« Ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes,
et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes. »
(1re Lettre aux Corinthiens 1,25)
Dix paroles pour vivre (Exode 20,1-17)
Pour le peuple d’Israël sorti d’Égypte, ce texte essentiel n’est rien de moins que le cœur de la loi de l’alliance avec son Seigneur. La mise en scène de la proclamation des « Dix paroles » est grandiose : dans la nuée d’orage et le feu, Dieu est descendu sur la montagne du Sinaï et de là, il fait entendre sa voix au peuple assemblé. Il proclame ce à quoi celui-ci s’engage en acceptant l’alliance.[1]
Dieu prononça toutes ces paroles en disant : « Je suis le Seigneur ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, d’une maison d’esclaves. Tu n’auras pas d’autres dieux face à moi. Tu ne feras aucune image sculptée, aucune forme de ce qui est là-haut dans les cieux, et en bas sur la terre, et dans les eaux par-dessous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant eux et tu ne les serviras pas. Car je suis le Seigneur ton Dieu, un Dieu passionné : je visite la faute des pères sur les fils, jusqu’à la troisième et la quatrième génération pour ceux qui me haïssent ; mais, je montre ma bonté fidèle jusqu’à la millième génération pour ceux qui m’aiment et observent mes commandements. Tu n’invoqueras pas pour rien le nom du Seigneur ton Dieu, car le Seigneur ne laissera pas impuni celui qui invoque son nom pour rien.
Souviens-toi du jour du sabbat pour le sanctifier. Pendant six jours tu serviras et feras tout ton ouvrage ; mais le septième jour est sabbat pour le Seigneur ton Dieu : tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni tes bêtes, ni l’immigré qui est dans ta ville. Car en six jours le Seigneur a fait le ciel, la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent, et il s’est reposé le septième jour. C’est pourquoi le Seigneur a béni le jour du sabbat et l’a sanctifié.
Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent sur la terre que te donne le Seigneur ton Dieu. Tu ne commettras pas de meurtre. Tu ne commettras pas d’adultère. Tu ne commettras pas de vol. Tu ne porteras pas de témoignage mensonger contre ton prochain. Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain ; tu ne convoiteras pas la femme de ton prochain, ni son serviteur ni sa servante, ni son bœuf ni son âne, ni rien de ce qui appartient à ton prochain».
La première parole n’est pas un commandement. Le dieu qui a invité Israël à faire alliance avec lui se présente lui-même : il est celui qui a libéré le peuple de l’esclavage et de l’oppression. Cette première parole est décisive pour comprendre la suite : le Seigneur qui proclame sa loi n’est pas un tyran comme le pharaon. Il ne veut pas d’un peuple d’esclaves. S’il donne une loi, ce n’est pas pour priver le peuple de la liberté qu’il lui a offerte. Au contraire, c’est pour protéger cette liberté, pour éviter que le peuple ne retombe de lui-même en esclavage.
Les premiers préceptes concernent l’idolâtrie : les autres dieux et les images qu’Israël pourrait se faire de son Seigneur. Apparemment ce thème a perdu de son actualité, pour des chrétiens en tout cas. Et pourtant. Que sont ces « autres dieux » qui font face au vrai Dieu, ou même s’opposent à lui, selon la Bible ? L’exemple-type, c’est Baal. Ce dieu cananéen est le dieu de l’orage et de la pluie, et donc, dans une contrée dont la fertilité dépend de la pluie, le dieu de la fécondité de la terre et des troupeaux ; par conséquent aussi, dans ce pays où l’on vit de l’agriculture et de l’élevage, le dieu de la sécurité alimentaire, du bien-être et de la richesse. S’il en est ainsi, ce qui pousse à rendre un culte à Baal (à le « servir », en langage biblique), ce n’est pas l’amour ou la vénération pour ce dieu, c’est la peur de ne pas avoir de quoi manger ou le désir d’avoir toujours plus, d’être toujours plus à l’abri du besoin – ce qui n’a évidemment plus aucune actualité ! Celui qui sert le dieu Baal le fait dans l’espoir d’apaiser son angoisse ou de satisfaire ses désirs, bref, en vue de son propre bien-être, à son propre bénéfice. Ce qu’il sert en réalité, ce n’est pas la divinité, c’est lui-même. Le « maître » (c’est le sens du mot baal) qui lui dicte sa conduite, c’est sa peur de manquer ou son désir d’avoir plus, mais il l’ignore car il croit servir le dieu. L’idole, c’est donc ce qui, en moi, me dicte ma conduite et me rend esclave de moi-même, de mes désirs ou de mes angoisses, sans que j’en sois conscient… Cela peut être l’argent (Mammon, selon Luc 16,9-13), le pouvoir, le savoir, la sécurité, etc.
À côté des « autres dieux », il y a les « images sculptées » du vrai Dieu, piège pour les croyants. Ici, l’exemple-type est le veau d’or (Exode 32). Israël est seul dans le désert : Moïse est monté sur la montagne et n’en redescend pas. Plongé dans l’incertitude et l’angoisse, le peuple aspire à la sécurité et il demande à Aaron de lui faire un dieu. Aaron fabrique alors un taurillon d’or dans lequel le peuple s’empresse de reconnaître son dieu. Ce taurillon figure la puissance du Seigneur, une qualité dont Israël a été témoin lors de la sortie d’Égypte. Cette figure d’un dieu puissant apaise son angoisse, certes. Mais elle réduit Dieu à ce que le peuple désire, et elle le fige dans cette image. Voilà comment se crée cette sorte d’idole : on ramène Dieu à ce que l’on attend de lui, à ce que l’on pense de lui, à ce que l’on craint de lui. En tant qu’êtres humains, nous ne pouvons pas penser à Dieu sans nous le représenter, et la Bible elle-même le fait de multiples façons. Le problème n’est donc pas là. Il survient quand on fige la représentation que l’on a de Dieu et que l’on pense qu’il y correspond. On le prive alors de son mystère et de sa liberté. Or, ce qui pousse à préférer telle ou telle image, c’est un mouvement intérieur : désir, crainte, espoir, besoin de sécurité… Bref, l’idolâtre se fait un dieu à son image… et croyant servir Dieu, il est enfermé en lui-même, esclave de ce qui le pousse à adhérer à cette représentation. En antidote, la Bible multiplie les images de Dieu en ordonnant de n’en figer aucune : chacune a quelque chose à dire de Dieu, mais aucune ne le dit tout à fait adéquatement…
Bref, les préceptes concernant les idoles visent à protéger la liberté intérieure, liberté par rapport à soi-même, par rapport aux illusions toujours possibles. Ils protègent de la tentation de croire que l’on peut saisir Dieu et posséder un savoir sur lui.
Le précepte central est celui du sabbat. Il renvoie à ce que fait le créateur au 7e jour de la création : en cessant l’activité qu’il a déployée pendant 6 jours, il pose une limite à son pouvoir, retient sa puissance et, en même temps, libère un espace pour l’humanité à qui il a confié la gestion de la terre et des animaux (Genèse 2,1-3). Le sabbat est donc le jour où l’israélite imite son dieu. D’une part, il consent à limiter son travail, mais aussi à renoncer à ce que ce travail rapporte en termes de biens, de prestige, de pouvoir… De la sorte, il montre qu’il est libre vis-à-vis de cela, qu’il n’est pas esclave de son travail, du profit qu’il en tire, du pouvoir qu’il exerce sur la réalité et sur autrui. D’autre part, en effet, il imite aussi son dieu en libérant un espace pour les autres : le texte précise que le patron, ce jour-là, ne fait pas travailler ses enfants, ses serviteurs et ses bêtes. C’est pour eux un jour de liberté, le rappel qu’eux aussi ont été libérés d’une maison d’esclaves et qu’aucun patron ne peut se comporter en pharaon dans sa propre maison. En cela que le sabbat est un jour « saint », un jour différent. Un jour « béni » aussi, en ce qu’il favorise l’épanouissement de la vie.
Alourdir. Tel est le sens concret du verbe traduit d’ordinaire par « honorer », l’attitude que chacun doit cultiver vis-à-vis de son père et de sa mère, selon le seul commandement positif de toute la liste. Alourdir en quel sens ? D’abord, en reconnaissant toute l’importance de mes deux parents dans ma vie et en honorant le fait que, sans lui, sans elle, je ne serais pas ce que je suis ; en reconnaissant aussi que leur présence manifeste que la vie est un don reçu à honorer en me conduisant en conséquence. Mais ensuite, aucun père ni aucune mère n’étant parfaits, il s’agit également de reconnaître lucidement qu’ils peuvent aussi, et chacun à sa manière, peser négativement sur la vie de leur enfant. Par exemple, en orientant sa vie et ses choix en fonction de leurs désirs ou de leurs craintes, en imposant le poids de leurs attentes, de leurs problèmes, de leurs déceptions, de leurs résignations… La plupart du temps, d’ailleurs, cela ne se passe pas de façon consciente et délibérée. C’est simplement que la vie est ainsi faite, qu’elle est complexe, qu’il est impossible de ne pas se projeter dans ses enfants… Mais pour qu’un fils, une fille, « ait longue vie » et puisse jouir des dons de Dieu, il importe qu’il apprenne à reconnaître lucidement quels sont les poids dont il est chargé, mais qu’il n’a pas à porter parce que ce sont ceux de son père, de sa mère. En ce sens, il doit les « alourdir », les laisser porter leurs propres poids… Ce n’est pas pour rien que la toute première parole biblique sur le père et la mère, est pour dire qu’il faut les quitter (Genèse 2,24). Et pas seulement en allant vivre ailleurs ! C’est là – précise le texte de la Genèse – la condition pour pouvoir s’attacher en vérité à un autre, à une autre. Toute l’histoire d’Abraham en est l’illustration.
Après ces préceptes qui visent à garantir la liberté intérieure, ce qui suppose aussi une distance par rapport à ses origines, la loi introduit des ordres concernant le rapport à autrui. Tout se passe comme si, pour être juste vis-à-vis d’autrui, il s’agissait d’abord d’être libre (et juste) vis-à-vis de soi-même. Quatre commandements demandent d’abord de respecter l’autre en ne le privant pas de sa vie, en ne menaçant pas la relation au sein de laquelle il espère être heureux, en ne lui prenant pas ses biens et en n’attentant pas à sa réputation (voire à sa vie, au cas où le faux témoignage déboucherait sur sa condamnation). Quant aux deux derniers préceptes, ils ont quelque chose d’étrange dans la mesure où, en principe, une loi ne peut interdire des mouvements intérieurs, comme c’est le cas de la convoitise. Or, ici, le même verbe est répété deux fois, comme pour signaler que ce n’est pas une erreur : « Tu ne convoiteras pas ». Ce que la loi suggère ici, c’est que le meurtre, l’adultère, le vol et le mensonge prennent naissance dans le cœur de l’être humain : ils résultent de l’incapacité à mettre de justes limites à son désir pour faire place à l’autre et à son désir. La loi marque ainsi la nécessité impérieuse d’être attentif à l’autre dans ce qui pousse à être attentif d’abord à soi-même : le désir. Le Talmud ne se trompe pas quand il dit que le dernier commandement qui défend de convoiter vaut, à lui seul, tous les commandements de la Torah.
On aura remarqué que ces préceptes sont tous négatifs, à l’exception d’un seul. En réalité, ils visent des attitudes, des comportements, des actions qui rendent l’être humain étranger à lui-même ou l’enchaînent à lui-même, à ses désirs, à ses peurs, à ses passions. Ils dénoncent des façons d’être qui rendent incapable de vivre en alliance avec Dieu, avec autrui, avec soi-même. En signalant ces impasses, ils ouvrent un large espace où chacun et chacune peut tracer son propre chemin d’épanouissement. On comprend alors que le psalmiste puisse s’émerveiller devant la loi :
La loi du Seigneur est parfaite, qui redonne vie ; la charte du Seigneur est sûre, qui rend sages les simples. Les préceptes du Seigneur sont droits, ils réjouissent le cœur ; le commandement du Seigneur est limpide, il clarifie le regard. La crainte qu’il inspire est pure, elle est là pour toujours; les décisions du Seigneur sont justes et vraiment équitables : plus désirables que l’or, qu’une masse d’or fin, plus savoureuses que le miel qui coule des rayons. Voilà pourquoi ton serviteur s’en éclaire et trouve grand profit à les observer… (Psaume 19,8-12)
Une intervention vigoureuse (Jean 2,13-25)
Comme la Pâque juive était proche, Jésus monta à Jérusalem. Dans le Temple, il trouva installés les marchands de bœufs, de brebis et de colombes, et les changeurs. Il fit un fouet avec des cordes, et les chassa tous du Temple, ainsi que les brebis et les bœufs ; il jeta par terre la monnaie des changeurs, renversa leurs comptoirs, et dit aux marchands de colombes : « Enlevez cela d’ici. Cessez de faire de la maison de mon Père une maison de commerce. » Ses disciples se rappelèrent qu’il est écrit : L’amour de ta maison fera mon tourment. Des Juifs l’interpellèrent : « Quel signe peux-tu nous donner pour agir ainsi ? » Jésus leur répondit : « Détruisez ce sanctuaire, et en trois jours je le relèverai. » Les Juifs lui répliquèrent : « Il a fallu quarante-six ans pour bâtir ce sanctuaire, et toi, en trois jours tu le relèverais ! » Mais lui parlait du sanctuaire de son corps. Aussi, quand il se réveilla d’entre les morts, ses disciples se rappelèrent qu’il avait dit cela ; ils crurent à l’Écriture et à la parole que Jésus avait dite. Pendant qu’il était à Jérusalem pour la fête de la Pâque, beaucoup crurent en son nom, à la vue des signes qu’il accomplissait. Jésus, lui, ne se fiait pas à eux, parce qu’il les connaissait tous et n’avait besoin d’aucun témoignage sur l’homme ; lui-même, en effet, connaissait ce qu’il y a dans l’homme.
Le temple, dans la Bible, est un espace capital. C’est le lieu de la rencontre possible entre Dieu et son peuple. Dieu s’y fait proche, accessible. C’est là qu’il communique sa parole et sa bienveillance miséricordieuse. Le peuple peut venir y manifester son désir de communion, dire sa gratitude ou son désir de se réconcilier. Mais les humains ont une fâcheuse tendance à se faire un dieu à leur image, à croire que la faveur de Dieu se marchande et que, tout comme eux, il ne cherche qu’à satisfaire ses propres désirs. Ils sont dans le « do ut des » – je te donne (des sacrifices) pour que tu me donnes (ta faveur). Aux yeux de Jésus, le temple de Jérusalem est devenu le lieu de cette religion déviée.
Pour les chrétiens de la première génération, Dieu abolit en Jésus cette religion mercantile qui est au cœur de ce temple. Jésus combat l’idée de Dieu que le temple induit et qu’il entretient. Mais ce n’est pas pour se retirer dans son ciel. C’est pour se rendre présent autrement, en Jésus, précisément, dans le Christ, nouveau « temple », lieu de la présence de Dieu mort (« détruit ») et ressuscité (« relevé »). C’est donc aussi pour s’approcher des humains à travers la parole de Jésus qui ramène la loi à ce qu’elle a de plus particulier et de plus universel en même temps : l’amour de Dieu et du prochain. Car l’amour est universel en ce que tout être humain a une idée de ce qu’est aimer, mais il est aussi éminemment particulier parce que la manière de vivre l’amour est on ne peut plus singulière, l’amour se vivant toujours sans la relation entre des sujets singuliers, au sein de communautés singulières.
Mais que deviendrait l’amour, si l’on venait à oublier la Loi, dont le cœur est la liberté intérieure et l’infini respect de l’altérité de l’(A)autre ?
André Wénin
[1] Je ne peux malheureusement commenter tout le texte en détail, et je chercherai donc à aller à l’essentiel. Si cela intéresse quelqu’un, j’ai publié un petit livre abordable sur ce texte en 2018 : Dix paroles pour la vie, édité par Cabédita à Bière (cela ne s’invente pas, mais c’est en Suisse).