le règne de Dieu se construit dans un dialogue et un partage dont nul n’est exclu a priori, à moins qu’il s’en exclue lui-même.
On perçoit aussi la différence entre les allégories d’Ézéchiel et les paraboles de Jésus. Le prophète cherche à intriguer son public avec un récit abracadabrant pour attirer son attention : il le dispose ainsi à écouter le cœur de son message qui porte sur l’action par laquelle Dieu se révèle dans l’histoire de son peuple comme un dieu de vie. De son côté, Jésus raconte des histoires toutes simples, mais qui poussent à se poser la question : que veulent-elles dire ? Ou plutôt : en quoi cette histoire et le règne de Dieu qu’elle évoque me concernent-ils ?
André Wénin