« Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche annoncera ta louange »
(Psaume 51,17)
Quand Dieu se repent (Exode 32,7-11.12.13-14)
Le Seigneur parla à Moïse : « Va, descends, car il s’est corrompu, ton peuple que tu as fait monter du pays d’Égypte. Ils ont fait vite à se détourner du chemin que je leur ai ordonné ! Ils se sont fait un taurillon de métal fondu, se sont prosternés devant lui et lui ont offert des sacrifices en disant : ‘Israël, voici tes dieux, qui t’ont fait monter du pays d’Égypte.’ » Et le Seigneur dit à Moïse : « Je vois ce peuple : c’est un peuple à la nuque raide. Maintenant, laisse-moi, que ma colère s’enflamme contre eux et que je les extermine, puis que je fasse de toi une grande nation. » Moïse apaisa le visage du Seigneur son Dieu et dit : « Pourquoi, Seigneur, ta colère s’enflamme-t-elle contre ton peuple que tu as fait sortir du pays d’Égypte par ta grande force et ta main puissante ? Pourquoi les Égyptiens diraient-ils : ‘C'est pour du mal qu'il les a fait sortir, pour les tuer dans les montagnes et les exterminer de la surface de la terre’ ? Reviens de l’ardeur de ta colère et repens-toi du mal (que tu veux faire) à ton peuple ! Souviens-toi de tes serviteurs, Abraham, Isaac et Israël, à qui tu as juré par toi-même en leur disant : ‘Je multiplierai votre descendance comme les étoiles du ciel ; je donnerai, comme je l’ai dit, tout ce pays à vos descendants, et il sera pour toujours leur héritage.’ » Alors, Le Seigneur se repentit du mal qu’il avait parlé de faire à son peuple.
Cet épisode intervient à l’un des moments les plus dramatiques de l’histoire de l’Exode. Après la conclusion de l’alliance entre le Seigneur et Israël, Moïse est monté sur la montagne pour recevoir de Dieu le document qui authentifie ce pacte. Le Seigneur en profite pour lui demander d’édifier pour lui une tente de sorte qu’il puisse venir habiter au milieu de son peuple : il lui en fournit le plan, avec tous les accessoires nécessaires. Quarante jours plus tard, Moïse est toujours sur la montagne. Se sentant orphelin, incapable de supporter l’insécurité, le peuple cherche à combler la disparition du leader en demandant à Aaron de lui faire « un dieu qui marche à sa tête ». Le frère de Moïse forge alors pour eux un taurillon de métal fondu – le fameux « veau d’or » – et proclame une fête en l’honneur du Seigneur, « tes dieux qui t’ont fait monter du pays d’Égypte » (32,4). Par l’expression « tes dieux », Aaron désigne bien le Seigneur, et lui seulement ; mais l’auteur utilise le pluriel pour indiquer qu’en prononçant ces mots, le frère de Moïse range le Seigneur parmi les idoles. Ainsi, l’alliance à peine conclue, Israël transgresse le premier précepte, le plus capital de la Loi.
Ici commence l’extrait choisi, au moment où Dieu révèle à Moïse ce qui est en train de se passer au bas de la montagne. Cette violation de la Loi, évoquée au moyen de la métaphore du chemin, est décrite par un verbe qui la caractérise comme autodestruction du peuple. On notera comment, dans sa façon même de parler, le Seigneur enregistre la rupture d’alliance : Israël, dit-il à Moïse, est « ton peuple que tu as fait monter d’Égypte ». Mais Moïse semble rester muet, comme tend à le montrer la reprise « Et le Seigneur dit à Moïse ». Dieu reprend alors pour dire son amère déception face à un peuple qui résiste à la première occasion. Cette fois, il parle de « ce peuple » et demande à Moïse de ne pas intervenir pour entraver son nouveau projet : exterminer Israël et recommencer de zéro avec lui, comme il l’a fait avec Abraham (Genèse 12,2). On croirait entendre le dieu qui parle à Noé avant le déluge (voir Genèse 6,13-18). Mais alors que Noé était resté silencieux, Moïse s’interpose, dans l’espoir d’apaiser la colère divine, en lui rappelant au passage que, contrairement à ce qu’il vient de dire, Israël est « ton peuple que tu as fait sortir du pays d’Égypte », les fils de « tes serviteurs, Abraham, Isaac et Israël »…
De part et d’autre de son invitation pressante (zappée dans le texte liturgique), « Reviens de l’ardeur de ta colère et repens-toi du mal (que tu veux faire) à ton peuple ! », Moïse développe deux arguments ad hominem (ad deum, plutôt), évitant de parler du peuple et de sa faute. Le premier argument porte sur la renommée de Dieu et frise le chantage (raison pour laquelle cette phrase aussi est zappée dans la version officielle ?). Alors que les Égyptiens ont été témoins de la puissance que le Seigneur a déployée pour libérer les fils d’Israël, que vont-ils penser de lui s’il s’en prend ensuite à eux pour les faire disparaître de la face de la terre dans un accès de rage ? Il se fera une réputation d’incohérence, de cruauté, de sadisme. Et qui voudrait d’un tel dieu ? Le second argument renvoie le Seigneur à lui-même et à ses serments de fidélité, aux promesses solennelles répétées aux patriarches de leur donner une descendance innombrable qui recevra la terre où leurs pères ont vécu. Indirectement, Moïse ramène Dieu au projet qui l’a amené à libérer les fils d’Israël, précisément parce que leurs gémissements ont ravivé le souvenir de ses serments de jadis (Exode 2,24-25 et 3,3-8 ; voir Genèse 13,15-16 ; 15,5.18 : 17,5-8 ; 22,17 ; 26,3-4 ; 28,13-14 ; 48,4). S’il les brise à présent, comment pourra-il encore se regarder dans le miroir ?
La finale enregistre l’obéissance de Dieu à Moïse. Celui-ci lui ordonnait : « repens-toi du mal à ton peuple ! » et Dieu « se repentit du mal qu’il avait parlé de faire à son peuple ». Avec liberté et audace, Moïse enseigne à Dieu la miséricorde…
Un père et deux fils (Luc 15,1-32)
Les publicains et les pécheurs venaient tous à Jésus pour l’écouter. Les pharisiens et les scribes récriminaient contre lui : « Cet homme fait bon accueil aux pécheurs, et il mange avec eux ! » Alors Jésus leur dit cette parabole :
« Si l’un de vous a 100 brebis et qu’il en perd une, n’abandonne-t-il pas les 99 autres dans le désert pour aller chercher celle qui est perdue, jusqu’à ce qu’il la retrouve ? Quand il l’a retrouvée, il la prend sur ses épaules, tout joyeux, et, de retour chez lui, il rassemble ses amis et ses voisins pour leur dire : ‘Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé ma brebis, celle qui était perdue !’ Je vous le dis : C’est ainsi qu’il y aura de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit, plus que pour 99 justes qui n’ont pas besoin de conversion.
Ou encore, si une femme a dix pièces d’argent et qu’elle en perd une, ne va-t-elle pas allumer une lampe, balayer la maison et chercher avec soin jusqu’à ce qu’elle la retrouve ? Quand elle l’a retrouvée, elle rassemble ses amies et ses voisines pour leur dire : ‘Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé la pièce d’argent que j’avais perdue !’ Ainsi je vous le dis : Il y a de la joie devant les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit. »
Jésus dit encore : « Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son père : ‘Père, donne-moi la part de fortune qui me revient.’ Et le père leur partagea ses biens. Peu de jours après, le plus jeune rassembla tout ce qu’il avait, et partit pour un pays lointain où il dilapida sa fortune en menant une vie de désordre. Il avait tout dépensé, quand une grande famine survint dans ce pays, et il commença à se trouver dans le besoin. Il alla s’engager auprès d’un habitant de ce pays, qui l’envoya dans ses champs garder les porcs. Il aurait bien voulu se remplir le ventre avec les gousses que mangeaient les porcs, mais personne ne lui donnait rien. Alors il rentra en lui-même et se dit : ‘Combien d’ouvriers de mon père ont du pain en abondance, et moi, ici, je meurs de faim ! Je me lèverai, j’irai vers mon père, et je lui dirai : Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi. Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils. Traite-moi comme l’un de tes ouvriers.’ Il se leva et s’en alla vers son père. Comme il était encore loin, son père l’aperçut et fut saisi aux entrailles ; il courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers. Le fils lui dit : ‘Père, j’ai péché contre le ciel et envers toi. Je ne suis plus digne d’être appelé ton fils.’ Mais le père dit à ses serviteurs : ‘Vite, apportez le plus beau vêtement pour l’habiller, mettez-lui une bague au doigt et des sandales aux pieds, allez chercher le veau gras, tuez-le, mangeons et festoyons, car mon fils que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé.’ Et ils commencèrent à festoyer. Or le fils aîné était aux champs. Quand il revint et fut près de la maison, il entendit la musique et les danses. Appelant un des serviteurs, il s’informa de ce qui se passait. Celui-ci répondit : ‘Ton frère est arrivé, et ton père a tué le veau gras, parce qu’il a retrouvé ton frère en bonne santé.’ Alors le fils aîné se mit en colère, et il refusait d’entrer. Son père sortit le supplier. Mais il répliqua à son père : ‘Il y a tant d’années que je suis à ton service sans avoir jamais transgressé tes ordres, et jamais tu ne m’as donné un chevreau pour festoyer avec mes amis. Mais, quand ton fils que voilà est revenu après avoir dévoré ton bien avec des prostituées, tu as fait tuer pour lui le veau gras !’ Le père répondit : ‘Toi, mon enfant, tu es toujours avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Il fallait festoyer et se réjouir ; car ton frère que voilà était mort, et il est revenu à la vie ; il était perdu, et il est retrouvé ! »
Que dire encore de ces paraboles ultra-connues ? Plus exactement de cette parabole, puisque Luc présente comme une seule parabole ces trois petites histoires qui, toutes, s’achèvent sur la joie d’avoir retrouvé ce qui avait été perdu.
Tout d’abord que le contexte campé dans les premières phrases fournit une clé indispensable pour saisir la pointe du discours de Jésus. Si celui-ci passe du temps avec les pécheurs et n’hésite pas à partager leur table, c’est parce qu’il espère qu’ils rejoignent le chemin de la vie. Ce que ne comprennent pas ceux qui cherchent à être fidèles à la Loi en la pratiquant et en l’étudiant.
La première histoire a quelque chose d’absurde. À la question de Jésus, quel berger se dirait prêt à prendre le risque de perdre plusieurs bêtes de son troupeau laissées à elles-mêmes en plein désert, pour tenter de retrouver à tout prix une seule brebis égarée, puis aller partager la joie de l’avoir retrouvée avec ses amis et voisins ? Manifestement, un tel berger n’aurait pas toute sa tête. Dieu est pourtant atteint de ce genre de folie car il n’attend qu’une chose : se réjouir du retour d’un pécheur. C’est bien ce genre de joie que Jésus espère lui donner en se faisant proche de ceux qui sont loin de Dieu.
La deuxième histoire implique une femme, modeste sans doute. Parallèle à la première, elle est davantage vraisemblable, et la recherche systématique de la femme certainement plus réaliste, bien que l’on puisse douter qu’elle convoquera le voisinage une fois la drachme retrouvée. C’est pourtant là la pointe de la parabole qui vise à mettre en évidence le prix infini que Dieu accorde au pécheur repenti et la joie de pouvoir lui faire miséricorde.
La troisième histoire met en scène un homme et ses deux fils. Le cadet est tout sauf recommandable. Même ses motivations pour rentrer chez son père une fois ruiné et avili sont intéressées et opportunistes. Le père n’en a rien à faire, cependant. Tout à la joie du retour de ce fils perdu, il confirme son statut de fils à grand renfort de signes (habit, anneau, chaussures, festin). Quelle extravagance. Difficile d’y croire… La miséricorde divine serait-elle aussi folle ? Mais la pointe est ailleurs. Elle est dans le refus du fils aîné d’entrer dans le délire du père. Ce refus donne à ce fils un air de Caïn, incapable de se réjouir que Dieu accorde enfin un peu de considération à son frère Abel. À ses yeux, ce n’est là qu’injustice à son égard. Et on le comprend… C’est ainsi que Jésus, tout en suggérant qu’il comprend la difficulté qu’ont les fidèles de la Loi à comprendre la logique de Dieu, les invite malgré tout à dépasser leur sentiment d’injustice. Ils apprendront alors que le Dieu qui donne la Loi est le même que celui qui fait miséricorde, lui dont l’espoir est de voir vivre quiconque est mort. Loi et miséricorde ne sont au fond que deux moyens différents d’atteindre ce but.
C’est Moïse qui le lui a appris.