« Il s’est vidé de lui-même. »
(Lettre aux Philippiens 2,7)
Semaine sainte. Semaine radicalement différente des autres pour les disciples du Christ. Elle commence par une liturgie qui « donne le ton », qui ébauche une trajectoire, suggérant ainsi une clé de lecture pour éclairer le sentier étroit menant à la résurrection. Au fond, la liturgie de cette semaine est un moment de vérité : elle dit ce qu’il en est des êtres humains, capables du pire – les disciples, les chefs du peuple ou Pilate dans le récit de la Passion… – mais aussi du meilleur – Jésus dans le même récit. Elle dit encore ce qu’il en est de Dieu qui prend parti pour celui que tous rejettent, sans pour autant faire violence à ceux qui s’en prennent à son bien-aimé, mais en les appelant à changer de regard et de manière d’être. En Jésus, Dieu résiste à la violence des humains avec la seule force de l’amour désarmé.
Voilà qui bouleverse les idées spontanées que l’on se fait d’un Dieu tout-puissant ; voilà qui met radicalement en question ce que les humains constatent partout autour d’eux : le triomphe de la loi du plus fort. Une invitation à se faire l’allié du Dieu de Jésus au cœur des événements du monde.
Entrée à Jérusalem (Marc 11,1-10)
Lorsqu’ils approchent de Jérusalem, vers Bethphagé et Béthanie, près du mont des Oliviers, Jésus envoie deux de ses disciples et leur dit : « Allez au village qui est en face de vous. Dès que vous y entrerez, vous trouverez un ânon attaché, sur lequel personne ne s’est encore assis. Détachez-le et amenez[-le]. Si l’on vous dit : ‘Que faites-vous là ?’, répondez : ‘Le Seigneur a besoin de lui, mais il vous le renverra aussitôt.’ » Ils partirent, trouvèrent un ânon attaché près d’une porte, dehors, dans la rue et ils le détachèrent. Des gens qui se trouvaient là leur demandaient : « Qu’avez-vous à détacherl’ânon ? » Ils répondirent ce que Jésus leur avait dit et on les laissa faire. Ils amenèrent l’ânon à Jésus, le couvrirent de leurs manteaux, et Jésus s’assit sur lui. Alors, beaucoup de gens étendirent leurs manteaux sur le chemin, d’autres, des feuillages coupés dans les champs. Ceux qui marchaient devant et ceux qui suivaient criaient : « Hosanna ! Béni, celui qui vient au nom du Seigneur ! Béni, le Règne qui vient, celui de David, notre père. Hosanna au plus haut des cieux ! »
Dans cet épisode, tout concourt à mettre en valeur le fait que c’est sur un ânon [italiques] que Jésus entre à Jérusalem et est acclamé comme roi, fils de David. Il s’agit en réalité de scénariser un texte du prophète Zacharie (9,9-10a), que Marc ne cite pas (au contraire de Matthieu et de Jean).
Réjouis-toi, fille de Sion ! Lance des acclamations, fille de Jérusalem ! Voici ton roi vient à toi ; il est juste et victorieux, il est humble et monté sur un âne, sur un ânon, le petit d'une ânesse. Je supprimerai les chars d’Éphraïm et les chevaux de Jérusalem, les arcs de guerre seront brisés. Il annoncera la paix aux nations…
Selon Zacharie, le « roi d’Israël », le messie ne peut asseoir son pouvoir sur les chevaux et les chars. Il serait alors un despote comme le pharaon qui, après avoir réduit en esclavage et opprimé les fils d’Israël, a déployé son armée de chevaux et de chars pour se lancer à leur poursuite alors qu’ils sortaient d’Égypte, enfin libérés (voir Exode 14). C’est pourquoi la Loi stipule que le roi d’Israël ne peut « multiplier le nombre de ses chevaux » : cela reviendrait à « ramener le peuple en Égypte », comme Moïse le dit dans le Deutéronome (17,16). Ainsi, le roi annoncé par Zacharie ne s’imposera pas par la violence et l’agression, symbolisées ici par l’arc de guerre. Pour lui, monter un âne – mieux : un ânonֹ – est le signe que le roi ne devra pas sa victoire au déploiement d’une force contraignante. Il la devra à sa justice, et à l’humilité de qui ne se met pas au centre pour user à son propre avantage du pouvoir dont il est le dépositaire. Sa monture est donc un signe que la paix qu’il apporte ne sera pas le fruit de la guerre, mais de la justice. Voilà ce qui doit réjouir Jérusalem et le pousser à acclamer son roi.
C’est en reprenant les paroles du Psaume 118 (appelé « la grande louange ») que la foule acclame Jésus reconnaissant en lui le roi annoncé par Zacharie. Ce psaume célèbre la victoire que Dieu remporte sur les forces du mal grâce à l’action de son messie. Il se termine par une acclamation (v. 25-26a) citée en partie par Marc :
Seigneur, accorde donc le salut (= Hosanna – Hôshî‘ah-nna’) !
Seigneur, donne le succès !
Béni, celui qui vient au nom du Seigneur !
L’acclamation Hosanna – qui signifie donc « accorde le salut » ou « la victoire » – résonne en réalité comme une invitation lancée à Jésus pour qu’il réalise le « programme » inscrit dans son nom, Yehôshua‘ (ou Yeshûa‘), qui signifie en effet « le Seigneur sauve » ou « rend victorieux ». Sa venue est « bénédiction », autrement dit, don de vie en abondance. Voilà ce qui éclatera quand, en passant par la mort, il fera triompher la vie.
Un serviteur anonyme (Isaïe 50,4-7)
Le Seigneur Dieu m’a donné le langage des disciples, pour que je sache, d’une parole, soutenir celui qui est épuisé. Il éveille – matin après matin – il éveille, mon oreille pour que j’écoute comme les disciples. Le Seigneur Dieu m’a ouvert l’oreille, et moi, je ne me suis pas révolté, je ne me suis pas tiré en arrière. J’ai présenté mon dos à ceux qui me frappaient, et mes joues à ceux qui m’arrachaient la barbe. Mon visage, je ne l’ai pas caché devant les outrages et les crachats. Le Seigneur Dieu me vient en aide ; c’est pourquoi je ne suis pas laissé atteindre, c’est pourquoi j’ai rendu ma face dure comme pierre : je sais que je ne serai pas confondu.
Celui qui prononce ces mots est un anonyme dont la voix résonne à plusieurs reprises dans la deuxième partie du livre d’Isaïe, où est aussi évoquée sa destinée tragique (c’est le fameux poème « du Serviteur souffrant » qui est lu au cours de la liturgie du Vendredi-saint). Cet anonyme parfois appelé « serviteur du Seigneur » est l’une des figures de l’Ancien Testament sur lesquelles les disciples de Jésus se sont appuyés quand ils cherchaient à comprendre le destin paradoxal de leur maître, messie humilié et mis à mort. Dans ce « serviteur » sans cesse à l’écoute de Dieu et de sa parole pour être capable d’entendre à son tour la voix des souffrants et de se faire proche d’eux, les premiers chrétiens ont reconnu Jésus. Dans cet homme qui affronte la violence sans se révolter ni faire violence à son tour, ils ont reconnu la façon dont Jésus a affronté sa passion. Grâce à un texte comme celui-ci, ils ont compris que son attitude plongeait ses racines dans sa confiance inébranlable en un dieu qu’il savait proche de lui ; ils ont perçu que son désir était d’arrêter la violence en la prenant sur lui, plutôt que de la relancer, de la prolonger, de lui donner davantage de force et de lui permettre ainsi de continuer ses ravages.
Une méditation sur le Christ Jésus (Lettre aux Philippiens 2,6-11)
Le Christ Jésus, étant de condition divine, n’a pas considéré comme une proie à saisir l’égalité avec Dieu, mais il s’est vidé de lui-même, prenant la condition de serviteur. Devenant semblable aux humains et par son aspect reconnu comme un humain, il s’est abaissé lui-même, devenant obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix.
C’est pourquoi Dieu l’a sur-exalté et il l’a gratifié du Nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse au ciel, sur terre et aux enfers, et que toute langue proclame que « le Seigneur, c’est Jésus Christ » pour la gloire du dieu père.
Cette méditation cherche à rendre l’essentiel de la trajectoire de Jésus. Il l’envisage à partir de deux points de vue. (1) Ayant partie liée avec Dieu, Jésus ne se comporte pas comme Adam et Ève qui, à l’instigation du serpent, veulent être « comme des dieux » en s’emparant de ce qui ne leur est pas donné : plutôt que de chercher à saisir le don, il se vide de lui-même en se donnant, comme le fait un serviteur fidèle. (2) Se liant avec les humains au point de devenir l’un d’eux, il vit son humanité dans l’humilité : à l’image du Serviteur dont parle Isaïe, il « se dépouille de sa vie pour la mort » (Is 52,13) jusqu’à la croix, obéissant comme le Serviteur qui se met à l’écoute, en véritable disciple. En cela aussi, il se détourne du choix des humains du jardin d’Éden qui n’ont écouté que leur convoitise.
Ce comportement qui caractérise Jésus est approuvé par Dieu : celui qui s’est vidé, abaissé, il l’élève par-dessus tout. Ainsi, lui qui n’a pas considéré comme une proie à saisir d’être à égalité avec Dieu, mais s’est vidé lui-même dans le don et l’humble service, il reçoit de Dieu gratuitement ce qu’il n’a pas cherché à prendre. Ce qu’Adam a voulu arracher dans un geste de possession jalouse, Jésus le reçoit gracieusement pour s’être conduit selon Dieu : il reçoit la vie par-delà la mort, alors qu’Adam avait perdu l’arbre de la vie (voir Genèse 3,23-24). Et le nom qu’il reçoit proclame qu’il est désormais à égalité avec Dieu alors même qu’il n’a pas prétendu le devenir. Ainsi, si la vocation de l’humain est de devenir semblable à Dieu, d’accomplir en soi l’image de Dieu, Jésus montre le chemin de sa réalisation.
Mais pourquoi les derniers mots sont-ils « la gloire de dieu père » ? En réalité, en Jésus, Dieu a pu se reconnaître au point de lui donner son propre nom, « Seigneur ». Or, donner son nom, c’est précisément ce que fait un père quand il reconnaît son fils. C’est cela qui fait la gloire de Dieu, autrement dit, qui manifeste ce qu’il est vraiment : pouvoir donner son nom et ainsi, se montrer père.
La Passion de Jésus selon l’évangéliste Marc (14, 1 – 15, 47)
Impossible de commenter l’ensemble du long récit de la Passion. Je me contenterai de dire un mot des trois premières scènes qui offrent une sorte de « grille de lecture » pour la suite du récit.
La fête de la Pâque et des pains sans levain allait avoir lieu deux jours après. Les grands prêtres et les scribes cherchaient comment arrêter Jésus par ruse, pour le faire mourir. Car ils se disaient : « Pas en pleine fête, pour éviter des troubles dans le peuple. » Jésus se trouvait à Béthanie, dans la maison de Simon le lépreux. Pendant qu’il était à table, une femme entra, avec un flacon d’albâtre contenant un parfum très pur et de grande valeur. Brisant le flacon, elle lui versa le parfum sur la tête. Or, de leur côté, quelques-uns s’indignaient : « À quoi bon gaspiller ce parfum ? On aurait pu, en effet, le vendre pour plus de 300 pièces d’argent, que l’on aurait données aux pauvres. » Et ils la rudoyaient. Mais Jésus leur dit : « Laissez-la ! Pourquoi la tourmenter ? Il est beau, le geste qu’elle a fait envers moi. Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous[1], et, quand vous le voulez, vous pouvez leur faire du bien ; mais moi, vous ne m’avez pas pour toujours. Ce qu’elle pouvait faire, elle l’a fait. D’avance elle a parfumé mon corps pour mon ensevelissement. Amen, je vous le dis : partout où l’Évangile sera proclamé – dans le monde entier –, on racontera, en souvenir d’elle, ce qu’elle vient de faire. »
Les responsables du peuple – grands prêtres et spécialistes de la Loi – se demandent comment ils vont pouvoir arrêter Jésus en vue de l’éliminer. Ils cherchent à le faire « par ruse », parce qu’ils craignent le peuple qui l’a acclamé lors de son entrée dans la ville sainte et que prendre le risque de l’arrêter publiquement en pleines fêtes pascales serait trop dangereux. Quant à Jésus, il est ressorti de Jérusalem et se trouve à quelques kilomètres de là, attablé. Une femme vient l’oindre d’un parfum très cher, qu’elle répand entièrement sur sa tête, ce qui fait scandale chez certains, qui rabrouent la femme. Mais Jésus révèle le sens qu’il voit à ce geste apparemment insensé : cette onction anticipe son ensevelissement qui mérite que l’on ne regarde pas à la dépense. En effet, cet ensevelissement sera celui d’un roi – dont la consécration se faisait par une onction sur la tête (voir 1 Samuel 10,1). Un geste de femme dont on gardera mémoire… (Chez Marc, Jésus ne dira pas « Faites ceci en mémoire de moi » après avoir rompu le pain et fait passer la coupe… Ce n’est pas de son geste qu’il faudra se souvenir, mais de celui de la femme !)
Judas Iscariote, l’un des Douze, alla trouver les grands prêtres pour leur livrer Jésus. À cette nouvelle, ils se réjouirent et promirent de lui donner de l’argent. Et Judas cherchait comment le livrer au moment favorable. Le premier jour de la fête des pains sans levain, où l’on immolait l’agneau pascal, les disciples de Jésus lui disent : « Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque ? » Il envoie deux de ses disciples en leur disant : « Allez à la ville ; un homme portant une cruche d’eau viendra à votre rencontre. Suivez-le, et là où il entrera, dites au propriétaire : ‘Le Maître te fait dire : Où est la salle où je pourrai manger la Pâque avec mes disciples ?’ Il vous indiquera, à l’étage, une grande pièce aménagée et prête pour un repas. Faites-y pour nous les préparatifs. » Les disciples partirent, allèrent à la ville ; ils trouvèrent tout comme Jésus leur avait dit, et ils préparèrent la Pâque. Le soir venu, Jésus arrive avec les Douze. Pendant qu’ils étaient à table et mangeaient, Jésus déclara : « Amen, je vous le dis : l’un de vous, qui mange avec moi, va me livrer. » Ils devinrent tout tristes et, l’un après l’autre, ils lui demandaient : « Serait-ce moi ? » Il leur dit : « C’est l’un des douze, celui qui est en train de se servir avec moi dans le plat. Le Fils de l’homme s’en va, comme il est écrit à son sujet ; mais malheureux celui par qui le Fils de l’homme est livré ! Il vaudrait mieux pour lui qu’il ne soit pas né, cet homme-là ! » Pendant le repas, Jésus, ayant pris du pain et prononcé la bénédiction, le rompit, le leur donna, et dit : « Prenez, ceci est mon corps. » Puis, ayant pris une coupe et ayant rendu grâce, il la leur donna, et ils en burent tous. Et il leur dit : « Ceci est mon sang, le sang de l’Alliance, versé pour la multitude[2]. Amen, je vous le dis : je ne boirai plus du fruit de la vigne, jusqu’au jour où je le boirai, nouveau, dans le royaume de Dieu. »
Pendant que Juda prépare sa trahison avec les responsables du peuple qui a acclamé Jésus, celui-ci fait préparer le repas de la Pâque, qui commémore le moment où Israël est passé de l’esclavage à la liberté en trouvant la vie au-delà des eaux de la mort (Exode 14). Ce repas, il le lie à sa propre mort imminente, mais aussi à une victoire sur la mort, puisqu’il évoque le banquet auquel il prendra part dans le royaume de Dieu. En donnant son corps et son sang, il révèle le sens qu’il donne à sa mort : c’est un don de vie qui nourrira et réjouira celle des disciples.
Après avoir chanté les psaumes, ils partirent pour le mont des Oliviers. Jésus leur dit : « Vous allez tous être exposés à tomber, car il est écrit : Je frapperai le berger, et les brebis seront dispersées[3]. Mais, une fois ressuscité, je vous précéderai en Galilée. » Pierre lui dit alors : « Même si tous viennent à tomber, moi, je ne tomberai pas. » Jésus lui répond : « Amen, je te le dis : toi, aujourd’hui, cette nuit même, avant que le coq chante deux fois, tu m’auras renié trois fois. » Mais lui reprenait de plus belle : « Même si je dois mourir avec toi, je ne te renierai pas. » Et tous en disaient autant. Ils parviennent à un domaine appelé Gethsémani. Jésus dit à ses disciples : « Asseyez-vous ici, pendant que je vais prier. » Puis il emmène avec lui Pierre, Jacques et Jean[4], et commence à ressentir frayeur et angoisse. Il leur dit : « Mon âme est triste à mourir[5]. Restez ici et veillez. » Allant un peu plus loin, il tombait à terre et priait pour que, s’il était possible, cette heure s’éloigne de lui. Il disait : « Abba... Père, tout est possible pour toi. Éloigne de moi cette coupe. Cependant, non pas ce que moi, je veux, mais ce que toi, tu veux ! » Puis il revient et trouve les disciples endormis. Il dit à Pierre : « Simon, tu dors ! Tu n’as pas eu la force de veiller seulement une heure ? Veillez et priez, pour ne pas entrer en tentation ; l’esprit est ardent, mais la chair est faible. » De nouveau, il s’éloigna et pria, en répétant les mêmes paroles. Et de nouveau, il vint près des disciples qu’il trouva endormis, car leurs yeux étaient alourdis de sommeil. Et eux ne savaient que lui répondre. Une troisième fois, il revient et leur dit : Désormais, vous pouvez dormir et vous reposer. C’est fait ; l’heure est venue : voici que le Fils de l’homme est livré aux mains des pécheurs. Levez-vous ! Allons ! Voici qu’il est proche, celui qui me livre. »
Cette scène est celle de l’« agonie » de Jésus. Cette appellation vient du grec agôn, qui veut dire « lutte, combat ». Elle souligne une dimension essentielle de ce qui va suivre : Jésus a une « coupe » à boire, une image de la souffrance extrême qu’il va subir et de la mort qui s’ensuivra. Et rien de plus difficile pour lui que de devoir passer par là, même si sa foi lui fait évoquer déjà sa résurrection et ses retrouvailles avec les disciples. Cette perspective est d’autant plus difficile pour lui qu’il ne pourra pas compter sur eux, ses amis qui dorment pendant qu’il se bat en faisant face à son destin. Car il espère encore que Celui qu’il appelle « Abba, Père » lui permettra d’y échapper. Mais quoi qu’il en soit, c’est à la volonté de ce père qu’il s’en remet… un dieu duquel il se sentira pourtant abandonné au moment de rendre l’âme.
Jésus parlait encore quand Judas, l’un des Douze, arriva et avec lui une foule armée d’épées et de bâtons, envoyée par les grands prêtres, les scribes et les anciens. Or, celui qui le livrait leur avait donné un signe convenu : « Celui que j’embrasserai, c’est lui : arrêtez-le, et emmenez-le sous bonne garde. » À peine arrivé, Judas, s’approchant de Jésus, lui dit : « Rabbi ! », et il l’embrassa. Les autres mirent la main sur lui et l’arrêtèrent. Or un de ceux qui étaient là tira son épée, frappa le serviteur du grand prêtre et lui trancha l’oreille. Alors Jésus leur déclara : « Suis-je donc un bandit, pour que vous soyez venus vous saisir de moi, avec des épées et des bâtons ? Chaque jour, j’étais auprès de vous dans le Temple en train d’enseigner, et vous ne m’avez pas arrêté. Mais c’est pour que les Écritures s’accomplissent [6]. » Les disciples l’abandonnèrent et s’enfuirent tous. Or, un jeune homme suivait Jésus ; il n’avait pour tout vêtement qu’un drap. On essaya de l’arrêter. Mais lui, lâchant le drap, s’enfuit tout nu [7].
Ils emmenèrent Jésus chez le grand prêtre. Ils se rassemblèrent tous, les grands prêtres, les anciens et les scribes. Pierre avait suivi Jésus à distance, jusqu’à l’intérieur du palais du grand prêtre, et là, assis avec les gardes, il se chauffait près du feu. Les grands prêtres et tout le Conseil suprême cherchaient un témoignage contre Jésus pour le faire mettre à mort, et ils n’en trouvaient pas. De fait, beaucoup portaient de faux témoignages contre Jésus, et ces témoignages ne concordaient pas. Quelques-uns se levèrent pour porter contre lui ce faux témoignage : « Nous l’avons entendu dire : ‘Je détruirai ce sanctuaire fait de main d’homme, et en trois jours j’en rebâtirai un autre qui ne sera pas fait de main d’homme.’ » Et même sur ce point, leurs témoignages n’étaient pas concordants. Alors s’étant levé, le grand prêtre, devant tous, interrogea Jésus : « Tu ne réponds rien ? Que dis-tu des témoignages qu’ils portent contre toi ? » Mais lui gardait le silence et ne répondait rien [8]. Le grand prêtre l’interrogea de nouveau : « Es-tu le Christ, le Fils du Dieu béni ? » Jésus lui dit : « Je le suis. Et vous verrez le Fils de l’homme siéger à la droite du Tout-Puissant, et venir parmi les nuées du ciel [9]. » Alors, le grand prêtre déchire ses vêtements et dit : « Pourquoi nous faut-il encore des témoins ? Vous avez entendu le blasphème. Qu’en pensez-vous ? » Tous prononcèrent qu’il méritait la mort [10]. Quelques-uns se mirent à cracher sur lui [11], couvrirent son visage d’un voile, et le giflèrent, en disant : « Fais le prophète ! » Et les gardes lui donnèrent des coups.
Comme Pierre était en bas, dans la cour, arrive une des jeunes servantes du grand prêtre. Elle voit Pierre qui se chauffe, le dévisage et lui dit : « Toi aussi, tu étais avec Jésus de Nazareth ! » Pierre le nia : « Je ne sais pas, je ne comprends pas de quoi tu parles. » Puis il sortit dans le vestibule, au dehors. Alors un coq chanta. La servante, ayant vu Pierre, se mit de nouveau à dire à ceux qui se trouvaient là : « Celui-ci est l’un d’entre eux ! » De nouveau, Pierre le niait. Peu après, ceux qui se trouvaient là lui disaient à leur tour : « Sûrement tu es l’un d’entre eux ! D’ailleurs, tu es Galiléen. » Alors il se mit à protester violemment et à jurer : « Je ne connais pas cet homme dont vous parlez. » Et aussitôt, pour la seconde fois, un coq chanta. Alors Pierre se rappela cette parole que Jésus lui avait dite : « Avant que le coq chante deux fois, tu m’auras renié trois fois. » Et il fondit en larmes.
Dès le matin, les grands prêtres convoquèrent les anciens et les scribes, et tout le Conseil suprême. Puis, après avoir ligoté Jésus, ils l’emmenèrent et le livrèrent à Pilate. Celui-ci l’interrogea : « Es-tu le roi des Juifs ? » Jésus répondit : « C’est toi-même qui le dis. » Les grands prêtres multipliaient contre lui les accusations. Pilate lui demanda à nouveau : « Tu ne réponds rien ? Vois toutes les accusations qu’ils portent contre toi. » Mais Jésus ne répondit plus rien, si bien que Pilate fut étonné. À chaque fête, il leur relâchait un prisonnier, celui qu’ils demandaient. Or, il y avait en prison un dénommé Barabbas [12], arrêté avec des émeutiers pour un meurtre qu’ils avaient commis lors de l’émeute. La foule monta donc chez Pilate, et se mit à demander ce qu’il leur accordait d’habitude. Pilate leur répondit : « Voulez-vous que je vous relâche le roi des Juifs ? » Il se rendait bien compte que c’était par jalousie que les grands prêtres l’avaient livré. Ces derniers soulevèrent la foule pour qu’il leur relâche plutôt Barabbas. Et comme Pilate reprenait : « Que voulez-vous donc que je fasse de celui que vous appelez le roi des Juifs ? », de nouveau ils crièrent : « Crucifie-le ! » Pilate leur disait : « Qu’a-t-il donc fait de mal ? » Mais ils crièrent encore plus fort : « Crucifie-le ! » Pilate, voulant contenter la foule, relâcha Barabbas et, après avoir fait flageller Jésus, il le livra pour qu’il soit crucifié.
Les soldats l’emmenèrent à l’intérieur du palais, c’est-à-dire dans le Prétoire. Alors ils rassemblent toute la garde, ils le revêtent de pourpre, et lui posent sur la tête une couronne d’épines qu’ils ont tressée. Puis ils se mirent à lui faire des salutations, en disant : « Salut, roi des Juifs ! » Ils lui frappaient la tête avec un roseau, crachaient sur lui, et s’agenouillaient pour lui rendre hommage. Quand ils se furent bien moqués de lui, ils lui enlevèrent le manteau de pourpre, et lui remirent ses vêtements. Puis, de là, ils l’emmènent pour le crucifier, et ils réquisitionnent, pour porter sa croix, un passant, Simon de Cyrène, le père d’Alexandre et de Rufus, qui revenait des champs. Et ils amènent Jésus au lieu dit Golgotha, ce qui se traduit : Lieu-du-Crâne (ou Calvaire). Ils lui donnaient du vin aromatisé de myrrhe [13] ; mais il n’en prit pas. Alors ils le crucifient, puis se partagent ses vêtements, en tirant au sort pour savoir la part de chacun [14]. C’était la troisième heure (c’est-à-dire : neuf heures du matin) lorsqu’on le crucifia. L’inscription indiquant le motif de sa condamnation portait ces mots : « Le roi des Juifs ».
Avec lui ils crucifient deux bandits, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche. Les passants l’injuriaient en hochant la tête [15] ; ils disaient : « Hé ! toi qui détruis le Sanctuaire et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même, descends de la croix ! » De même, les grands prêtres se moquaient de lui avec les scribes, en disant entre eux : « Il en a sauvé d’autres, et il ne peut pas se sauver lui-même ! Qu’il descende maintenant de la croix, le Christ, le roi d’Israël ; alors nous verrons et nous croirons. » Même ceux qui étaient crucifiés avec lui l’insultaient. Quand arriva la sixième heure (c’est-à-dire : midi), l’obscurité se fit sur toute la terre jusqu’à la neuvième heure [16]. Et à la neuvième heure, Jésus cria d’une voix forte : « Éloï, Éloï, lema sabactani ? », ce qui se traduit : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » [17] L’ayant entendu, quelques-uns de ceux qui étaient là disaient : « Voilà qu’il appelle le prophète Élie [18] ! » L’un d’eux courut tremper une éponge dans une boisson vinaigrée, il la mit au bout d’un roseau, et il lui donnait à boire [19], en disant : « Attendez ! Nous verrons bien si Élie vient le descendre de là ! » Mais Jésus, poussant un grand cri, expira.
Le rideau du Sanctuaire [20] se déchira en deux, depuis le haut jusqu’en bas. Le centurion qui était là en face de Jésus, voyant comment il avait expiré, déclara : « Vraiment, cet homme était Fils de Dieu ! » [21] Il y avait aussi des femmes, qui observaient de loin, et parmi elles, Marie Madeleine, Marie, mère de Jacques le Petit et de José, et Salomé, qui suivaient Jésus et le servaient quand il était en Galilée, et encore beaucoup d’autres, qui étaient montées avec lui à Jérusalem.
Déjà il se faisait tard ; or, comme c’était le jour de la Préparation, qui précède le sabbat, Joseph d’Arimathie intervint. C’était un homme influent, membre du Conseil, et il attendait lui aussi le règne de Dieu. Il eut l’audace d’aller chez Pilate pour demander le corps de Jésus. Pilate s’étonna qu’il soit déjà mort ; il fit appeler le centurion, et l’interrogea pour savoir si Jésus était mort depuis longtemps. Sur le rapport du centurion, il permit à Joseph de prendre le corps. Alors Joseph acheta un linceul, il descendit Jésus de la croix, l’enveloppa dans le linceul et le déposa dans un tombeau qui était creusé dans le roc. Puis il roula une pierre contre l’entrée du tombeau. Or, Marie Madeleine et Marie, mère de José, observaient l’endroit où on l’avait mis.
André Wénin
[1] Citation de Deutéronome 15,11.
[2] Citation d’Exode 24,8 (moment de la conclusion de l’alliance entre le Seigneur et Israël). Voir aussi Zacharie 9,11.
[3] Citation de Zacharie 13,7.
[4] Ce sont les apôtres qui ont assisté à la transfiguration sur la montagne (Marc 9,2-10).
[5] Allusion au Psaume 42,6.12 et 43,5.
[6] Allusion à Isaïe 53,7
[7] Cette petite anecdote pourrait bien être une anticipation voilée de la résurrection. Peut-être y a-t-il aussi une allusion à Amos 2,16
[8] Allusion à l’attitude du Serviteur du Seigneur pendant son procès, selon Isaïe 53,7.
[9] Citation de Daniel 7,13 où le « fils d’humain » est installé par Dieu comme juge universel. Voir aussi Psaume 110,1 où Dieu invite son messie à siéger à sa droite.
[10] Selon la loi de Lévitique, tout blasphémateur doit être mis à mort. Jésus est donc condamné « conformément à la loi » !
[11] Voir Isaïe 50,6 (outrages infligés au Serviteur du Seigneur).
[12] Son nom araméen signifie « fils [bar] du père [abba] ».
[13] C’est ce que des méchants infligent au juste persécuté qui prononce le Psaume 69,22.
[14] Voir Psaume 22,19 : le juste condamné à mort est dépouillé de son vêtement, ravalé ainsi à l’état de non-humain, ou déjà considéré comme mort.
[15] Citation du Psaume 22,8 : le juste condamné à mort est raillé par la foule. De même en Psaume 109,25.
[16] Voir Amos 8,9.
[17] Citation du début du Psaume 22 (v. 2) en araméen puis en traduction. Cri de désespoir du juste qui sait qu’il va mourir, persécuté par tous.
[18] Selon la Bible (2 Rois 2), Élie n’est pas mort, il a été emporté aux cieux. Il peut donc être invoqué.
[19] Voir, de nouveau Psaume 69,22.
[20] En Exode 26,31-33, ce rideau cache le lieu où se trouve l’arche d’alliance sur laquelle Dieu se rend présent à son peuple. Qu’il soit ici déchiré est le signe que, désormais, en Jésus mort en croix, Dieu se fait voir à tous, sans que rien ne puisse plus le cacher.
[21] Première confession de foi d’un humain, dans l’évangile de Marc.