« Frères, si vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez les réalités d’en haut :
c’est là qu’est le Christ, assis à la droite de Dieu. »
(Lettre aux Colossiens 3,1)
Les évangiles se terminent tous par un récit des événements autour de la résurrection de Jésus. Mais on n’y raconte jamais l’événement central ! Tout le récit porte sur ce qui arrive aux femmes, aux apôtres, à d’autres disciples. On relate leur visite au tombeau et diverses apparitions du Ressuscité. De la résurrection elle-même, on ne dit pas grand-chose. On l’évoque seulement à travers des images : Jésus s’est levé d’entre les morts, il a été réveillé, il a été élevé par Dieu. À l’opposé de cette discrétion, on peut citer un écrit apocryphe, l’évangile de Pierre [1] :
Dans la nuit où commençait le dimanche, tandis que les soldats montaient à tour de rôle la garde par équipes de deux [devant le tombeau de Jésus], il y eut un grand bruit dans le ciel. Et ils virent les cieux s’ouvrir et deux hommes, brillant d’un éclat intense, en descendre et s’approcher du tombeau. La pierre, celle qui avait été poussée contre la porte, roula d’elle-même et se retira de côté. Et le tombeau s’ouvrit et les deux jeunes gens entrèrent. Alors, à cette vue, les soldats réveillèrent le centurion et les anciens, car eux aussi étaient là à monter la garde. Et tandis qu’ils racontaient ce qu’ils avaient vu, à nouveau ils virent : du tombeau sortirent trois hommes, et les deux soutenaient l’autre, et une croix les suivait. Et la tête des deux atteignait jusqu’au ciel, alors que celle de celui qu’ils conduisaient par la main dépassait les cieux.
Même si ce qui se passe dans le tombeau y reste caché aux yeux des témoins (et donc aux nôtres aussi), Jésus, identifié au moyen de la croix, est clairement décrit comme sortant du tombeau. Pour les témoins, c’est une preuve que Jésus est fils de Dieu et que sa résurrection est un fait indéniable. Le centurion et les soldats vont en effet faire rapport à Pilate, racontant ce qu’ils ont vu et disant « Vraiment, il était le fils de Dieu » (v. 45). C’est alors qu’à la demande générale, Pilate leur impose le silence. Par rapport à ce texte, nos 4 évangiles sont très peu explicites. Ils laissent donc place au doute, à la contestation, reposant sur le seul témoignage des amis de Jésus qui, eux-mêmes ont été saisis par le doute, ont eu du mal à croire. Les Églises chrétiennes les ont pourtant retenus, comme si elles se méfiaient des preuves devant lesquelles on ne peut que s’incliner, qui contraignent la liberté et donnent des armes pour juger ceux qui refuseraient d’adhérer. Elles ont préféré s’en remettre au témoignage de personnes faillibles, mais dont l’existence a été bouleversée par ce qu’ils ont vécu autour de la mort de Jésus. (C’est un tel témoignage que la première lecture synthétise.) Mais cela reste fragile : ces proches de Jésus ont très bien pu ne pas résister au choc de la mort de leur Seigneur et s’installer dans le déni… Reste que cette préférence pour le témoignage va de pair avec l’adhésion libre, risquée, à la parole d’un autre qui a cru. Croire ne fait donc pas sortir de ce qui fait notre humanité : l’incertitude, le risque, la remise en question. C’est là la logique de l’incarnation : Dieu ne se donne pas ailleurs que dans ce qui fait que l’humain est humain.
Un évangile en bref (Actes des Apôtres 10,34.37-43)
Quand Pierre arriva à Césarée chez un centurion de l’armée romaine, il prit la parole et dit : « Vous savez ce qui s’est passé à travers tout le pays des Juifs, en commençant par la Galilée, après le baptême proclamé par Jean : Jésus de Nazareth, Dieu lui a donné l’onction d’Esprit Saint et de puissance. Là où il passait, il faisait le bien et guérissait tous ceux qui étaient sous le pouvoir du diable, car Dieu était avec lui. Et nous, nous sommes témoins de tout ce qu’il a fait dans le pays des Juifs et à Jérusalem. Celui qu’ils ont supprimé en le suspendant au bois [du supplice], Dieu l’a réveillé le troisième jour. Il lui a donné de se manifester, non pas à tout le peuple, mais à des témoins choisis d’avance par Dieu, à nous qui avons mangé et bu avec lui après son relèvement d’entre les morts. Et Dieu nous a chargés d’annoncer au peuple et de témoigner que lui-même l’a établi Juge des vivants et des morts. C’est à Jésus que tous les prophètes rendent ce témoignage : Quiconque croit en lui reçoit par son nom le pardon de ses péchés. ».
Dans ce discours, Luc, l’auteur des Actes des apôtres, met sur les lèvres de Pierre un condensé de son expérience avec Jésus. Il le fait en trois étapes. La première se passe « dans tout le pays des Juifs, à commencer par la Galilée ». Il évoque le baptême de Jésus par Jean, un premier passage symbolique par la mort pour sortir des eaux recréé, renouvelé par la présence de l’Esprit et de la force de Dieu. Il devient ainsi un semeur de vie, faisant le bien et guérissant ceux que le mal tient en son pouvoir. Si Pierre peut raconter cela, c’est parce qu’il en a été le témoin avec d’autres.
La deuxième étape commence quand il arrive à Jérusalem après avoir parcouru le pays des Juifs. Là, Jésus subit une mort infamante : second passage par la mort, réel cette fois. Mais il en a été tiré par Dieu qui a pris fait et cause pour cet homme qui a réalisé sa volonté en répandant le bien et en provoquant la défaite du mal. Ce qui permet à Pierre d’affirmer cette victoire sur la mort, c’est que Dieu a donné à Jésus de se montrer vivant à ceux qui avaient été témoins de son action dans le pays des Juifs. Avoir mangé et bu avec lui (voir Luc 24,41-43) est bien le signe qu’ils n’ont pas rêvé !
La troisième étape repose également sur le témoignage de ces personnes. Le relèvement de Jésus signifie pour lui une nouvelle tâche : Dieu l’a, en effet, établi juge des humains. L’affirmation peut sembler curieuse. Voici comment je l’expliquerais. En réveillant Jésus de la mort, en l’élevant, Dieu manifeste ce qui lui plaît : faire le bien, lutter pour faire reculer le mal. Il indique aussi qu’il réprouve le fait de se laisser guider par l’esprit du mal, fût-ce en son nom comme ceux qui ont supprimé Jésus. En cela, Jésus devient juge pour les humains. Ce ne sont donc plus les autorités religieuses qui fixent les critères de jugement (la conformité à la Loi, l’orthodoxie). Les critères sont désormais ceux que Jésus a incarnés. Mais Pierre ajoute aussitôt : le but n’est pas de condamner, mais de permettre aux fautifs d’obtenir le pardon en adhérant à Jésus. Quiconque fait confiance à la parole que Dieu adresse aux humains en Jésus peut trouver la guérison.
Visites au tombeau (Jean 20,1-9)
Le premier jour de la semaine, Marie Madeleine se rend au tombeau de grand matin ; c’était encore les ténèbres. Elle s’aperçoit que la pierre a été enlevée du tombeau. Elle court donc trouver Simon-Pierre et l’autre disciple, celui que Jésus aimait, et elle leur dit : « On a enlevé le Seigneur de son tombeau, et nous ne savons pas où on l’a déposé. » Pierre partit donc avec l’autre disciple pour se rendre au tombeau. Ils couraient tous les deux ensemble, mais l’autre disciple courut plus vite que Pierre et arriva le premier au tombeau. En se penchant, il s’aperçoit que les linges sont posés à plat ; cependant il n’entre pas. Simon-Pierre, qui le suivait, arrive à son tour. Il entre dans le tombeau ; il aperçoit les linges, posés à plat, ainsi que le suaire qui avait entouré la tête de Jésus, non pas posé avec les linges, mais roulé à part à sa place. C’est alors qu’entra l’autre disciple, lui qui était arrivé le premier au tombeau. Il vit, et il crut. Jusque-là, en effet, les disciples n’avaient pas compris que, selon l’Écriture, il fallait que Jésus se relever d’entre les morts.
Après le discours de Pierre qui inscrit la résurrection de Jésus au cœur d’une trajectoire qui lui donne sens, l’évangile zoome sur la découverte du tombeau vide au petit matin du premier jour de la semaine. Marie Madeleine est cependant toujours dans les ténèbres, et l’on comprendra pourquoi plus loin : ce qui enténèbre sa vie, c’est le désespoir où la mort de Jésus l’a plongée (voir v. 11-16). Pourtant, elle est la première à voir un signe de la nouveauté qui la surprendra plus tard, une nouveauté qui va bouleverser les proches de Jésus et déclencher une onde de témoignages qui va prendre de l’ampleur au point d’être à l’origine de l’histoire des Églises chrétiennes.
Le premier signe de la nouveauté – suggérée par les circonstances temporelles que l’évangéliste souligne – c’est que le tombeau qui était fermé est ouvert. La pierre a été enlevée. La mort, qui enferme à jamais un défunt, semble avoir perdu son pouvoir d’enfermement. Marie, bien qu’elle ne soit pas entrée dans le sépulcre déduit de l’« enlèvement» de la pierre que quelqu’un est venu « enlever le Seigneur » pour mettre le corps ailleurs. (Elle répétera la même chose aux deux anges qu’elle verra ensuite, puis à celui qu’elle prend pour le gardien du jardin, dans son désir de tenir le corps de l’aimé.) C’est pourquoi elle court aux nouvelles auprès de Pierre et de l’autre disciple qui s’encourent tous les deux.
Le disciple que Jésus aimait arrive le premier et constate un deuxième signe : les linges qui entouraient le corps sont restés là, posés à plat. Ce signe-ci contredit l’interprétation de Marie. Si quelqu’un était venu déplacer le corps, aurait-il pris la peine de le débarrasser de ses bandelettes ? Pierre est le premier à pénétrer dans le tombeau où il fait le même constat, avec un détail supplémentaire : le linge qui couvait la tête de Jésus est resté à sa place. En suivant son regard, l’évangéliste suggère que le disciple enregistre les signes que le Seigneur a déserté la mort, mais comme un fait brut qu’il ne semble même pas questionner. « Ce signe reste muet pour Pierre – son voir reste stérile » (Jean Zumstein). L’autre disciple entre à son tour, après avoir eu le temps de s’interroger sur son premier constat… En pénétrant dans le sépulcre, il relit ce qu’il voit à la lumière de l’Écriture, ce qui suscite en lui la foi. Car il comprend que l’absence du corps et la disposition des linges sont le signe que Dieu est intervenu pour relever son bien-aimé : il le fallait, selon l’Écriture.
L’Écriture ? Quelle Écriture ? L’Ancien Testament, bien entendu. Mais si cette Écriture permet de comprendre ce que le disciple voit en entrant dans le tombeau, ce qu’il voit lui permet aussi de comprendre l’Écriture et ce qui, désormais en constitue le centre : non plus la Loi au nom de laquelle Jésus a été condamné à mort (voir Jean 19,7), mais ces passages où il est écrit que Dieu approuve son Serviteur (Isaïe 52,12-15), qu’il intervient en faveur du juste condamné (Psaume 22,25), qu’il ne peut le laisser dans la mort (Psaume 16,8-11, cité en Actes 2,25-28, à propos de la résurrection) :
Je garde le Seigneur devant moi sans relâche ; il est à ma droite : je suis inébranlable.
Mon cœur exulte, mon âme est en fête, ma chair elle-même repose en confiance :
tu ne peux m'abandonner à la mort ni laisser ton ami voir la corruption.
Tu m'apprends le chemin de la vie :
devant ta face, débordement de joie ! À ta droite, éternité de délices !
Cette page du 4e évangile le montre clairement : le tombeau trouvé vide n’a rien d’une preuve. C’est seulement un signe qui peut rester énigmatique (Pierre) ou être diversement interprété (Marie, l’autre disciple). La lumière de l’Écriture donnera une clé à qui consent au risque de croire le dieu qui y parle et dont on raconte qu’il a libéré Israël de la mort et de l’esclavage, et qu’il est source de vie même au creux de la mort.
André Wénin
[1] Cet écrit, datable de la 1re moitié du 2e siècle, est connu par un manuscrit grec remontant au 6e siècle trouvé en Égypte à la fin du 19e siècle. Je cite les v. 35-40 dans la traduction d’Éric Junot, dans F. Bovon – P. Geoltrain (éds), Écrits apocryphes chrétiens (Bibliothèque de la Pléiade), Paris, Gallimard, 1997, p. 253-254.