Troisième dimanche ordinaire

Temps liturgique: Temps ordinaire
Année liturgique: B
Date : 24 janvier 2021
Auteur: André Wénin


 « Il passe, ce monde tel que nous le voyons. »
(1re lettre aux Corinthiens 7,31)

La conversion de Ninive (Jonas 3,1-5 […] 10)

La parole du Seigneur fut adressée de nouveau à Jonas : « Lève-toi, va à Ninive, la grande ville païenne, proclamer le message que je te donne sur elle. » Jonas se leva et alla à Ninive, selon la parole du Seigneur. Or, Ninive était une ville extraordinairement grande : il fallait trois jours pour la traverser. Jonas commença à pénétrer dans la ville, une seule journée. Il proclama : « Encore quarante jours, et Ninive sera retournée ! » Et les gens de Ninive crurent en Dieu. Ils proclamèrent un jeûne et ils s’habillèrent de sacs, du plus grand au plus petit. […]

Et Dieu vit ce qu’ils faisaient, comment ils se détournaient de leur chemin de mal, Dieu se repentit du mal qu’il avait parlé de leur faire et il ne le fit pas.

Voici bien la conversion la plus extraordinaire de toute la Bible. Elle n’est pas le fait d’Israël, mais d’un de ses ennemis les plus féroces, et elle est obtenue par un prophète réticent qui résume le message qu’il proclame à cinq mots… « Encore quarante jours, et Ninive sera détruite », selon la traduction liturgique : en supprimant une ambiguïté du texte, elle rend ce que les gens de Ninive ont dû comprendre. Ces mots, ils les attribuent à Dieu alors que le prophète ne l’a pas mentionné. Ils les prennent donc au sérieux et cela leur fout la trouille ! Alors, ils jeûnent et revêtent des habits de pénitence et de deuil. Des rites qui suffisent à ramener Dieu à la raison : selon la version liturgique : « Dieu renonça au châtiment dont il les avait menacés »[1].

Des rites suffisent-ils pour fléchir Dieu ? Apparemment oui… Mais que racontent les versets 6 à 9 qui n’ont pas les honneurs de la liturgie ? Ils décrivent avec davantage de détail la conversion de la ville. La parole de Jonas parvient au roi de cette ville réputée pour sa violence et son impérialisme forcené. Saisi par ce qu’il entend, il se lève de son trône et quitte son manteau d’apparat, il revêt un sac et s’assied sur la cendre. Il se dépouille ainsi des insignes du pouvoir qui l’autorisent à semer la violence, et il adopte l’attitude d’un pénitent. Puis il ordonne à toute la population de l’imiter et de jeûner, pour créer les conditions d’une véritable conversion. Celle-ci comporte deux volets : se tourner vers Dieu pour le supplier, et surtout renoncer à faire le mal, en particulier à se rendre coupables d’autres violences. Ce mouvement est porté par un espoir : que Dieu renonce à sa colère légitime qui le pousse à détruire la ville. C’est ainsi que la parole de Jonas se réalise, mais dans un autre sens : vraiment, Ninive est « retournée », guérie de ce qui faisait d’elle une ville malfaisante.

Ce conte assez invraisemblable fonctionne en réalité comme une critique virulente destinée à secouer Israël en lui faisant honte. Quelques mots d’un prophète envoyé par Dieu suffisent à provoquer la conversion fulgurante de la ville ennemie dont le pouvoir est bâti sur la violence, alors qu’Israël, à qui le Seigneur a envoyé des prophètes sans se lasser (comme le répète le prophète Jérémie), est incapable de revenir au dieu de son alliance. Il est même possible que ce petit récit ait été construit à partir d’une page de Jérémie (le chapitre 36) qui illustre cette incapacité d’Israël à se convertir. Lors d’un jeûne qui doit marquer la conversion du peuple, le roi de Jérusalem met la main sur le rouleau où le prophète Jérémie a consigné les paroles de Dieu, il le déchire et le brûle, manifestant ainsi le refus délibéré que le peuple entier oppose aux appels de son Seigneur à revenir à lui.

Des pêcheurs d’hommes (Marc 1,14-20)

Le rapport entre le bref récit de Jonas et l’évangile du jour est assez artificiel. Sans doute les liturges ont-ils associé le début de la prédication de Jésus, un appel à la conversion, au message de Jonas, et la réaction immédiate des gens de Ninive à celle des premiers disciples à l’appel de Jésus…

Après que Jean [le Baptiste] ait été livré, Jésus partit pour la Galilée proclamer l’Évangile de Dieu. Il disait : « Les temps sont accomplis : le règne de Dieu s’est fait proche. Convertissez-vous et croyez à l’Évangile ».

Passant le long de la mer de Galilée, il vit Simon et André, le frère de Simon, en train de jeter les filets dans la mer, car c’étaient des pêcheurs. Il leur dit : « Venez à ma suite. Je vous ferai pêcheurs d’hommes. » Aussitôt, laissant leurs filets, ils l’accompagnèrent. S’avançant un peu, il vit Jacques, fils de Zébédée, et son frère Jean : dans la barque, ils réparaient les filets. Aussitôt, il les appela et laissant leur père Zébédée dans la barque avec ses ouvriers, ils allèrent à sa suite

Cette scène double relate les toutes premières actions de Jésus dans l’évangile de Marc. Elle suit directement le baptême de Jésus. Celui-ci semble prendre le relais du Baptiste, mis pour ainsi dire hors-jeu lors de son arrestation. Mais au lieu de rester en Judée comme Jean et d’attirer au désert les gens de Jérusalem, Jésus part en Galilée d’où il provient, porteur de « l’heureuse annonce de Dieu ». C’est le cœur de sa première prédication : il se fait le porte-parole de Dieu pour dire que son règne est là : il va prendre lui-même la tête de son peuple pour le guider vers la vie. Le moment est donc propice pour changer de mentalité et croire dans cette nouvelle inattendue. À la différence de Jean qui axait son message sur la confession du péché comme nécessaire à la conversion (Marc 1,4-5), Jésus met l’accent sur l’heureuse nouvelle de la proximité de Dieu, dont il faut profiter pour se (re)tourner vers lui.

La seconde partie de la lecture raconte l’appel des premiers disciples (le seul autre appel que Marc racontera est celui de Lévi, avant l’appel général des Douze en Marc 3,13-19). Il s’agit de deux paires de frères, des pêcheurs du lac de Tibériade. L’appel de Jésus les surprend en pleine activité professionnelle : les premiers sont en train de pêcher, les autres réparent les filets de l’entreprise familiale. La seule parole de la scène est celle de Jésus qui propose à Simon et André de faire d’eux des « pêcheurs d’humains ». Une expression curieuse, énigmatique. Pêcher, c’est capturer dans un filet – dans le contexte, en tout cas – et tirer le poisson hors de son milieu naturel, ce qui a pour conséquence de le faire périr, le but étant de s’en nourrir ensuite. Est-ce bien là ce que les disciples devront faire avec les hommes ? (Nul doute que, dans l’histoire de l’Église, certains ecclésiastiques ne s’en sont pas privés, mais est-ce ce que Marc voulait faire dire à Jésus ?) Je verrais une autre façon de comprendre. Si un humain est dans l’eau, le (re)pêcher, c’est lui sauver la vie [2]… que cette eau soit celle de la mer où il va se noyer, ou la métaphore de tout ce qui est susceptible d’engloutir un être humain et de le faire périr. Le salut n’a-t-il pas pour meilleure illustration dans l’Ancien Testament ce moment où Israël sort vivant de la mer par laquelle son oppresseur est englouti ? Après l’heureuse annonce d’un dieu qui vient pour être roi de son peuple, Jésus appellerait des hommes pour faire d’eux des libérateurs de leurs frères…

Dans le texte, j’ai mis en italique les éléments qui se retrouvent dans les deux scènes d’appel, scènes à la fois dépouillées et idéalisées. L’initiative revient à Jésus qui « voit » deux frères et leur adresse une parole. C’est un appel tranchant à partir avec lui : rien n’est demandé, en effet, que de l’accompagner en chemin. La réponse des hommes est immédiate, sans hésitation : pour s’attacher à Jésus, ils « abandonnent », laissent tomber ou envoient bouler, selon le sens concret du verbe aphièmi employé par deux fois, les uns leurs instruments de travail, les autres leur père et leurs compagnons. « Aller derrière » Jésus, ou se faire son disciple (c’est le sens de l’expression) implique un tel arrachement. Suivre un itinérant suppose de rompre les amarres. S’il s’agit d’apprendre à être libérateur, un tel acte de liberté n’est pas accessoire.

De nouveau Simon et André… (Jean 1,35-42)

Ou : suite de l’« à suivre » du 2e Dimanche B

La version de l’appel des premiers disciples dans le 4e évangile est toute différente : la visée des récits n’est pas de faire l’histoire, mais de raconter une histoire mettant en évidence le message de l’évangéliste.

Jean [le Baptiste] se trouvait avec deux de ses disciples. Posant son regard sur Jésus qui marchait, il dit : « Voici l’Agneau de Dieu ». Les deux disciples, l’entendant parler, accompagnèrent Jésus.

Se retournant, Jésus vit qu’ils l’accompagnaient, et leur dit : « Que cherchez-vous ? » Ils lui dirent : « Rabbi (ce qui veut dire : Maître), où demeures-tu ? » Il leur dit : « Venez, et vous verrez ». Ils allèrent donc, ils virent où il demeurait et restèrent près de lui ce jour-là. C’était environ la dixième heure.

André, le frère de Simon-Pierre, était l’un des deux disciples qui avaient entendu la parole de Jean et avaient accompagné Jésus. Il trouve d’abord son propre frère Simon et lui dit : « Nous avons trouvé le Messie (ce qui veut dire : Christ) ». Il l’amena à Jésus. Posant son regard sur lui, Jésus dit : « Tu es Simon, le fils de Jean ; tu t’appelleras Kèphas (ce qui veut dire : Pierre) ».

La scène du 4e évangile est autrement symbolique que celle de Marc. Elle compte trois parties. La première commence avec Jean le baptiste. Comme chez Marc, c’est même la sortie de scène de ce personnage. Mais ici, cette sortie n’est pas due à son arrestation. Jean disparaît parce qu’il a terminé sa mission de témoin de la lumière en désignant le fils de Dieu investi de l’Esprit saint. Il est « l’agneau de Dieu » qui, comme le Serviteur du Seigneur chez Isaïe, prend sur lui le péché pour en délivrer les humains. Voyant Jésus passer, il reconnaît en lui le Serviteur de Dieu. En entendant cela, deux de ses disciples qui étaient avec lui le quittent définitivement pour s’attacher à Jésus. Jean a joué son rôle, il a passé le relais à Jésus : il peut s’effacer…

La deuxième partie se passe entre ces deux disciples et Jésus. Le bref dialogue est bizarre, et son sens ne saute pas aux yeux. Je laisse la parole à Jean Zumstein, le meilleur connaisseur francophone actuel de l’évangile de Jean : « Jésus prend l’initiative du dialogue en posant une question (“Que cherchez-vous ?”) qui renvoie à la quête du sens de la vie. La contre-question des disciples (“Où demeures-tu ?”) indique qu’ils recherchent le lieu où ils pourront trouver la vie en plénitude et qu’ils associent cette démarche à la personne de Jésus. Jésus répond par une offre (“Venez et vous verrez”) qui renvoie à la révélation. Ce que les disciples découvrent est laissé en creux dans le texte, mais l’indication “c’était environ la dixième heure” ne laisse planer aucun doute, car le chiffre “dix” connote la plénitude »[3].

La troisième partie dévoile malgré tout quelque chose de la rencontre entre les deux disciples de Jean et Jésus. L’expérience est suffisamment marquante pour qu’André sente la nécessité d’aller trouver son frère, de lui partager sa découverte – Jésus est celui que Dieu envoie pour délivrer définitivement son peuple de l’esclavage et de la mort – et de prendre l’initiative de l’amener à Jésus pour qu’il le constate par lui-même. Mais le regard que l’évangéliste enregistre alors n’est pas celui de Simon. C’est celui de Jésus. De même qu’en « posant son regard sur Jésus », le Baptiste voyait en lui l’agneau de Dieu, en « posant son regard sur Simon », Jésus voit en lui un homme solide comme un roc (un képha’, en araméen). En changeant son nom, il se pose en substitut de son père (Jean) et lui annonce une autre destinée, celle que l’évangéliste Matthieu décrit de son côté en faisant dire à Jésus : « Tu es Roc, et sur ce roc je bâtirai mon église » (Matthieu 16,18). Jean recourra à une autre image à la fin de son évangile : celle du berger (Jean 21,15-17).

On le voit à cette brève explication : très différentes, les deux versions de l’appel des premiers disciples mettent en évidence des aspects différents de la relation entre Jésus et Jean le baptiste mais aussi deux façons de voir le rapport qui s’établit entre le Maître et les disciples : chez Marc, Jésus appelle, provoque, demande à être suivi ; chez Jean, il accueille ceux qui le cherchent et se révèle à eux comme Messie. Ceci vaut pour le reste des évangiles : le point de vue de chaque évangéliste, qui se traduit parfois par de légers changements, met en évidence une facette particulière de mêmes « faits » de la vie de Jésus ou de mêmes « traditions » répandues à son sujet dans les premières communautés chrétiennes. On aura avantage à laisser bien repérer les points de vue de chacun et de les laisser jouer entre eux, car c’est dans ce jeu que se dévoile et se voile en même temps ce que nous appelons « vérité », une vérité qui, loin de se laisser saisir, met plutôt en chemin…

André Wénin


[1] La différence entre la traduction littérale et la liturgique est intéressante à observer : elle montre comment la théologie du texte est « adaptée » par les traducteurs pour la rendre conforme. Dieu « renonce au châtiment » car il ne peut « se repentir du mal » puisque, pour la bonne théologie, il ne peut pas faire le mal. Or, ici, il ne s’agit pas de châtier, mais de « faire du mal », et la conversion des gens amène Dieu à se repentir d’avoir pensé à agir ainsi : ils se sont détournés du mal… amenant Dieu à faire de même.

[2] Dans la scène parallèle, Luc (5,10) utilise un autre terme pour évoquer la mission future des disciples, un verbe qui signifie « prendre vivant, ramener à la vie ». Il clarifie ainsi le sens de l’image de la pêche qu’il reprend à Marc.

[3] J. Zumstein, « Évangile selon Jean », dans C. Focant, D. Marguerat (éds), Le nouveau Testament commenté, Montrouge – Genève, 2012, p. 414.

Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin