« Le Seigneur garde à jamais sa fidélité,
il fait justice aux opprimés ; aux affamés, il donne le pain ;
le Seigneur délie les enchaînés.»
(Psaume 146,6c-7)
Un luxe aveuglant (Amos 6,1.4-7)
[Ainsi parle le Seigneur] : « Malheur à ceux qui vivent à l’aise dans Sion, et à ceux qui sont en sécurité sur la montagne de Samarie, à ces notables de la première des nations, vers lesquels vont les gens d’Israël. […]
Couchés sur des lits d’ivoire, vautrés sur leurs divans, ils mangent les agneaux du troupeau, les veaux les plus tendres de l’étable ; ils improvisent au son de la harpe, ils inventent, comme David, des instruments de musique ; ils boivent le vin dans de larges coupes, avec des huiles de luxe ils se parfument, mais ils ne sont pas malades de la ruine de Joseph [= Israël] ! C’est pourquoi maintenant ils seront déportés, en tête des déportés ; et la fête des vautrés cessera. »
Dans la même ligne que la dénonciation des riches et de leurs pratiques ignobles, l’oracle ci-dessus vise ceux qui, vivant dans une abondance décadente, ignorent qu’ils sont en train de préparer une catastrophe nationale. Cette fois, les deux royaumes, Juda et Israël, sont dans la ligne de mire du prophète – plus précisément l’aristocratie qui préside à leur destinée dans les capitales respectives, Sion (Jérusalem) et Samarie, et qui servent de repère au peuple. Ces dignitaires vivent une existence aisée, ils se sentent en sécurité. Mais ils se bercent d’illusions.
Ils se croient en sécurité parce que leur nation est la plus importante de la région. Amos dénonce, sans doute ironiquement, leur fierté illusoire : « Passez à Kalné et voyez ; allez de là jusqu’à Hamath la grande, puis descendez à Gath chez les Philistins : ces villes sont-elles meilleures que vos royaumes ? Leur territoire est-il plus grand que le vôtre ? » (v. 2 sauté dans la lecture) Autrement dit : que ces notables aillent chez les Araméens de Kalné et de Hamath (au nord d’Israël), qu’ils se rendent chez les Philistins de Gat (à l’ouest de Juda) : eux qui se croient à l’abri dans leur capitale, ils verront combien ils se trompent !
Le prophète dénonce ensuite une autre illusion que ces dirigeants se font : « Éloignez-vous le jour du malheur ? Vous rapprochez le règne de la violence ! » (v. 3 également sauté). Ces gens pensent qu’ils font ce qu’il faut pour qu’aucun malheur n’arrive à leur pays. En réalité, ils font tout l’inverse avec leurs mœurs décadentes, que le prophète critique en les décrivant en détail : leur ameublement aussi somptueux que confortable, qui entretient leur paresse ; leurs fastueux festins en musique, où le vin coule à flots ; leurs parfums enivrants. Tous leurs sens contribuent à les couvrir d’aise, dans un luxe qui cultive chez eux le sentiment que rien ne peut arriver. Mais une telle incurie les aveugle sur la crise profonde du royaume d’Israël (nommé ici Joseph) que brisera bientôt un déchaînement de violence. Ses habitants seront déportés, un lamentable cortège que guideront ceux-là même qui, tout à leurs illusions, n’auront pas vu venir la crise qui aurait dû les rendre malades.
Insensible richesse (Luc 16,19-31)
[Jésus disait aux pharisiens :] « Il y avait un homme riche, vêtu de pourpre et de lin fin, qui festoyait chaque jour de façon somptueuse. Devant son portail gisait un pauvre nommé Lazare, couvert d’ulcères. Il aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche ; mais les chiens, eux, venaient lécher ses ulcères. Or le pauvre mourut, et il fut emporté par les anges dans le sein d’Abraham. Le riche mourut aussi, et il fut enterré. Au séjour des morts, il leva les yeux, en proie à la torture ; il voit Abraham de loin et Lazare en son sein. Alors il se mit à crier et dit : ‘Père Abraham, aie pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l’eau pour me rafraîchir la langue, car je souffre terriblement dans cette fournaise. – Mon enfant, dit Abraham, souviens-toi : tu as reçu tes biens pendant ta vie, et de même Lazare, les maux. Maintenant, ici, il est consolé, et toi, tu souffres. Et en plus de tout cela, entre vous et nous, un grand abîme a été établi, de sorte que ceux qui voudraient passer vers vous ne le puissent pas, et que, de là-bas non plus, on ne traverse pas vers nous.’ [Le riche] dit : ‘Eh bien ! père, je te prie d’envoyer Lazare dans la maison de mon père. En effet, j’ai cinq frères : qu’il leur porte son témoignage, de peur qu’eux aussi n’arrivent dans ce lieu de torture !’ Abraham lui dit : ‘Ils ont Moïse et les Prophètes : qu’ils les écoutent ! – Non, père Abraham, dit-il, mais si quelqu’un de chez les morts vient auprès d’eux, ils se convertiront.’ Mais il lui dit : ‘S’ils n’écoutent pas Moïse ni les Prophètes, même si quelqu’un ressuscite d’entre les morts, ils ne seront pas convaincus.’ »
Une parabole termine le ch. 16 de Luc, consacré pour l’essentiel à la question de l’argent. Jésus l’adresse aux « pharisiens qui aimaient l’argent et qui se moquaient de lui » en entendant ce qu’il disait de l’impossibilité de servir en même temps Dieu et Mamôn (v. 14). L’histoire, caricaturale pour les besoins de la démonstration, se développe en deux temps. Le premier brosse à gros traits l’opposition entre un riche anonyme et un pauvre nommé Lazare, une présentation à rebours de la réalité, Lazare étant un anonyme pour tous, en particulier pour le riche qui l’ignore royalement. Soulignée par la proximité géographique des deux personnages, l’opposition porte sur deux besoins corporels de base : le vêtement (riches vêtements – ulcères) et la nourriture (festin somptueux – pas même les miettes). Seuls les chiens témoignent une attention bienveillante envers Lazare dont le secours est Dieu (c’est le sens de son nom).
La mort qui survient pour les deux inverse l’opposition : recueilli par les anges, le pauvre est accueilli par Abraham, comme les justes Hénoch et Élie emportés au ciel. Le riche finit en terre, comme tout le monde. Celui qui paraissait si heureux parce qu’il jouissait de la vie connaît la torture ; le malheureux souffrant que personne ne voulait voir trouve enfin un père qui le prend dans son intimité. C’est alors qu’il voit enfin ce Lazare qu’il a toujours ignoré, et ce regard donne lieu à deux dialogues entre le riche et Abraham.
Dans le premier, le riche demande de pouvoir alléger un tant soit peu ses souffrances : au contraire de ce qui se passait de son vivant, c’est lui, à présent, qui désire un peu d’eau que lui apporterait celui qui n’a jamais eu une miette tombant de la table pour apaiser sa faim. Non sans humour, Abraham lui répond que c’est chacun son tour… Puis, plus sérieusement, il évoque le gouffre infranchissable qui a été posé entre eux. Mais qui a creusé cet abîme, si ce n’est le riche lui-même, par son indifférence, son insensibilité, son mépris ? Ce comportement se retourne à présent contre lui.
Dans le second dialogue, le riche intercède pour ses frères qui, manifestement, vivent eux aussi dans un luxe qui les rend aveugles à la misère qui les entoure. En revenant d’entre les morts pour leur dire ce qui les attend, Lazare saura les pousser à la conversion. Cette fois encore, Abraham refuse de le satisfaire. Il renvoie aux préceptes de Moïse qui commandent de vivre de manière juste et d’être solidaires envers les pauvres ; il renvoie à la prédication des prophètes qui, précisément, ont pris Israël à partie quand il négligeait ses devoirs envers les malheureux. Les frères du riche connaissent Moïse et les prophètes, mais ils ne les écoutent pas, en dépit de toute l’autorité qu’ils ont reçue de Dieu. La résurrection d’un mort ne réussira pas là où les Écritures ont échoué ! Voilà des réparties plutôt rudes. Mais leur dureté ne fait que refléter celle du riche, de son vivant, et elle lui est révélée, mais quand il est trop tard, désormais.
Ce qui est visé par Luc qui prête cette histoire à Jésus, ce n’est pas la richesse en tant que telle. Après tout, dans l’Ancien Testament, la richesse est signe de bénédiction ! C’est l’attitude que les richesses tendent à générer chez celles et ceux qui les détiennent. Prisonniers de leurs possessions et du bien-être qu’elles procurent, ils deviennent insensibles aux autres. Leurs richesses les aveuglent, au point qu’ils ne voient plus combien ils sont injustes, ni quelles souffrances ils imposent à leurs semblables. Cet aveuglement les conduit loin de Dieu. Car, comme dit le psaume chanté entre les lectures (146,7-9),
il fait justice aux opprimés ;
aux affamés, il donne le pain ;
le Seigneur délie les enchaînés.
Le Seigneur ouvre les yeux des aveugles,
le Seigneur redresse ceux qui sont tordus,
le Seigneur aime les justes.
Le Seigneur protège l’étranger,
Il soutient la veuve et l’orphelin,
il fait dévier les pas du méchant.
Ce dont le psalmiste témoigne ici avec le reste des Écritures, c’est que le Seigneur se met au service des pauvres, des personnes dans le besoin et des gens vulnérables pour combler leurs besoins vitaux. C’est pourquoi aussi il se range au côté des justes et s’oppose aux méchants. C’est sur cette justice qu’est fondée sa royauté, la fin du psaume le souligne : « D’âge en âge, le Seigneur régnera : ton Dieu, ô Sion, pour toujours ! » (v. 10). Mais comment comprendre que Dieu « fait dévier les pas des méchants » ? Serait-ce pour les ramener « dans le droit chemin » ? Il ne peut désirer rien d’autre pour aux que de « délier les liens qui les enchaînent », d’« ouvrir leurs yeux aveugles », de « redresser ce qui en eux est tordu ». Ce sont les justes qu’il aime, en effet.
J’ajouterai qu’une telle description du Seigneur d’Israël suggère indirectement ce que le ch. 16 de Luc ne dit pas clairement. Ce qui peut rendre bonne la richesse en neutralisant son pouvoir de nuire, c’est imiter le Seigneur en la mettant au service des nécessiteux, l’utiliser pour protéger les faibles et les vulnérables, l’employer pour libérer les enchaînés et promouvoir la justice.