« Comment rendrai-je au Seigneur tout le bien qu’il m’a fait ?
J’élèverai la coupe du salut, j’invoquerai le nom du Seigneur. »
(Psaume 116,12-13)
Un thème commun parcourt les trois lectures : faire mémoire. Judaïsme et christianisme ne sont pas des religions du livre, mais de la mémoire… à l’entretien de laquelle le livre peut aider, pour autant qu’on le lise avec attention ! Avec l’avènement de l’informatique, la mémoire s’est réduite à un stockage de données. Ce n’est pas ainsi que fonctionne la mémoire humaine, individuelle ou collective. D’abord, elle sélectionne pour ne garder que ce qui compte, même si c’est apparemment anodin. Mais surtout, elle interprète, elle relit ce qu’elle transmet, en nourrissant les souvenirs à partir de ce qui s’en est suivi (et qui a pu être oublié en tant que tel), et elle se donne des signes, des rites (que l’on pense à la mémoire des attentats de Bruxelles la semaine dernière). Bref, c’est une mémoire qui véhicule du sens, car il faut se souvenir d’où l’on vient pour savoir sur quel chemin on avance, dans quelle direction il est préférable d’aller et ce dont il faut tenir compte si l’on veut avancer et non régresser.
Les trois jours qui commencent ce jeudi sont autant de jours de mémoire, certes de la passion et de la résurrection de Jésus, mais aussi mémoire de ce que nous sommes et sommes appelés à être, nous qui le croyons vivant. Et cela, à la lumière de la mémoire de Jésus que les apôtres ont entretenue, nourrie et transmise.
Un dernier repas en Égypte (Exode 12,1-14)
En Égypte, le Seigneur dit à Moïse et à Aaron [son frère] : « Ce mois-ci sera pour vous le premier des mois, il sera pour vous le 1er des mois de l’année. Parlez ainsi à toute la communauté d’Israël : “le 10 de ce mois, que l’on prenne un agneau par famille, un agneau par maisonnée. Si la maisonnée est trop peu nombreuse pour un agneau, elle le prendra avec son voisin le plus proche de chez elle, selon le nombre des personnes. Vous choisirez l’agneau d’après ce que chacun peut manger. Ce sera pour vous un agneau sans défaut, un mâle âgé d’un an, que vous prendrez parmi les moutons ou parmi les chèbres. Vous le garderez jusqu’au 14e jour de ce mois. Toute l’assemblée de la communauté d’Israël l’immolera au coucher du soleil. On prendra du sang, que l’on mettra sur les deux montants et sur le linteau des maisons où on le mangera. On mangera la chair cette nuit-là : rôtie au feu, avec des pains sans levain et des herbes amères, on la mangera. [1]Ne la mangez pas bouillie dans l’eau ; au contraire, rôtie au feu avec sa tête, ses pattes et ses entrailles. Vous n’en laisserez rien jusqu’au matin, mais ce qui en resterait au matin, vous le brûlerez au feu.] Vous la mangerez ainsi : la ceinture à vos reins, vos sandales à vos pieds, votre bâton dans votre main. Vous la mangerez en toute hâte : c’est un Passage [Pâque] du Seigneur. Je parcourrai le pays d’Égypte, cette nuit-là ; je frapperai tout premier-né au pays d’Égypte, des humains jusqu’au bétail. Contre tous les dieux de l’Égypte j’exercerai mes jugements : Je suis le Seigneur. Le sang sera pour vous un signe, sur les maisons où vous êtes. Je verrai le sang, et je passerai au-delà de vous : vous n’aurez pas de fléau destructeur quand je frapperai le pays d’Égypte. Ce jour-là sera pour vous un mémorial. Vous en ferez pour le Seigneur une fête. C’est un décret perpétuel : d’âge en âge vous la fêterez” ».
Les longues instructions rituelles transmises à Moïse et à son frère pour Israël font partie du récit de la libération d’Égypte. Un long bras de fer entre le Seigneur et le pharaon se termine peu à peu. Mis dehors par le roi d’Égypte, Moïse lui a annoncé avant de sortir que, s’il s’obstinait encore à ne pas laisser partir les Israélites pour aller adorer leur dieu, il serait la cause de la mort des premiers-nés de son peuple. Mais la dernière fois que les Israélites ont parlé à Moïse, c’était pour lui dire de les laisser tranquilles, après que sa première intervention auprès du pharaon se soit soldée par un durcissement des corvées et de l’oppression. Il faut donc les remettre dans le coup, leur dire que c’est le moment, que la liberté est à portée de la main… C’est en mettant en œuvre les instructions que Moïse leur transmettra de la part du Seigneur qu’ils manifesteront leur accord avec son projet de libération. Mais quel est le sens de ce qui deviendra ensuite un rite de mémoire ?
Dès le début, Dieu annonce la couleur : du neuf va arriver. Ce sera le premier mois de l’année, la première lunaison en hébreu. Le jour de la pleine lune (le 14e jour), un agneau choisi le 10e jour sera immolé : de son sang, on badigeonnera le pourtour des portes des maisons, et sa chair sera l’objet d’un repas.
Les instructions pour le repas sont très précises. Elles visent principalement à faire en sorte qu’il ne reste rien de la bête le matin, pas même la graisse au fond de casseroles où on aurait bouilli la viande, pas même les os qui devront être brûlés. Il faudra manger ce repas en tenue de voyage, prêt à partir sans attendre. Ce départ laissera une certaine amertume (les herbes), mais il sera le singe de l’entrée dans la nouveauté (les azymes cuits sans le levain, résidu d’anciennes pâtes). Bref : manger puis partir, sans rien laisser derrière soi, rien que l’on pourrait regretter. Couper les liens avec le passé d’esclavage pour pouvoir partir libre, définitivement. En prenant ce repas, Israélite manifestera qu’il est d’accord pour passer de la servitude à la liberté.
Quant au sang sur les portes, il doit permettre aux Israélites d’échapper à la mort qui rôdera en Égypte cette nuit-là. Quand Dieu passera pour tenir sa parole au pharaon, il passera outre de ces maisons : il ne prendra pas de vie chez ceux qui auront consenti à en offrir une (le sang, c’est la vie). Et pas n’importe laquelle : pour un pasteur, immoler cet agneau, c’est un gros sacrifice, car il renonce non seulement à une bête, mais aussi à toute la fécondité dont un jeune mâle d’un an et sans défaut est capable, et donc à l’enrichissement potentiel qu’il représente. Un tel rite signifie le passage de la logique de qui garde et épargne dans l’espoir de s’enrichir, à une attitude qui privilégie le renoncement et le don. En sacrifiant l’agneau, l’Israélite manifeste qu’il quitte la logique mortifère dont il a été victime en Égypte. Ce sang est signe qu’il choisit la vie.
De cela, d’année en année et de génération en génération, la célébration du rite fera mémoire.
Un dernier repas avec Jésus (1re lettre aux Corinthiens 11,23-26)
Moi (Paul), j’ai moi-même reçu du Seigneur ce que je vous ai transmis : la nuit où il était livré, le Seigneur Jésus prit du pain et, ayant rendu grâce, il le rompit et dit : « Ceci est mon corps, qui est pour vous. Faites cela en mémoire de moi ». Après le repas, il fit de même avec la coupe, en disant : « Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang. Chaque fois que vous en boirez, faites cela en mémoire de moi ». Ainsi donc, chaque fois que vous mangez ce pain et que vous buvez la coupe, c’est la mort du Seigneur que vous annoncez, jusqu’à ce qu’il vienne.
Un autre dernier repas, où à nouveau un corps et du sang sont donnés. Et « la nuit » qui, selon les évangiles synoptiques en tout cas, est celle du repas de la Pâque. Mais ce repas change de signe, si je puis dire. C’est le moment où Jésus présente son existence et sa mort prochaine comme un don total de sa personne (corps) et de sa vie (sang) « pour vous ». Ce don inaugure la nouvelle alliance, comme le don de la vie d’un agneau préludait à l’alliance du Sinaï, une première alliance scellée aussi dans le sang d’un animal (Exode 24,6-8). Mais qui dit nouvelle alliance dit qu’en Jésus, la relation entre Dieu et les humains se renouvelle. En se donnant lui-même dans un don nourrissant et vivifiant, Jésus signifie que Dieu est celui qui se donne sans réserve aux humains.
Mais le corps et le sang donnés ici le sont sous la forme de pain et de vin. J’aurais tendance à penser la fameuse « transsubstantiation » à l’envers : non pas le pain et le vin qui devienne corps et sang, mais le corps et le sang qui sont donnés en pain et vin. Il y a là l’invitation à une conversion : faire mémoire de la mort de Jésus, ce serait renoncer à l’injustice et à la violence qui ont amené des humains à assassiner ce juste (son corps déchiré et son sang versé sont le résultat et le signe de cette violence) ; ce serait choisir la justice et la non-violence qui ont amené Jésus à se donner lui-même (le pain et le vin sont une nourriture qui n’implique pas que l’on tue un vivant).
Un geste à refaire en mémoire de Jésus (Jean 13,1-15)
Avant la fête de la Pâque, sachant que l’heure était venue pour lui de passer de ce monde à son Père, Jésus, ayant aimé les siens qui étaient dans le monde, les aima jusqu’au bout. Au cours du repas, alors que le diable a déjà mis dans le cœur de Judas, fils de Simon l’Iscariote, l’intention de le livrer, Jésus, sachant que le Père a tout remis entre ses mains, qu’il est sorti de Dieu et qu’il s’en va vers Dieu, se lève de table, dépose son vêtement, et prend un linge qu’il se noue à la ceinture ; puis il verse de l’eau dans un bassin. Alors il se met à laver les pieds des disciples et à les essuyer avec le linge qu’il avait à la ceinture. Il arrive donc à Simon-Pierre, qui lui dit : « C’est toi, Seigneur, qui me laves les pieds ? » Jésus lui répondit : « Ce que je veux faire, tu ne le sais pas maintenant ; plus tard tu comprendras. » Pierre lui dit : « Tu ne me laveras pas les pieds ; non, jamais ! » Jésus lui répondit : « Si je ne te lave pas, tu n’auras pas de part avec moi. » Simon-Pierre lui dit : « Alors, Seigneur, pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête ! » Jésus lui dit : « Quand on vient de prendre un bain, on n’a pas besoin de se laver, sinon les pieds : on est pur tout entier. Vous-mêmes, vous êtes purs, mais non pas tous. » Il savait bien qui allait le livrer ; et c’est pourquoi il disait : « Vous n’êtes pas tous purs. » Quand il leur eut lavé les pieds, il reprit son vêtement, se remit à table et leur dit : « Comprenez-vous ce que j’ai fait pour vous ? Vous m’appelez “Maître” et “Seigneur”, et vous avez raison, car vraiment je le suis. Si donc moi, le Seigneur et le Maître, je vous ai lavé les pieds, vous aussi, vous devez vous laver les pieds les uns aux autres. C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous. »
Voici un autre récit qui débouche sur un rite, un geste à répéter en mémoire de celui qui l’a posé le premier. Curieux que ce rite soit si rare, le rite eucharistique l’éclipsant totalement dans l’Église romaine, en tout cas. Il n’est pratiqué que le Jeudi saint, et encore, pas toujours de façon très signifiante. Car si le partage du pain et du vin est, entre autres choses, une invitation à vivre d’une certaine façon, le lavement des pieds l’est tout autant, invitant à l’humble service d’autrui.
Le début particulièrement solennel de ce passage du 4e évangile souligne que, pour Jésus, un passage s’annonce. Le « passage de ce monde à son père » à travers la mort est le lieu de la révélation de ce qu’est Jésus, du sens profond de sa vie : dans sa liberté profonde, il se fait serviteur, esclave (ce qui est paradoxal puisqu’il fait apparemment le chemin inverse de celui d’Israël qui passe de l’esclavage à la liberté). Si tout l’évangile a montré qu’il est bien un « maître » – et le récit de la passion le montrera encore –, ce passage révèle qu’il est maître précisément parce qu’il vit sa vie comme un service. En figure, il lave les pieds de ceux qui sont censés être ses inférieurs, les disciples. En réalité, il les sert par un enseignement où il se donne à connaître comme le chemin et la vie.
Mais ce passage de Jésus l’est aussi pour les disciples invités à recueillir cet enseignement. En se faisant le dernier de tous, le Seigneur conteste de front les logiques hiérarchiques qui transforment les humains en supérieurs et inférieurs, entre maîtres et serviteurs, et assurent un fonctionnement du pouvoir qui est susceptible de toutes les dérives, de tous les abus. Que ce soit tout sauf évident est illustré par l’exemple de Pierre qui « juge de façon purement humaine » (Jean 8,15). Ses protestations manifestent la difficulté d’entrer dans cette façon de vivre, tandis que la réponse que Jésus lui oppose souligne qu’elle est indispensable pour être en communion avec lui. Et pour entraver la tendance spontanée qui nourrit les oppositions et les dominations, quoi de plus efficace que de pousser chacun à mettre l’autre au cœur de ses préoccupations, comme le fait un serviteur fidèle ? Mais pour cela, n’est-il pas nécessaire de consentir à une forme de mort ?
André Wénin
[1] J’ajoute les v. 9-10, censurés par les liturges qui n’ont même pas cherché à comprendre.