Sainte famille

Temps liturgique: Temps de Noël
Année liturgique: B
Date : 27 décembre 2020
Auteur: André Wénin


« Grâce à la foi, Sara, fut rendue capable, malgré son âge,

d’être à l’origine d’une descendance
parce qu’elle pensait que Dieu est fidèle à ses promesses »
(Lettre aux Hébreux 11,11)

Il est étrange que l’on présente souvent la « sainte famille » comme un modèle de famille pour les chrétiens. Une mère vierge, un enfant unique soumis à ses parents (selon Luc 2,51, du moins), un père dont on croit qu’il est le papa, mais c’est de la poudre aux yeux… Pas vraiment un modèle, il me semble. L’autre famille mise en avant dans la première lecture ne l’est pas davantage : c’est celle d’Abraham et Sarah, parents à respectivement 100 et 90 ans, d’un enfant unique né d’une femme stérile et ménopausée… Que disent donc les lectures de ce que l’Église célèbre ce dimanche ?

Un fils pour Abraham (Genèse 15,1-6 ; 21,1-3) 

La parole du Seigneur fut adressée à Abram dans une vision : « Ne crains pas, Abram ! Je suis un bouclier pour toi. Ta récompense sera très grande. » Abram dit : « Seigneur Dieu, que voudrais-tu me donner alors que je m’en vais sans enfant, et que ma maison, c’est Élièzer de Damas. » Et Abram dit : « À moi, tu n’as pas donné de descendance, et c’est un de ma maison qui héritera de moi. » Et voici, la parole du Seigneur à Abram : « Ce n’est pas lui qui héritera de toi, mais bien celui qui sortira de tes entrailles : lui héritera de toi. » Puis il le fit sortir au dehors et dit : « Regarde donc le ciel, et compte les étoiles, si tu peux les compter... » Et il lui dit : « Telle sera ta descendance ! » Abram eut foi dans le Seigneur et le Seigneur estima qu’il était juste.

[…] Le Seigneur visita Sara comme il l’avait dit et le Seigneur fit pour Sara comme il l’avait annoncé. Elle tomba enceinte et elle enfanta, Sara pour Abraham, un fils de sa vieillesse, à la date que Dieu avait fixée. Et Abraham prononça le nom de son fils qui avait été enfanté pour lui, celui que Sara avait enfanté pour lui : Isaac.

Sauter à pieds joints sur 8 pages et demi de récit (dans mon texte hébreu) pour aller du chapitre 15 de la Genèse au début du 21 (amputé de la suite du récit de la naissance d’Isaac) : bel exemple de maltraitance infligée aux textes bibliques ! Comme s’il suffisait de rappeler brièvement l’histoire : Dieu a promis un fils à Abraham, celui-ci est un homme juste, Dieu donne le fils promis. Circulez, il n’y a rien de plus à voir. Dieu est fidèle et récompense le juste, c’est l’essentiel ! Le reste, on s’en f… À ce compte-là, le passage de l’épître aux Hébreux proposé comme 2e lecture suffirait amplement : « Grâce à la foi, Sara, elle aussi, malgré son âge, fut rendue capable d’être à l’origine d’une descendance parce qu’elle pensait que Dieu est fidèle à ses promesses. C’est pourquoi, d’un seul homme, déjà marqué par la mort, a pu naître une descendance aussi nombreuse que les étoiles du ciel et que le sable au bord de la mer, une multitude innombrable » (11,11-12).

Le récit de la Genèse est donc infiniment plus riche que l’« arête de poisson » que la liturgie sert aux fidèles aujourd’hui. Il reflète la grande complexité des êtres humains et de leur parcours de vie.

Au début de la lecture de ce dimanche, Dieu annonce à Abraham : « Ne crains pas. Je suis un bouclier pour toi. Ta récompense sera très grande ». Pourquoi parle-t-il ainsi ? Parce que le patriarche vient de prendre un gros risque : il s’est opposé au roi de Sodome, en refusant catégoriquement tout lien avec lui. Ce tyran lui proposait, en effet, un marché guidé par la convoitise, en vue de le « récompenser » pour avoir délivré les gens de sa ville emmenés comme captifs de guerre. Voilà pourquoi le Seigneur promet d’être son bouclier, son défenseur, et lui annonce la récompense qui remplacera celle qu’il a refusé. Mais Abraham n’a que faire d’une récompense : alors que Dieu lui a annoncé plusieurs fois une descendance, il est toujours sans enfant, au point que c’est un serviteur qui héritera de ses biens. C’est alors que Dieu lui promet – pour la première fois – un fils « biologique » qui sera à l’origine d’une descendance innombrable. À cette promesse, Abraham répond par la confiance qui imprègne toute son attitude dans cette scène et qui témoigne de sa « justice » : juste, Abraham l’est par rapport à Dieu, mais aussi par rapport à lui-même.

Mais dans l’épisode suivant, le même Abraham se voit proposer une solution de facilité pour devenir père : désireuse d’avoir un fils à tout prix, Sara lui demande de féconder sa servante dont elle se sert comme mère porteuse, et Abraham accepte bien que la solution ne tienne compte ni de Dieu, ni de ses promesses. Elle conduira d’ailleurs à des conflits en chaîne au sein de la famille, au point qu’un jour Abraham devra bannir de chez lui cette servante et son fils Ismaël que Sara n’a pas adopté. Juste hier, il cède donc à la convoitise de sa femme, incapable de lui tenir tête au nom de sa foi en la parole de Dieu !

Le Seigneur laisse alors à Abraham le temps de mûrir. Treize années passent, mais du côté d’Abraham, rien ne bouge. Dieu prend alors l’initiative de lui proposer un pacte : il accomplira sa promesse d’une grande descendance en lui donnant un fils par Sara. La seule condition, c’est qu’il accepte la circoncision, une opération par laquelle il consentira à une coupure, à une perte d’intégrité, à un manque. Accepter de ne pas avoir tout, de ne pas être tout (ou : renoncer à la convoitise), c’est en effet la condition pour pouvoir faire place à un autre et entre dans une relation juste avec lui. Abraham se voit ainsi proposer une façon d’ajuster ses relations avec son dieu et avec Sara : c’est ce qui lui permettra d’être fécond. Une fois la circoncision du clan terminée, trois hommes arrivent et Abraham met pour eux les petits plats dans les grands. Au cours du repas, un des visiteurs confirme la future naissance d’Isaac tandis que Sara écoute… et rit.

Pratiquer un rite n’est pas l’essentiel. Encore faut-il se conformer à ce qu’il signifie. Tout circoncis qu’il est, Abraham n’a pas encore reconnu à Sara sa juste place : craignant pour sa vie en arrivant en pays étranger, il la présente comme sa sœur… au risque de la perdre alors même que c’est par elle que doit naître le fils promis par le Seigneur. Il faudra la « crainte de Dieu », la bienveillance et la justice du roi de ce pays pour qu’Abraham reçoive de lui une leçon qui l’accorde enfin à Sara. C’est au terme de cette évolution tourmentée, longue d’une quinzaine d’années, qu’intervient la naissance du fils tant attendu. Restera alors à Abraham d’apprendre à devenir un père qui n’emprisonne pas son fils dans son désir. Mais c’est là une autre histoire.

Le lecteur attentif de ce long récit fréquente une vie famille qui est tout sauf « un long fleuve tranquille ». L’ajustement entre ses membres est tout sauf facile et même Dieu doit y mettre de la patience et du temps pour réussir finalement à amener ces gens à faire ce qu’il faut pour s’accorder entre eux. Et encore ! Pas de fin heureuse ! Sara sort du récit en véritable mère tigresse : elle pousse son mari à répudier la coépouse qu’elle a pourtant mise elle-même dans son lit, et lui impose d’éloigner son fils aîné Ismaël qui, dit-elle, ne doit pas hériter avec le sien. Ce récit est un véritable antidote à l’image idéalisée de la famille que certains ecclésiastiques proposent volontiers en modèle à leurs ouailles… Une leçon de réalisme qui ne tait rien de la complexité de la vie.

À côté de cette histoire, le gentil petit conte proposé par l’évangile du jour fait un peu pâle figure, à mes yeux, du moins. Mais là, j’avoue que je me sens un peu injuste avec le midrach de Luc dont l’intention est de livrer un message théologique concernant Jésus le Christ, en tête de son récit évangélique.

Jésus présenté au temple (Luc 2,22-42)

Quand fut accompli le temps prescrit par la loi de Moïse pour leur purification, [les parents de Jésus] l’amenèrent à Jérusalem pour le présenter au Seigneur, selon ce qui est écrit dans la Loi du Seigneur : « Tout premier-né mâle sera appelé “saint pour le Seigneur” ». [C’était aussi] pour offrir le sacrifice prescrit par la loi du Seigneur : un couple de tourterelles ou deux petites colombes.

Or, il y avait à Jérusalem un homme appelé Syméon. C’était un homme juste et religieux, qui attendait la consolation d’Israël, et l’Esprit saint était sur lui. Il lui avait été révélé par l’Esprit saint qu’il ne verrait pas la mort avant d’avoir vu le Messie du Seigneur. Sous l’action de l’Esprit, il vint au temple. Au moment où les parents introduisaient l’enfant Jésus pour agir selon la coutume de la Loi le concernant, Syméon le reçut dans ses bras, et il bénit Dieu et dit : « Maintenant, ô Maître, tu peux laisser ton serviteur s’en aller en paix, selon ta parole. Car mes yeux ont vu le salut que tu as préparé à la face de tous les peuples : lumière qui se dévoile aux nations et gloire de ton peuple Israël. » Le père et la mère de l’enfant étaient étonnés de ce qui était dit de lui. Syméon les bénit, et dit à Mariam sa mère : « Voici que cet enfant provoquera la chute et le relèvement de beaucoup en Israël. Il sera un signe de contradiction – et toi-même, ton âme, un glaive la traversera. Ainsi seront dévoilées les pensées du cœur d’un grand nombre. »

Il y avait une prophétesse, Anne, fille de Phanouel, de la tribu d’Aser. Elle était très avancée en âge : ayant vécu sept ans avec un homme après son mariage puis devenue veuve, elle était arrivée à l’âge de 84 ans. Elle ne s’éloignait pas du temple, rendant un culte jour et nuit par le jeûne et la prière. Survenant à cette heure même, elle proclamait sa reconnaissance envers Dieu et parlait de lui à tous ceux qui attendaient la délivrance de Jérusalem.

Lorsqu’ils eurent achevé tout ce que prescrivait la loi du Seigneur, ils retournèrent en Galilée, dans leur bourgade de Nazareth. L’enfant grandissait et se fortifiait, rempli de sagesse, et la grâce de Dieu était sur lui.

Dans ce petit récit, l’Ancien Testament est omniprésent – une caractéristique du genre midrachique. Y est présente tout d’abord la Loi du Seigneur transmise par Moïse. Elle est mentionnée à cinq reprises (italiques) pour souligner que les parents de Jésus s’y conforment scrupuleusement, après avoir, le 8e jour, circoncis et nommé l’enfant (Luc 2,21, voir Lévitique 12,3). Conformément aux instructions données en Exode 13, Jésus est présenté au temple et reconnu « mis à part (= saint) pour le Seigneur », tandis que sa mère est purifiée rituellement[1] le 40e jour, selon le précepte de Lévitique 12,2.4. Le même précepte, lié à l’accouchement, prévoit le sacrifice d’un agneau : ceux qui n’en ont pas les moyens offrent à la place deux paires d’oiseau (Lévitique 12,6-8). L’insistance de Luc est claire : Jésus est un juif, et ses parents l’inscrivent clairement au sein de son peuple.

Un premier personnage surgit ensuite : Syméon. Luc le présente comme un homme juste et religieux, représentant de l’Israël fidèle qui, en se conformant à la loi, attend la « consolation » d’Israël annoncée par le prophète Isaïe (40,1 ; 49,13 ; 52,9). Cette consolation sera le fruit de la venue d’un sauveur, le « Messie du Seigneur » annoncé par les prophètes parlant sous l’inspiration de l’Esprit saint. Ce même Esprit lui a révélé qu’il serait témoin de l’arrivée de ce « Consolateur » et le pousse à se rendre au temple au moment les parents de Jésus s’y trouvent avec leur enfant. C’est donc bien l’Esprit qui a inspiré les prophètes de l’Ancien Testament qui, par la bouche de Syméon, l’atteste : cet enfant apporte aux nations le salut que Dieu leur destine depuis qu’il a appelé Abraham à quitter son pays. Il est la lumière qui va éclairer les ténèbres des païens et d’Israël, tout en manifestant la « gloire » de ce peuple particulier, autrement dit l’importance singulière d’Israël du fait que c’est au sein de son histoire que Dieu a patiemment préparé le salut de tous.

Mais des prophètes comme Isaïe ou Jérémie l’évoquent aussi : le salut apporté par le messie ne se fera pas sans mal, de même que la libération du peuple esclave par Moïse n’a été une sinécure pour personne. Sa présence provoquera crise, mise en question, bouleversement même. Face à lui, les gens dévoileront ce qui les anime intérieurement : beaucoup tomberont de leur piédestal (« Il renverse les puissants… ») tandis que d’autres relèveront la tête (« il élève les humbles et comble de biens ceux qui ont faim »). Ainsi, dans une ligne clairement ébauchée dans l’Ancien Testament, Luc annonce de manière voilée l’opposition que Jésus rencontrera au cours de sa vie, mais aussi la libération qu’il apportera à beaucoup. Syméon le dit en s’adressant à « Mariam sa mère ». C’est qu’elle-même aura à souffrir de son fils. N’est-ce pas lui qui, un jour où « sa mère et ses frères » arrivent pour le voir, répondra sèchement à celui qui l’avertit de leur désir : « Ma mère et mes frères, ce sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et la mettent en œuvre » (Luc 8,19-21 – seul passage de l’évangile de Luc où il sera encore question de la mère de Jésus) ?

Après Syméon, Anne. Après un homme, une femme, la fille de « Face-de Dieu » (Phanouel). Après un juste, une prophétesse. Après celui qui vient au temple, celle dont le veuvage et le grand âge permet de ne pas s’en éloigner. Après l’homme inspiré par l’Esprit, la femme qui ne cesse de rendre un culte comme Israël l’a fait au long des siècles. Cette figure complète, pour ainsi dire, la représentation du peuple fidèle de l’ancienne alliance qui chante sa reconnaissance au Dieu qui s’est décidé à réaliser ce qu’il a promis par la voix des prophètes : libérer Jérusalem qui, ici, figure le peuple de l’alliance comme en Isaïe 52,9.

À l’occasion de la finale du texte, voici la brève réflexion que ce texte m’inspire concernant la famille, la « sainte famille ». Présenter le fils premier-né au temple selon la Loi, c’est un acte symbolique posé par les parents qui reconnaissent par-là que le fils ne leur appartient pas : il est à Dieu, à Celui dont le désir est qu’il vive et épanouisse la vie qui est la sienne, en sujet à part entière. Voilà qui peut ne pas plaire à des parents… Ce que Syméon dit de l’enfant sous l’action de l’Esprit, c’est qu’il réalisera ce pour quoi il est né : être serviteur de Dieu et des humains, serviteur de la vie pour qu’elle l’emporte sur la mort – quitte à devenir un signe de contradiction. Cela étonne son père et sa mère, comme s’ils ne s’attendaient pas à cela, comme si leur désir pour l’enfant n’était pas celui-là (et c’est peut-être ce qui transpercera le cœur de la mère). Le désir d’un père et celui d’une mère sont ce qu’ils sont, et ils sont légitimes. Mais rejoignent-ils pour autant le désir de Dieu ? Décidément, la vie humaine est bien complexe…

André Wénin


[1] Dans la Loi d’Israël, la « pureté » n’a rien à voir avec le sexe ou avec la morale. Est impur celui qui, ayant eu un contact avec la mort, ne peut s’approcher pour rendre un culte à Dieu pendant un certain temps. S’approcher du Dieu vivant suppose que l’on ne soit en rien lié à la mort. Comme « le sang, c’est la vie » (Lévitique 17,11), tout écoulement de ce sang hors du corps est vu comme un signe de mort.

Bible et liturgie

Commentaires des lectures du dimanche par André Wénin

L’Église ne sait pas ce qu’elle perd à négliger le Testament de la première Alliance…

Les textes qu’on lira sous cette rubrique ne sont pas des homélies. J’y propose plutôt un commentaire, à mi-chemin entre une analyse exégétique et une lecture attentive à la fois au texte biblique et à la réalité humaine qui est la nôtre.
La traduction des textes commentés (le plus souvent les passages de l’Ancien Testament et de l’évangile) est très souvent corrigée. La version liturgique est globalement insatisfaisante, en effet. Elle lisse le texte au point d’en gommer les difficultés, c’est-à-dire précisément les points où peut venir "s’accrocher" le commentaire parce qu’ils posent question. Quant au texte de l’Ancien Testament, il est fréquemment amplifié de manière à restaurer le passage dans son intégralité en vue du commentaire. 

André Wénin