« Apprends-nous la vraie mesure de nos jours :
que nos cœurs parviennent à la porte de la sagesse. »
(Psaume 90,12)
Vanité ! (Qohélet 1,1 ; 2,21-23)
Vanité des vanités, disait Qohèleth. Vanité des vanités, tout est vanité ! [...] Un homme s’est donné de la peine ; il est avisé, il s’y connaissait, il a réussi. Et voilà qu’il doit laisser son bien à quelqu’un qui ne s’est donné aucune peine. Cela aussi est vanité, un grand malheur ! En effet, que reste-t-il à l’homme de toute la peine et de tous les calculs pour lesquels il se fatigue sous le soleil ? Tous ses jours sont autant de souffrances, ses occupations sont autant de tourments : même la nuit, son cœur n’a pas de repos. Cela aussi est vanité.
Là, je reste sans voix. L’unique fois que Qohélet a les honneurs d’une messe du dimanche, on le réduit à 4 versets, plutôt désabusés. Un livre a été écrit pour poser des questions et empêcher que le discours religieux ne tourne sur lui-même, et donc en rond ; un sage s’est donné de la peine pour enfoncer un pied dans la porte. Et voilà son œuvre ramenée à quelques maigres versets. Cela aussi est vanité, un grand malheur !
Je me souviens qu’un dimanche, à la place de l’homélie, j’avais lu de larges extraits du livre de Qohélet dans une version personnelle à peine actualisée (que je n’ai pas retrouvée, malheureusement). Les réactions ont déferlé ce dimanche-là. Non parce que la lecture avait duré plus de 20 minutes, mais parce que les gens étaient abasourdis devant la sagesse pénétrante de ce vieux penseur à qui l’on impose le silence dans nos assemblées – sort réservé aussi, d’ailleurs, au Cantique des cantiques... L’Église détesterait-elle les chants d’amour tout comme les questions existentielles ? C’est que, comme l’écrit l’auteur de l’introduction de la TOB 1975 à Qohélet, il « montre courageusement et presque “scientifiquement” que l’institution en matière de foi laisse béant l’abîme à nos pieds », et nous empêche ainsi d’évacuer les questions essentielles en mettant des rustines aux trous.
Le texte de la liturgie de ce dimanche a manifestement été retenu parce qu’il semble faire écho à la parabole du riche dans l’évangile de Luc, mais ces versets n’appellent guère de commentaire. À la place, je ne peux résister à la tentation de citer quelques pépites de ce livre qui devrait être lu tout entier pour découvrir cette sagesse parfois désabusée, parfois provocante, souvent paradoxale, volontiers déroutante... (Un antidote, à savourer sans se presser !)
Autant la lumière l’emporte sur les ténèbres, autant la sagesse l’emporte sur la folie. Le sage a les yeux où il faut ; le fou marche dans l’obscurité. Mais je sais aussi que tous deux auront le même sort. Et je me suis dit:«Si le sort du fouet le mien sont les mêmes, à quoi bon avoir été si sage ? » Et j’ai pensé en moi-même : cela aussi est vanité ! (2,13-15)
Le sort des humains et celui de la bête sont un seul et même sort. Telle la mort de l’un, telle la mort de l’autre : ils ont tous un souffle identique, et la supériorité de l’humain sur la bête est nulle car tout est vanité. Tout va vers un même lieu : tout a été tiré de la poussière, et tout va retourner à la poussière. Qui sait si le souffle des humains monte vers le haut, et si le souffle de la bête descend à la terre ? (3,18-21)
J’ai vu encore toutes les oppressions pratiquées sous le soleil. Voyez les pleurs des opprimés, et ils n’ont pas de consolateur ; la force est chez leurs oppresseurs, et ils n’ont pas de consolateur. Les morts qui sont déjà morts, je les déclare plus heureux que les vivants encore en vie, et plus heureux que ceux-là celui qui n’existe pas encore, car il n’a pas vu le mal qui se fait sous le soleil.
J’ai vu aussi que toute la peine, tout le succès d’un travail, n’est que jalousie des uns envers les autres. C’est aussi vanité et poursuite de vent.
Le fou se croise les bras : il consume sa propre vie. Mieux vaut une pleine main de repos que deux pleines poignées d’efforts à la poursuite du vent.
Surveille tes pas quand tu vas à la Maison de Dieu ; approche-toi pour écouter plutôt que pour offrir le sacrifice des sots : ils ignorent le mal qu’ils font. Ne te presse pas d’ouvrir la bouche, que ton cœur ne se hâte pas de parler à Dieu, car Dieu est au ciel, et toi, sur la terre. Donc, que tes paroles soient rares. (4,17–5,1)
Mieux vaut ne rien promettre que promettre sans tenir. (5,4)
Quand foisonnent les vains délires et quand prolifèrent les paroles vaines, alors, crains Dieu. (5,6) Qui aime l’argent n’est jamais rassasié d’argent, et qui aime l’abondance n’en tire rien. (5,9)
Mieux vaut aller à la maison du deuil qu’à la maison du banquet : telle est la fin de tous les hu- mains ; que les vivants s’en souviennent ! La tristesse vaut mieux que le rire : à mine sombre, cœur content ! Le cœur du sage habite la maison du deuil, et le cœur du fou, la maison du plaisir. (7,2-4)
Ne dis pas : D’où vient que les jours d’autrefois étaient meilleurs que ceux d’aujourd’hui ? Ce n’est pas la sagesse qui t’inspire cette question. (7,10)
J’aurai tout vu au long de mes jours incertains : et le juste se perdre par sa justice, et le méchant survivre par sa méchanceté. Ne sois pas juste à l’extrême, ne fais pas le sage à l’excès : pourquoi te détruire ? Ne sois pas méchant à l’extrême, ne sois pas insensé : pourquoi mourir avant l’heure ? (7,15-17)
Va, mange avec plaisir ton pain et bois d’un cœur joyeux ton vin, car Dieu, déjà, prend plaisir à ce que tu fais. Porte tes habits de fête en tout temps, n’oublie pas de te parfumer la tête. Savoure la vie avec la femme que tu aimes, chaque jour de cette vie de vanité qui t’est donnée sous le soleil, tous ces jours de vanité... Voilà ton lot dans la vie et dans la peine que tu prends sous le soleil. (9,7-9)
Oui, douce est la lumière ! Quel bonheur pour les yeux de voir le soleil ! L’humain vivrait-il de longues années, qu’il se réjouisse de chacune d’elles ! Qu’il songe aussi aux jours de ténèbres, car ils seront nombreux. Tout ce qui arrive est vanité. (11,8)
Réjouis-toi, jeune homme, dans ton adolescence, et sois heureux aux jours de ta jeunesse. Suis les sentiers de ton cœur et les désirs de tes yeux ! Mais sache que pour tout cela Dieu t’appellera en jugement. Éloigne de ton cœur le chagrin, écarte de ta chair la souffrance car l’adolescence et le printemps de la vie ne sont que vanité. (11,9-10)
Pour conclure ces paroles, et tout bien considéré, crains Dieu et observe ses commandements. Tout est là pour l’homme. (12,13)
Visitation (Luc 12,13-21)
Du milieu de la foule, quelqu’un dit à Jésus : « Maître, dis à mon frère de partager avec moi l’héritage. » Jésus lui dit : « Humain, qui m’a établi pour être juge ou arbitre de vos partages ? » Puis, il dit à tous : « Gardez-vous bien de toute soif de posséder, car la vie de quelqu’un, même dans l’abondance, ne dépend pas de ses possessions. » Et il leur dit une parabole : « Le domaine d’un homme riche avait bien rapporté. Il raisonnait en lui-même : ‘Que vais-je faire ? Car je n’ai pas de place pour mettre ma récolte.’ Puis il se dit : ‘Voici ce que je vais faire : je vais démolir les greniers, j’en construirai de plus grands et j’y mettrai tout mon blé et tous mes biens. Alors je me dirai à moi-même : Te voilà donc avec de nombreux biens à ta disposition, pour de nombreuses années. Repose-toi, mange, bois, jouis de l’existence.’ Mais Dieu lui dit : ‘Insensé : cette nuit même, ta vie te sera redemandée. Et ce que tu auras préparé, qui l’aura ?’ Voilà ce qui arrive à celui qui thésaurise pour lui-même, et n’est pas riche en vue de Dieu.»
Une interpellation jaillie de la foule amène le Jésus que Luc met en scène à parler argent. C’est une requête d’intervention à propos d’un héritage qu’un frère a accaparé. Dans ce genre de cas, faire appel à un rabbi était pratique courante : avec l’autorité qu’on lui reconnaissait, il était à même de démêler le conflit et de ramener la concorde. C’est sans doute pour cela que cet homme s’adresse à Jésus, dont la parole fit autorité (voir Luc 4,32.36). Jésus se refuse cependant à trancher ce cas particulier. Il préfère pointer du doigt l’origine d’un tel conflit : ce qui l’allume – que ce soit du côté de l’accusé ou du côté de l’accusateur –, c’est la convoitise, la soif de posséder, la recherche du propre avantage. Or, la richesse, l’accumulation de biens, ne garantit en aucune manière ni la vie, ni la sécurité. Tel est le sens de la petite histoire qu’il raconte.
Le propriétaire de la parabole vise une seule chose : accumuler de quoi satisfaire ses désirs pour longtemps, de quoi pouvoir jouir de son confort sans plus avoir à se tracasser pour l’assurer : la for- tune, quelle sécurité ! C’est là un leurre ! Et ce leurre est d’autant plus grand qu’en voulant thésauriser « pour lui-même », il s’est trompé de grenier. En se repliant sur lui-même, il a oublié de s’enrichir en vue de Dieu. Plus loin, en parlant aux disciples, Jésus précisera ce que cela signifie : « Vendez ce que vous possédez et donnez-le en aumônes. Faites-vous des bourses qui ne s’usent pas, un trésor inaltérable dans les cieux, là où le voleur n’approche pas et où la mite ne détruit pas. Car là où est votre trésor, là aussi sera votre cœur », votre désir (12,33-34).
Dans la lecture de la lettre aux Colossiens prévue pour ce dimanche, un écho à cette page évangélique se fait entendre, qui en prolonge la thématique (Colossiens 3,8-10) :
Faites mourir en vous ce qui n’appartient qu’à la terre : débauche, impureté, passion, désir mauvais, et cette soif de posséder, qui est une idolâtrie. Ne vous mentez pas les uns aux autres : vous vous êtes dépouillés du vieil humain qui était en vous et de ses façons d’agir, et vous avez revêtu le nouvel être humain qui se renouvelle sans cesse en vue de la connaissance à l’image de son créateur.
La soif de posséder est une idolâtrie en ce qu’elle enchaîne l’être humain à son propre désir d’avoir toujours plus, le rend esclave de lui-même sans qu’il s’en rende compte. Et ne pas s’en rendre compte enferme dans cet esclavage tout en occultant le fait que les possessions sont un leurre. À l’inverse, quitter cet esclavage et cet aveuglement transforme l’être qui apprend à connaître le chemin de la vie, à l’image de l’auteur de la vie.
André Wénin