« Dans ma bouche il a mis un chant nouveau, une louange à notre Dieu »
(Psaume 40,4a)
Prophète dans un trou (Jérémie 38,4-6[7]8-10)
(Pendant le siège de Jérusalem,) les princes (qui tenaient Jérémie en prison) dirent au roi Sédécias : « Cet homme doit être mis à mort : en parlant comme il le fait, il démoralise tout ce qui reste de combattant dans la ville, et le peuple tout entier. Ce n’est pas le bien-être de ce peuple qu’il cherche, mais son malheur. » Le roi Sédécias répondit : « Il est en votre pouvoir, et le roi ne peut rien contre vous ! » Alors ils se saisirent de Jérémie et le jetèrent dans la citerne de Melkias, fils du roi, qui est dans la cour de garde. On le descendit avec des cordes. Dans cette citerne il n’y avait pas d’eau, mais de la boue, et Jérémie enfonça dans la boue.
Ébed-Mélek [l’Éthiopien, un eunuque lié au palais royal, apprit qu’ils avaient mis Jérémie dans la citerne. Or, le roi siégeait à la porte de Benjamin.] sortit du palais royal et s’adressa au roi en di- sant : « Monseigneur le roi, tout ce que ces gens-là ont fait au prophète Jérémie, c’est mal : Ils l’ont jeté dans la citerne, et il y meurt de faim puisqu’il n’y a plus de pain en ville ! » Alors le roi ordonna à Ébed-Mélek l’Éthiopien en disant : « Prends 30 hommes avec toi d’ici, et fais remonter de la citerne le prophète Jérémie avant qu’il meure. »
Encore un passage tronqué... Pourquoi donc ces « princes » accusent-ils Jérémie de démoraliser le peuple ? Pour le savoir, il faut lire et mettre en contexte les premiers versets du chapitre.
Shephathia fils de Matthan, Guedalia fils de Pashhur, Yucal fils de Shélémia, et Pashhur fils de Malkija, entendirent les paroles que Jérémie adressait à tout le peuple. Il disait : « Ainsi a dit le Seigneur : Celui qui reste dans cette ville mourra par l’épée, la famine et la peste, mais celui qui se rend aux Babyloniens vivra. Sa vie sera sa part de butin, et il vivra. Ainsi a dit le Seigneur : c’est certain, cette ville sera livrée au pouvoir de l’armée du roi de Babylone qui s’en emparera. »
Jérémie est accusé de démoraliser le peuple parce qu’il prône la reddition à l’envahisseur qui a mis le siège devant Jérusalem. Pour lui, la question n’est pas politique. Elle est théologique : à ses yeux, en effet, la présence des Babyloniens aux portes de la ville est le signe du jugement du Seigneur sur son peuple. Conformément à ce qu’il a dit et répété à de nombreuses reprises par ses prophètes, Dieu laisse le peuple face aux conséquences de ses erreurs. Car Israël est victime de son abandon de l’alliance, de son mépris de la loi, de son refus d’écouter les prophètes. L’issue est inéluctable : la ville – symbole de l’union entre Dieu et le peuple – sera prise et détruite, signe de la rupture de ce lien vital pour Israël. Ceux qui pensent le salut encore possible se bercent d’illusions ! La seule attitude qui permettra de survivre, c’est d’accepter le juste jugement de Dieu et de se livrer à l’ennemi.
En parlant ainsi, Jérémie s’oppose à la majorité des notables de la capitale. Et ils n’ont de cesse que faire taire ce prophète de malheur, déjà aux arrêts dans la cour de la garde. La meilleure façon de le réduire au silence, c’est de l’éliminer – une nouvelle preuve qu’ils sont dans l’erreur ! Ils savent que le roi Sédécias – une créature des Babyloniens – est un faible qui n’osera pas s’opposer à eux. Aussi lui demandent-ils de leur livrer Jérémie, alors qu’il vient de le sortir d’un cachot et de lui accorder une galette de pain journalière. Le roi cède sans résister et, sans ménagement, on jette Jérémie aux oubliettes dans une citerne au fond boueux, tandis que Sédécias se désintéresse de son sort. Il devra son salut à un étranger attaché au palais, qui informe le roi du sort inhumain imposé au prophète : mourir à petit feu, bloqué dans la boue, sans rien à manger – on ne va tout de même pas donner à un condamné le peu de nourriture qui reste dans la ville ! Mais pour cet Ébed-Mélek – « serviteur du Roi » –, Jérémie n’est pas un condamné à mort méprisable : c’est non seulement un être humain qui a droit à un minimum de respect, c’est encore un authentique porte-parole de Dieu, un prophète. C’est en le reconnaissant à son tour que le roi se repent de sa lâcheté et ordonne à Ébed-Mélek d’aller libérer le prophète, sous bonne escorte de peur que les adversaires de Jérémie ne s’y opposent. Ce que l’Éthiopien se hâtera de faire.
Je ne comprends vraiment pas quel lien les liturgistes ont fait entre ce texte et le passage de l’évangile de Luc. Il illustre plutôt la persécution des prophètes, la perversion ou la lâcheté des gens de pouvoir les erreurs dues à l’absence de lucidité politique, l’impossibilité pour les idéologues de tout poil de se mettre en question, la cruauté inhumaine qu’ils peuvent déployer pour « punir » leurs adversaires, la justesse dont sont capables des gens sans autre pouvoir que leur force morale...
Divisions (Luc 12,49-53)
« Je suis venu jeter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il soit déjà allumé ! Je dois être baptisé d’un baptême, et quelle angoisse pour moi jusqu’à ce qu’il soit accompli !
Pensez-vous que je sois venu mettre la paix sur la terre ? Non, je vous le dis, mais plutôt la division. Car désormais cinq personnes d’une même famille seront divisées : trois contre deux et deux contre trois ; ils se diviseront : père contre fils et fils contre père, mère contre la fille et fille contre la mère, belle-mère contre la belle-fille et belle-fille contre la belle-mère. »
Le passage regroupe deux paroles attribuées à Jésus parlant aux disciples. La première (sur le feu) est attestée aussi par l’évangile (apocryphe) de Thomas, l’autre (sur les divisions) par l’évangile de Matthieu (10,34-36).
Dans la Bible, le feu est classiquement associé au jugement de Dieu, tandis que le baptême renvoie à la « plongée » dans la mort qui attend Jésus, perspective qui l’angoisse. Non seulement personnellement, comme le montrera la scène au jardin des Oliviers, mais aussi globalement, dans la mesure où sa mort sera un moment de jugement : condamnation pour qui refuse d’écouter la parole de vie (voir Luc 11,31-32 ; 19,43-44), pardon pour qui croit en la miséricorde divine (voir 23,40-43).
La seconde parole est assez paradoxale. On n’attendrait guère de Jésus qu’il soit un diviseur, en particulier un diviseur de familles (qu’en diraient les autorités catholiques, si promptes à idéaliser les familles ?). Dans l’expérience de Luc et des communautés qu’il connaît, l’adhésion à Jésus et à l’évangile a provoqué des oppositions au sein des familles restreintes. Cette décision éminemment personnelle, en effet, a dû créer des fractures entre proches, et cela a vraisemblablement posé des problèmes chez les chrétiens qui y ont été certainement confrontés. Mais se décider ou non pour Jésus est plus crucial que de maintenir intacts les liens familiaux. Dès lors, il ne faut pas craindre d’assumer le choix de la liberté (voir Luc 14,26-27) !
Les divisions concrètes évoquées ici opposent toujours des personnes de deux générations différentes, ce qui permet de comprendre le discours de Jésus de façon plus large. Il est inévitable que des (beaux-)parents nourrissent attentes, aspirations ou craintes par rapport à leurs rejetons. Mais cela représente un risque : celui de l’enfermement, de l’enchaînement, même si ces sentiments ne s’expriment pas verbalement. Dans ce cas, les appels à la liberté présents dans l’enseignement de Jésus comme dans l’Ancien Testament constituent des facteurs de division potentiels. « Abandonner son père et sa mère pour devenir un être singulier », sujet de sa propre existence, n’est-ce pas ce à quoi Dieu destine tout être humain (voir Genèse 2,24) ? Un tel abandon (le verbe hébreu est fort !) n’est évidemment pas une question de kilomètres. C’est une aventure existentielle.