Cinquième dimanche de carême

Temps liturgique: Temps du Carême
Année liturgique: B
Date : 21 mars 2021
Auteur: André Wénin


« Le Fils apprit l’obéissance par ses souffrances et, conduit à sa perfection,

il est devenu pour tous ceux qui lui obéissent cause de salut éternel »
(Lettre aux Hébreux 5,9)

Après l’évocation de la rupture de l’alliance et la proposition de la reprendre en rebâtissant la Maison de Dieu dans le texte des Chroniques, voici une page de Jérémie dont un autre texte était cité dans la lecture du 4e dimanche. Ici, il ne s’agit plus simplement de réparer un fil qui s’était rompu, mais de créer un nouveau lien, sur de nouvelles bases. La lettre aux Hébreux souligne précisément cette nouveauté : « Si la première alliance [scellée au Sinaï] avait été sans reproche, il ne serait pas question de la remplacer par une deuxième » (8,7). Après avoir cité entièrement le texte du prophète (aux versets 8 à 12), l’auteur ajoute : « En parlant d’une alliance nouvelle, il a rendu ancienne la première… » (v. 13a).

Une alliance nouvelle (Jérémie 31,31-34) 

Voici des jours viennent – oracle du Seigneur –, où je conclurai avec la maison d’Israël et avec la maison de Juda une alliance nouvelle, non pas comme l’alliance que j’ai conclue avec leurs pères, le jour où je les ai pris par la main pour les faire sortir du pays d’Égypte : mon alliance, c’est eux qui l’ont rompue, alors que moi, j’étais leur baal (maître) – oracle du Seigneur.

Mais ceci est l’alliance que je conclurai avec la maison d’Israël quand ces jours-là seront passés – oracle du Seigneur. Je donnerai ma Loi au profond d’eux-mêmes et sur leur cœur je l’écrirai. Je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. Ils n’auront plus à instruire chacun son compagnon, ni chacun son frère en disant : « Apprenez à connaître le Seigneur ! » Car eux tous me connaîtront, des plus petits jusqu’aux plus grands – oracle du Seigneur – car je pardonnerai leur injustice, et leur échec je ne m’en souviendrai plus.

D’emblée, le Seigneur annonce qu’il va bientôt prendre l’initiative d’une « alliance nouvelle » avec « la maison » d’Israël et celle de Juda – c’est-à-dire les deux royaumes qui formaient son peuple jusqu’à la disparition du premier. Ce sera « quand seront passés les jours » du malheur qu’Israël s’est attiré par son infidélité qui a aboli sa relation antérieure avec Dieu. Et cette « alliance nouvelle, ne sera pas comme l’alliance » précédente désormais caduque, celle que le Seigneur a conclue avec les ancêtres (pères) du peuple au Sinaï. Elle prolongeait le lien que Dieu avait initié avec eux lorsqu’il avait pris e Dieu en main ce groupe d’esclaves pour les libérer d’Égypte, de la servitude et de l’oppres­sion (voir Exode 19,1-6 et la première des Dix paroles en 20,2). Cette alliance qui a structuré depuis lors la relation entre Israël et son dieu est donc invalidée. C’est désormais de l’histoire ancienne.

Pourquoi cela ? Le Seigneur explique : « Ce sont eux : ils ont rompu mon alliance… », ils l’ont annulée. Cette rupture n’a d’ailleurs rien de surprenant. Déjà au Sinaï, avant même que Moïse soit descendu de la montagne avec le document attestant l’alliance entre Dieu et le peuple (les tables de la Loi), Israël avait déjà rompu le contrat en violant sa stipulation fondamentale, celle de la loyauté : il s’était fait une idole, le veau d’or (Exode 32). Mais suite à l’intercession de Moïse le Seigneur avait pardonné cette première infidélité et l’alliance avait été renouvelée (Exode 34). Ainsi, les tables de la Loi – en réalité la « seconde édition » après que Moïse a brisé les premières tables écrites par Dieu lui-même (Exode 31,16 ; 32,9) – ces nouvelles tables (34,27-28) seront le signe à la fois de l’alliance, de la fidélité de Dieu et de l’infidélité du peuple dont l’infidélité est menace une menace pour lui.

Qu’est-il advenu du Seigneur lors de la rupture de l’alliance ? La suite le révèle. Littéralement « Et moi, j’étais un baalchez eux ». Le verbe bâ‘al est sans doute un jeu de mots ici. Il décrit d’abord la nature de l’infidélité par laquelle Israël a rompu l’alliance : il a fait de son dieu un Baal, il l’a réduit à n’être qu’une idole à la mesure de ses besoins, dans une relation dans laquelle il ne cherchait que son propre profit. Mais en traitant le Seigneur comme un baal, il en a fait son « maître », son « propriétaire » (selon le sens du mot ba‘al). Il lui a donné une position de maître puissant et souverain qui peut disposer de son serviteur comme il l’entend. À présent, c’est son droit d’exercer son pouvoir à sa guise. Et il le fera, selon son bon plaisir… en concluant une nouvelle alliance. 

L’alliance nouvelle annoncée sera conclue « avec la maison d’Israël » est-il précisé. Je note que ma mention de « la maison de Juda », dont il était aussi question à propos de la première alliance, a disparu ici. Au temps de l’ancienne alliance, en effet, le royaume de David avait été divisé en deux royaumes concurrents à cause de l’idolâtrie du vieux Salomon et de l’arrogance de son fils et successeur Roboam (voir 1 Rois 11–12). Avec la nouvelle alliance dont le Seigneur va prendre l’initiative, le peuple retrouvera son unité, il formera un seul et grand « Israël » comme à l’époque glorieuse de David, au début de la monarchie.

Lorsqu’il prendra l’initiative de la nouvelle alliance grâce au pouvoir qu’Israël lui a laissé, comment Dieu va-t-il exercer sa maîtrise ? Comment va-t-il procéder ? En apportant un changement radical sur le point précis où la première alliance a échoué, c’est-à-dire autour de la Loi. Car c’est bien parce que le peuple n’a pas observé la Loi qu’il a rompu l’alliance de façon définitive. Or, il est impossible de supprimer la Loi, car elle est un élément essentiel de la structure de l’alliance. En effet, cette Loi (tôrah en hébreu) est plus qu’une série de préceptes à respecter : c’est plus radicalement un enseignement, une instruction faite de récits et de commandements. Les récits instruisent car ils permettent d’apprendre à connaître Dieu à travers ses façons de promouvoir la liberté et la vie ; par les commandements, Dieu instruit en indiquant les chemins où marcher afin d’épanouir la liberté et la vie qu’il donne. Comment être en alliance avec Dieu sans ce don précieux qu’est la Loi ?

Dieu décide donc que la Loi fera l’objet d’un (nouveau) don. Mais au lieu qu’elle reste une réalité extérieure, écrite sur la pierre, elle sera donnée « au profond d’eux » et « écrite sur leur cœur ». Voilà la grande transformation : la Loi sera inscrite là où se font les choix et se prennent les décisions après appréciation et réflexion (c’est cela, le « cœur »). Or jusqu’ici, d’après Jérémie, ce qui était écrit sur le cœur d’Israël, c’était le péché (Jérémie 17,1; voir 5,23-25). Le don de la Loi « sur le cœur » aura pour effet d’en déraciner le mal. La volonté même de Dieu sera désormais inscrite au cœur de la volonté de l’homme. C’est ainsi que l’alliance nouvelle sera possible : la volonté d’alliance du Seigneur sera aussi la volonté de l’Israélite, de sorte que leur alliance sera vraiment réciproque, comme le dit la formule : « Je deviendrai pour eux un Dieu, et eux deviendront pour moi un peuple », formule qui décrit le mieux l’alliance (voir par ex. Deutéronome 26,17-18; Jérémie 7,23 ; Osée 2,25).

Une fois inscrite sur le cœur des Israélites, la Loi pourra produire un de ses effets les plus importants : la « connaissance du Seigneur ». Il ne s’agit pas d’un savoir notionnel sur Dieu, mais du fruit d’une relation de familiarité et d’intimité comparable à celle qui peut exister entre amis, entre époux ; une relation au cœur de laquelle on apprend à connaître l’autre en le fréquentant, en le voyant agir, en l’entendant parler. Dans le cadre de l’alliance nouvelle, cette connaissance de Dieu sera donnée à tous et toutes. C’est pourquoi il n’y aura plus besoin d’enseignants comme c’était le cas avec la première alliance. Donnés à Moïse, les Dix paroles et les autres préceptes devaient faire l’objet d’un enseignement. Israël l’avait d’ailleurs expressément demandé (Exode 20,19). C’est ainsi que Moïse et, à sa suite, les prêtres étaient chargés de l’instruction, de la tôrah, tandis qu’aux pères revenait la tâche de raconter à leurs enfants les merveilles de Dieu… Mais s’il n’y a plus besoin d’enseigner parce que la connaissance de Dieu est donnée à chacun, une égalité réelle s’établit entre les membres du peuple qui deviennent vraiment des « alliés », des « frères », unis par ce même lien qu’est la connaissance de Dieu.

Mais qu’est-ce qui va permettre cette connaissance renouvelée de Dieu ? C’est le pardon. Dans la seconde partie du texte, le pardon occupe une position semblable à celle de la maîtrise du Seigneur qui termine la première partie (en italique ci-dessus). Tous deux sont d’ailleurs soulignés par l’exclamation prophétique « Oracle du Seigneur ». C’est ainsi que le texte met en évidence l’essentiel de la maîtrise de Dieu : non pas punir l’infidèle qui a rompu l’alliance, mais pardonner. Ce pardon est explicité comme étant un non-souvenir, une amnistie : Dieu oublie l’injustice du peuple vis-à-vis de lui, il oublie le raté, l’échec (souvent traduit « péché ») du peuple, c’est-à-dire la rupture de l’alliance ancienne dont il porte la responsabilité. Bref, Dieu libère Israël de son passé, de façon à rendre possible un nouvel avenir. Du reste, le simple fait que le Seigneur évoque une alliance nouvelle ne suffit-il pas à montrer que loin d’en rester à l’échec passé, il se tourne déjà résolument vers l’avenir ?

Au fondement de l’alliance avec les pères, il y avait la libération d’Égypte, l’abolition d’un passé d’esclavage en vue d’un avenir de liberté dans l’alliance avec le Seigneur. Pour les anciens esclaves de Pharaon, c’était là une nouveauté qui faisait oublier les attaches passées et donnait d’entrer dans la connaissance du dieu de liberté, fidèle à sa parole. Ainsi en va-t-il à présent du pardon, fondement de l’alliance nouvelle. En libérant Israël de l’esclavage où il s’est lui-même enfoncé dans son refus de vivre selon la Loi de l’alliance, le pardon de Dieu tient très exactement, dans la nouvelle alliance, la place qu’occupait l’Exode dans la première. En affranchissant les Israélites de leur mal, il leur fait connaître « de l’intérieur » que le Seigneur est un Dieu qui garde son amour par-delà la faute et qui ouvre un nouvel avenir à qui avait choisi l’esclavage et la mort. 

Un grain de blé en terre (Jean 12,20-33)

Il y avait quelques Grecs parmi ceux qui étaient montés à Jérusalem pour adorer Dieu pendant la fête de la Pâque. Ils abordèrent Philippe, qui était de Bethsaïde en Galilée, et lui firent cette demande : « Nous voudrions voir Jésus. » Philippe va le dire à André, et tous deux vont le dire à Jésus. Alors Jésus leur déclare : « L’heure est venue où le Fils de l’homme doit être glorifié. Amen, amen, je vous le dis : si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. Qui aime sa vie la perd ; qui hait sa vie en ce monde la gardera pour la vie éternelle. Si quelqu’un veut me servir, qu’il me suive ; et là où moi je suis, là aussi sera mon serviteur. Si quelqu’un me sert, mon Père l’honorera. Maintenant mon âme est bouleversée. Que vais-je dire ? “Père, sauve-moi de cette heure” ? – Mais non ! C’est pour cela que je suis parvenu à cette heure-ci ! Père, glorifie ton nom ! » Alors, du ciel vint une voix qui disait : « Je l’ai glorifié et je le glorifierai encore. » En l’entendant, la foule qui se tenait là disait que c’était un coup de tonnerre. D’autres disaient : « C’est un ange qui lui a parlé. » Mais Jésus leur répondit : « Ce n’est pas pour moi qu’il y a eu cette voix, mais pour vous. Maintenant a lieu le jugement de ce monde ; maintenant le prince de ce monde va être jeté dehors ; et moi, quand j’aurai été élevé de terre, j’attirerai à moi tous les hommes. » Il signifiait par là de quel genre de mort il allait mourir.

Ces quelques lignes du 4e évangile sont extraites du chapitre 12, le dernier de la première partie du livre, qui correspond à ce que nous appellerions la « vie publique » de Jésus. Après avoir ressuscité Lazare, Jésus vient d’entrer à Jérusalem, accueilli par une foule joyeuse (12,12-16). Mais l’ombre de la mort plane sur ces événements. Quand la sœur de Lazare a répandu du parfum sur les pieds de Jésus, il a évoqué son ensevelissement (v. 1-8). Le haut clergé de Jérusalem décide de faire mourir Lazare parce qu’il attire les gens à Jésus (v. 9-11). Les pharisiens aussi sont furieux de les voir accourir vers lui (v. 17-19)… C’est dans ce contexte dramatique que s’insère la scène lue ce dimanche (où j’ai mis en italique les mots où Jésus évoque sa mort prochaine et ses implications).

Pour l’évangéliste Jean, la mort de Jésus, c’est son « élévation », sa « glorification », c’est-à-dire le moment où ce qu’il est vraiment apparaît en pleine lumière : il est le « Fils de l’homme », désigné pour procéder au jugement (comme le dit le livre de Daniel, ch. 7). La façon de se situer par rapport à lui est le critère de ce jugement. Quiconque croit en lui et le sert, quiconque adhère ainsi à la parole de Dieu est sauvé, et « mon Père l’honorera ». Mais cela suppose qu’il « haïsse sa vie en ce monde », une vie vécue en fonction de la façon spontanée de concevoir la réussite et le bonheur. Vivre selon Dieu, c’est « perdre » cette vie pour en recevoir une autre qui s’épanouit sans que la mort n’ait de prise sur elle (la « vie éternelle »). — La mort de Jésus signifie aussi la défaite définitive du « prince de ce monde », celui qui abuse les humains pour les conduire à la mort : il va être jeté dehors, de sorte que la haine sera vaincue par l’amour qui pousse Jésus à accepter d’être le grain de blé qui meurt pour porter beaucoup de fruit. — Mais dans cette même scène, l’évangéliste insiste sur la façon dont Jésus vit cette « heure » qui sera celle de sa mort. À l’approche de ce qui l’attend, il est profondément troublé au point de penser à demander à son Père de lui épargner ce destin. Mais son obéissance est la plus forte, ainsi que son désir de faire la volonté de Dieu. Ce qui est en jeu ici, c’est la liberté de Jésus dans son adhésion au projet de salut de Dieu, un projet dont la réalisation suppose qu’il aille jusqu’au bout dans son amour pour les humains (même ceux qui vont le tuer). En cela, cette scène du 4e évangile rejoint ce que les trois autres évangélistes racontent dans la scène de « l’agonie » au jardin des oliviers.

André Wénin

Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin